Des arbres.
De la ferme où je suis né je n’ai qu’une vague mémoire liée aux séjours que je faisais chez mes grands-parents, tous les jeudis, alors que j’étais à l’école primaire. La maison dont je me souviens avec une clarté suffisante est la Maison au marronnier, la bien nommée puisque son mince jardinet - un mouchoir de poche -, était le lieu où il épanouissait ses frondaisons et son capiteux parfum printanier lorsqu’il se couvrait de fleurs roses odorantes et du bruissement des abeilles. Pourquoi faut-il que, souvent, les souvenirs des habitations qui m’ont accueilli soient inévitablement liés aux arbres ? Noisetiers de Baréltou d’où se laissait découvrir, sur sa butte, le village médiéval de Bastimont. Sublimes coques dorées que ma grand-mère cueillait, emplissant un bol qui m’était destiné. Friand de ces fruits emplis d’huile à l’inimitable saveur. Marronnier, donc de celle qui devait également recevoir le nom de Petite maison, par opposition à la Grande qui lui succéderait. Puis le magnolia situé dans le petit parc de la maison bourgeoise derrière laquelle ma mère entretenait un jardin potager. Combien d’aventures parmi le réseau complexe de ses branches, sous la pluie de fleurs blanches qui, lorsqu’elles tombaient en automne, prenaient un aspect à mi-distance de la toile et du cuir. Tilleul de la cour d’école, nous y faisions nos continuelles rondes en attendant que s’ouvrent nos livres de classe. Cette passion que j’ai toujours éprouvée pour les feuilles de toutes sortes, les colorées de cuivre, les tachées de vert-de-gris, celles au limbe troué, celles ne consistant plus qu’en une dentelle de nervures provient, sans nul doute, d’un jeu ancien, d’une découverte, d’une profonde et rêveuse observation. Contemplatif de nature, volontiers rousseauiste, cultivant un herbier mental plutôt que végétal, il m’arrivait de passer de longues heures, plus tard, dans le parc de Terre Blanche, allongé dans l’herbe à la poursuite de chenilles processionnaires où plongé dans l’observation de fourmis juchées sur leur tas de brindilles. La présence de l’arbre ne peut évidemment être dissociée de sa valeur symbolique : racines enfouies dans une terre originelle, tronc en tant que premières assises existentielles, enfin foisonnement des projets dont les branches assurent une manière de libre déploiement. Aujourd’hui ce marronnier séculaire n’existe plus : sa proximité de la modeste maison l’avait condamné par avance.
Un village.
Le village était de dimension si réduite que la totalité de ses habitants aurait pu trouver un point d’accueil sur le Terrain de sports qui jouxtait l’école des grands. A cette époque de milieu de siècle - autour des années 1950 -, le village avait encore une saveur particulière empreinte d’une ruralité simple. Il était tout simplement à taille humaine, ce qui voulait dire que chacun pouvait y trouver son compte, y vivre une vie paisible et conviviale sans y perdre son âme. Si chacun aimait la compagnie, nul doute qu’un esprit d’indépendance, chevillé au corps, assurait la jouissance d’une entière autonomie à tous ceux de ses membres qui y avaient élu domicile. La Maison au marronnier était située au lieu géométrique de la petite localité, l’indigence du lieu autorisant que le centre soit partout à la fois et la périphérie nulle part. Si bien que connaissant une maison on les connaissait toutes et qu’ayant aperçu deux ou trois autochtones on en déduisait immédiatement tous les autres. Non qu’ils fussent des copies conformes les uns des autres, mais seulement en raison d’une simplicité de bon aloi dont la logique s’énonçait sous une relation d’égalité : Pierre valait Paul qui était l’égal de Louis. Il n’y avait pas à questionner plus loin et les interrogations métaphysiques ne dépassaient guère les murs de la petite sacristie derrière lesquels officiait le bon Curé Grindoire dont la soutane calamistrée témoignait de revenus si étiques qu’il n’avait, pour se déplacer, que ses deux jambes et pour faire bombance que les poules et les œufs que lui apportaient les paroissiennes des environs.
