« Rancœur en novembre ». avec Alice
Œuvre : André Maynet
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Eenzaam, tel était son nom, pareil à un sortilège. Eenzaam, comme on aurait dit le vent de l’aube, le visage blême de la Lune ou bien la dispersion des étoiles dans le songe de la Voie Lactée. Eenzaam, seule prononçait son nom puisque personne d’autre qu’elle ne pouvait le loger au creux du palais pour le faire résonner sur les chemins de terre. Son nom, à proprement parler, était imprononçable et, simplement l’évoquer, ceci n’aurait pu se faire qu’à le reconduire dans une manière d’incompréhension. Eenzaam était une jeune fille fluette dont on ne savait pas très bien si elle appartenait encore à l’enfance ou bien se dirigeait vers la préadolescence. Elle avait la grâce qu’ont les araignées d’eau à glisser à la face des lacs sans même en toucher le miroitement, juste quelques cercles à l’entour des pattes et un parcours sur l’onde pareil à l’archet effleurant une corde. C’était à peine si elle laissait, derrière elle, la trace d’une fumée ou bien d’une vapeur se fondant dans le calice des heures. Elle était une simple scansion du temps, une imperceptible dilatation de l’espace, si menue que les oiseaux eux-mêmes ne pouvaient rivaliser avec tant de légèreté, si ce n’est le facétieux colibri. Ce qui étonnait, surtout, c’était son attitude hiératique, empreinte de gravité, ses yeux à la fixité de glace, l’abandon noir de ses cheveux, l’étroitesse du cou, les sarments des clavicules, les grains de café de la poitrine, les baguettes des bras semblables à des tiges de sureau, le cratère profond de l’ombilic, les mains en crochet, les pieux des jambes identiques à ceux auxquels s’amarrent les bateaux dans les estuaires de vase et de limon. Et ce qui était le plus étonnant, le buisson noir de son sexe -, on aurait dit une femme accomplie -, noirceur la portant dans une manière de maturité que l’ensemble de sa géographie démentait, s’inscrivant, bien au contraire, dans un renoncement à la sensualité. D’Eenzaam, il en était comme des mantes religieuses, on la croyait fragile alors qu’elle pouvait, peut-être, manduquer son géniteur avec la même conscience que met un habile artisan à élaborer son chef-d’œuvre.
Mais ce sont là considérations bien oiseuses et la suite de la fable apportera les apaisements que les lecteurs sont en droit d’attendre d’une fiction qui n’est que pure fantaisie. Eenzaam, si l’on ôte l’ambiguïté qui pourrait résulter d’un affrontement de l’innocence et de la perversité, Eenzaam donc nous apparaîtra sous les traits de cet âge pré-nubile dont on ne peut décider s’il choisira de pencher vers le futur ou bien de rétrocéder en direction du passé, peut-être même dans une sorte de retour à l’origine, elle si dissimulée avec le fond dont elle semble provenir. On pourrait facilement l’imaginer au bord de quelque fontaine, seulement vêtue de perles d’eau, sous de frais ombrages alors que l’heure bleue cernerait son front d’un éternel diadème. Le temps serait suspendu comme le cristal d’un lustre. Les libellules feraient leur vibration couleur de turquoise. Les taupes sortiraient à peine de leur robe de nuit avec les yeux cernés de rêves. Les oiseaux dans les arbres gonfleraient leurs flocons de plumes que ne troublerait nullement la respiration de la première brise. Il y aurait comme une infinie hésitation, celle-là même que met le jeune enfant à poser sur le sol les premiers pas de la marche.
Mais décrire Eezaam ne suffit pas. Il faut parler de ses longues errances dans tous les corridors du monde. Eezaam est si farouche, si désireuse de se confondre avec sa propre silhouette qu’elle ne fréquente que les lisières, les sentes abandonnées, les cercles des clairières, les rivages lorsque le reflux en dessine les golfes si doux qu’on les croirait tout droit sortis d’un conte des « Mille et Une Nuits ». C’est ceci qu’aime faire Eezaam, se vêtir d’un caraco étroit, une seconde peau, mettre le voile d’une culotte translucide, une écaille, un écran invisible, une buée dont elle fait la nacelle de sa liberté. Car cette presque innommée ne vit qu’à figurer dans le flux à peine perceptible, sorte d’haleine exsudant de la peau, genre d’essence portant en elle l’empreinte de ce qu’elle est, le début et le fin d’une fuite, la présence discrète, l’existence sur les pointes, l’illisible chorégraphie des émotions, le trajet de l’âme sur les vers du poème.