Ce temps paraît si loin déjà qu’il semble se fondre dans une brume, se dissoudre dans la poésie légère à la manière d’un Grand Meaulnes. Comment le définir, sinon par la mesure géographique, l’empreinte que ce minuscule microcosme laissait derrière lui dans le sillage du monde ? Si, aujourd’hui, le village est devenu mondial, et personne ne doute qu’il le soit, hier encore il était local. Si bien que, pour comprendre les enjeux qui relient des univers éloignés, il faudrait créer une dialectique au centre de laquelle s’affronteraient en une évidente polémique Mondialité et Localité. Ces étonnants néologismes voulant signifier l’abîme surgissant de deux conceptions du monde diamétralement opposées, l’anonyme se substituant à l’intime. Oui, c’était d’intimité, de subtil ressourcement de soi dont il fallait parler car alors les relations étaient si simples, les connivences si immédiates qu’il y avait comme une spontanéité à être, avec soi d’abord, avec les autres ensuite. C’était un peu comme si, tous embarqués sur la même arche, en compagnie de ses aimables coreligionnaires, l’on avait vogué vers une île d’Utopie dont on eût volontiers fait le centre de ses rêves, le recueil de son imaginaire. Il n’y avait guère d’effort à faire pour exister au contact de son semblable et cette inclination en était toute naturelle, à la manière d’un penchant à la Jean-Jacques.
Mais il faut parler de ces habitants qui peuplaient le paysage villageois comme si leur présence, de toute éternité, avait été fixée à la manière d’une nécessité. Une conjonction de destins complémentaires, en quelque sorte. Le charron, tout en longueur, cigarette au bec, béret sur la tête lorsqu’il sommeillait sur le banc sis devant sa porte, était une manière de vigie qui aimait d’une égale passion reluquer le monde à sa portée - une inconnue qui passait, le car de ramassage scolaire -, que fabriquer une roue ou bien retaper un vieux meuble ou bien encore inventer une embarcation à moteur propulsée par une hélice dont je n’ai jamais su si les essais avaient été concluants sur la modeste rivière, la Leyre qui flânait paresseusement à l’aplomb de la falaise de Beaulieu. Il existait encore, chez de nombreux artisans, une capacité d’invention qui ressemblait à un jeu d’enfant sinon à la poursuite de quelque magie. Du reste, plus d’un de ces spécimens livrait plutôt de sa propre silhouette une allure d’adolescent dégingandé que d’adulte ayant renoncé à poursuivre quelques unes de ses lubies secrètes.
Dans la maison jouxtant celle du charron logeait Elina J., vieille dame menue, discrète, dont aujourd’hui même on ne se douterait nullement qu’elle tenait un café pour employer les termes en usage, termes selon lesquels tenir un café s’assimilait à tenir une maison dont on aurait pu supputer que les activités ne pouvaient avoir lieu en plein jour. Pendant une bonne partie de notre adolescence commune, J.P. et moi allions quotidiennement nous asseoir sur les sièges de similicuir, devant une Pelforth-grenadine afin de sceller une amitié et deviser sur la comète politique (le marxisme avait le vent en poupe) et philosophique (Diderot et son Jacques le fataliste nous tenaient en haleine devant l’insoluble problème du destin et de la liberté). Le mobilier : un bar antique, des tables de faux-marbre, un billard français un peu de guingois et des fenêtres laissant passer un jour avaricieux, cette espèce d’aube dont l’adolescence aime à s’entourer afin que la réalité, maintenue entre chien et loup, incline tantôt à bâbord, tantôt à tribord. Sans doute n’y a-t-il pas de métaphore plus juste pour dire l’oscillation entre deux âges, deux passions, deux amours.
Puis il faut évoquer le souvenir d’une personne si inapparente que la vie eût pu la laisser sur le bord du quai sans qu’un convoi la remarquât, tellement son empreinte sur les choses était semblable à l’effleurement de la libellule sur la pellicule d’eau. Suzanne C. était la veuve d’un rentier depuis longtemps disparu, ce type d’homme dont on aurait dit volontiers aujourd’hui qu’il était un gigolo, ne vivant que de jeu et menant une existence facile alors que sa compagne se révélait être son double inversé, le revers de la pièce dissimulé dans l’ombre. Pieuse plus qu’on ne pouvait l’imaginer, sorte de tremblement furtif glissant à l’angle des rues sans même en toucher le ciment, causant rarement avec les gens, toujours entre deux messes, deux prêches, deux confessions. Singulier souvenir de celle qu’on aurait pu appeler une bigote, mais personne ne s’y serait risqué tant sa foi paraissait authentique, souvenir donc lorsque j’étais enfant de chœur (parcours obligé naguère) d’entendre Suzanne avouer ses péchés au confesseur dans une sorte de murmure tendu, anxieux, comme si le diable avait pu s’emparer de son âme sur-le-champ et la précipiter en enfer parmi les flammes de Lucifer. Quant à moi, je me demandais bien, dans le clair-obscur de l’église, ce que cette brave personne pouvait avoir à se reprocher, elle qui passait la majeure partie de ses jours à servir son mari à table (on disait qu’elle ne déjeunait que lorsque celui-ci avait terminé son repas), à réciter des prières devant la cheminée dans laquelle brasillaient quelques tisons, la seule lumière qu’elle acceptât lors de son veuvage, peut-être une rédemption, mais vouée à quel rachat ? Elle occupait, dans son immense maison au large toit d’ardoises (le seul dans le village), une seule et unique pièce, cette cuisine si sombre qu’on l’eût volontiers comparée au dédale d’une grotte. Le jardin situé sur l’arrière de la maison était celui que ma mère cultivait. Il jouxtait celui de l’école.
L’école donc et son sympathique couple d’instituteurs. Charles C. s’occupait des grands, son épouse Denise des petits. Le soir, quand l’école était finie, je rejoignais ma mère qui semait et plantait, retrouvant, par la même occasion, celui qui était mon maître, qui m’avait tant aidé à aimer la littérature, ces Victor Hugo des Misérables, ces Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, ces Zola de Germinal et de La Terre. Penser à lui, c’est en même temps évoquer ce vieux manuel toujours en ma possession, le Souché, que je consulte fréquemment, aussi bien pour y retrouver cette saveur de ma jeunesse que quelque référence littéraire m’ayant échappé. Le souvenir d’un enseignant, s’il est lié à la qualité de la personne (et Monsieur C. était de la race des pédagogues nés, conscients de sa tâche et de l’empreinte qu’elle laisserait sur de jeunes consciences en quête de savoir), ce souvenir est aussi attaché à une émotion esthétique, à la découverte de textes qui seront fondateurs d’un style de vie ainsi que d’une sensibilité au langage, le beau par lequel accéder aux belles œuvres et, par-delà, à l’essence des choses. Incroyable ressourcement au contact de ce qui, au travers des centres d’intérêt (les saisons, la famille, la maison, les métiers, les voyages, les éléments de la nature), tendait à constituer une bibliothèque d’affinités, une inclination au romantisme, une naturelle curiosité pour tout ce qui posait question dans un texte, une feuille d’automne, une pomme à la si riche symbolique qu’une vie ne suffirait pas à en épuiser les milliers de facettes. Mon instituteur, s’il éprouvait un vif attrait pour l’orthographe et la grammaire n’en dédaignait pas pour autant les travaux dans le potager, tablier de toile grise de l’école, charentaises aux pieds alors qu’il retournait les mottes avec sérieux et application. Pensait-il en ces moments si précieux au Tableau de labour tel qu’admirablement décrit par Georges Sand, aux Semailles en Beauce de l’auteur de « J’accuse », à l’Année du cultivateur d’Emile Guillaumin ou bien alors, peut-être, tout simplement, ne pensait-il à rien se laissant aller à ces rêveries dont Rousseau avait le secret, qui n’étaient jamais que le subtil flottement de l’âme dans les limbes, à savoir dans cette indistinction qui précède les événements, les annonce mais dans le plaisir anticipé de leur découverte ?
De l’école des petits à l’épicerie de la famille Donnadieu, il n’y avait guère plus que l’espace d’un trottoir de ciment et un mince grillage qui incitait plus à son franchissement qu’il n’en interdisait l’accès. Entre les diverses activités villageoises il y avait constante porosité (pour employer un récent néologisme), ce qui pourrait s’énoncer sous la forme de vases communicants dont la nature même était de communiquer, comme l’aurait dit ce bon La Palice du haut de son implacable logique. L’épicerie était une institution locale à tel point qu’il n’était pas rare qu’on rendît visite à l’épicière plusieurs fois par jour pour y acheter du lait de la ferme voisine, un bout de fromage de Hollande, des sardines de baril dont grand-père William (GPW) raffolait ou bien « Paris-Match » où l’on découvrait avec une insatiable curiosité les images du monde : le mariage princier de Rainier de Monaco avec Grâce Kelly ou bien les extraits du dernier film de Brigitte Bardot qui défrayait la chronique. Avec mon camarade de classe Touguy, grand garçon dégingandé, maigre et toujours affamé, il n’était pas rare qu’après quelques menus travaux (laver une voiture que mon père allait proposer à la vente, balayer le garage ou faire du rangement), nous jetions notre dévolu sur une boîte de maquereaux dont nous faisions notre goûter. C’était une appréciable friandise auprès de laquelle les berlingots et autres rouleaux de réglisse n’étaient que roupie de sansonnet. Bien évidemment, de telles images d’Epinal prêtent aujourd’hui à sourire. Cependant elles avaient la valeur que cette époque leur avait attribuée et tous les « Nutella » du monde peuvent toujours courir, ils seront loin du compte !