Vous qui lisez, imaginez maintenant Eenzaam dans ses continuelles pérégrinations. D’abord elle est sur ce plateau libre de l’Altiplano, très haut dans l’air si pur qu’il fait son chant de flûte. Le ciel est si intense, si profond qu’il glisse sur le lac de sel sans même le toucher. Son altitude illisible est aux confins du monde. L’herbe est courte, couchée sous les pattes des lamas. Au loin des tumulus couleur de cendre que coiffe le dôme blanc d’un ancien volcan. Eenzaam est si bien, si proche de la nature qu’elle pourrait aussi bien se perdre dans la laine du lama que se fondre dans la flaque d’eau où se réverbèrent les nuages. Puis, elle qui aime la liberté, vous la retrouverez sous les latitudes boréales, là où le torrent aux eaux claires traverse les cônes bleus des épicéas, si près des étoiles métalliques des gentianes, du peuple des rochers que tapisse une rare neige chassée par les morsures du blizzard. Mais aussi, parfois, elle s’insinue jusqu’au creux des déserts, se dissimule derrière les hanches des dunes, se faufile parmi les ondulations du sable, regarde à l’infini le miroitement de l’air, les creux d’ombre, la tête des palmiers que traverse le vent avec sa caresse de feu.
C’est cela qu’aime Eenzamm, être pareille à la vibration, au grésillement, à la perte de l’eau dans la faille de poussière. C’est cela qu’elle veut, être l’inaperçue qui fait du monde un étrange linceul, un reposoir où passer pareille à la poussière de grésil dans le ciel de novembre. Il y a tant de bonheur à exister dans le halo blanc de la flamme, à sentir son corps léger dans les plis de l’air, à flotter infiniment sur quelque idée gracieuse qui fait ses boucles à l’entour du visage et y imprime l’empreinte du rare, du précieux qui s’éloignent dès l’instant où l’on y prête trop attention. Conscience intime de soi qui résonne jusqu’au centre du corps et l’habite d’un miel, le revêt d’un nectar. Parfois, Eenzaam, lorsque le temps vire au gris, que les nuages poussent leur lourde caravane vers les portes de l’hiver, que la mélancolie tresse ses urticantes cordes, la pré-nubile met ses mains en porte-voix et, faisant se hisser depuis le grain de son ombilic sa voix pareille au clapotis de l’eau dans la gorge d’un puits. « Y a-t-il quelqu’un sur Terre … Y a-t-il quelqu’un sur Terre ? » Sa parole s’élève haut dans le ciel, ricoche sur la peau des arbres, les flancs des rochers, la plaque lisse de la mer. Sa parole revient jusqu’à elle et l’inonde de clarté, la baigne de beauté. Car, en cet instant sublime, il n’y a sur Terre ni l’ombre d’un animal, ni la silhouette d’une présence humaine. Eenzaam est SEULE au monde et ceci lui suffit pour éprouver en soi l’immense plénitude, la joie sans limite d’une fusion avec le vaste univers. Nulle présence qui viendrait la troubler, qui contribuerait à l’éloigner d’elle, à faire son grésillement entêtant de bourdon. Être Eenzaam sur la courbure d’argile, sous le ciel immensément ouvert, c’est éprouver du-dedans de soi cet étrange et beau « sentiment océanique », cette ivresse sans équivalent, ce retour à soi de l’ensemble des significations. Alors tous les dolmens du monde qui dormaient au creux d’une lourde inconscience, toutes les pierres scellées sur leur être, tous les plateaux de latérite et les anticlinaux se sont levés, se sont dressés, incroyables menhirs portant haut dans le ciel la braise de leur désir de paraître et de témoigner de leur pure présence alors que les hommes, peut-être n’existeront jamais. Les hommes ne sont peut-être qu’une conséquence de notre imaginaire, de nécessaires vis-à-vis institués en face de soi afin de peupler son silence d’une fable mondaine.
C’est ainsi que vit Eenzaam, dans cette nudité originelle qui la fait l’égale d’une âme infiniment libre, dépouillée des avoirs et indifférente aux atours du monde. Eenzaam, c’est ainsi que nous t’aimons, belle image d’une infinie disponibilité à faire sens sous de multiples et toujours renouvelées esquisses. Ta virginité nous assure de tous les prédicats dont, plus tard, peut-être, tu consentiras à te revêtir. Nous sommes dans l’éblouissement de toi. Nous sommes en attente. Pardonne-nous, Eenzaam, de passer autour de ton bras et de ta jambe ce lien si étroit. Il n’est rien que notre volonté de demeurer liés à toi dans la meute polyphonique des heures. Oui, Eenzaam, nous te voulons telle que tu es. Nous te voulons !