Et comment faire resurgir cette source tarie par le temps et les usages sans citer le métier qui, par nature, était le plus indispensable qui soit par son utilité et le plus étonnant par sa variété artisanale, à savoir celui de forgeron qui constituait la cheville ouvrière du bourg ? Gérard L. était l’un de ces touche-à-tout inspiré qui pouvait aussi bien forger un coutre de charrue, qu’une penture de volet ou bien fabriquer une pièce mécanique pour un engin agricole défaillant. Enfant et jusqu’à l’âge adolescent, j’aimais aller le voir dans son antre d’alchimiste qui sentait le fer en fusion, l’acide et le charbon consumé. Il se servait d’un marteau-pilon qu’il avait bricolé lui-même, avec lequel il matait les plus grosses pièces, des gerbes d’étincelles surgissant à chaque coup porté alors qu’un bruit sourd pareil au battement d’un cœur mécanique envahissait l’atelier. Plus tard, ce rythme, que j’identifiais volontiers à celui d’un mystérieux et archaïque Vulcain, je l’entendais depuis la chambre de la grande maison qui faisait face à la forge. Régulièrement les paysans du coin lui conduisaient des vaches à ferrer puisque, aussi bien, il eût été inconcevable d’être forgeron sans être aussi maréchal-ferrant. Et là encore, sous l’activité ouvrière pointait l’appel des textes de classe, surtout celui de Georges Duhamel dans La Possession du Monde, traçant le portrait du serrurier Chalifour. Je revois encore la gravure en noir et blanc du manuel scolaire, Chalifour dans la demi-obscurité de son atelier, casquette à la Gavroche sur la tête, actionnant du bras gauche l’énorme soufflet goudronné, sa courte barbe éclairée par les flammes, manches retroussées, un tablier de cuir l’enveloppant jusqu’aux pieds. Mais rien ne servirait de décrire plus avant, tellement il est préférable de citer la belle page de l’auteur, aussi bien en tant qu’extrait de littérature que de document mettant en exergue les valeurs et les sensibilités d’une époque :
Il travaillait dans une salle basse et encombrée où régnait l’âcre odeur énergique de la forge… Que j’aimais à le voir avec son petit tablier de cuir noirci ! Il saisissait une barre de fer et ce fer devenait aussitôt sa chose. Il avait une façon à lui, pleine d’amour et d’autorité, de manipuler l’objet de son travail. Ses mains noueuses touchaient tout avec un mélange de respect et d’audace ; je les admirais comme les sombres ouvrières d’une puissance souveraine…
Bien évidemment, ici, il ne s’agit pas de mettre en lumière les qualités littéraires de ce court extrait. Elles sont suffisamment visibles pour éviter de s’y appesantir. Cependant on ne peut faire l’économie d’un rapide commentaire surtout destiné à faire ressortir l’ambiance d’une époque, les charmes attachés à la vie simple, le coefficient valorisé de l’activité humaine, essentiellement l’ouvrière. Ceci rejoint les belles pages naturalistes d’un Zola décrivant le pénible mais beau labeur des haveurs au fond de la mine dans Germinal ou bien l’héroïsme de Jacques pilotant la Lison, ce monstre d’acier et de vapeur traçant sa voie dans les pages de La Bête humaine. Avec Duhamel, comment ne pas se laisser aller à ce lyrisme nostalgique, à cette sensibilité horlogère, à cette perception de ce qui, dans le geste humain, ne relève pas seulement de la physique et de l’anatomie mais entraîne inévitablement l’esprit hors du monde, dans cette faille invisible où se dissimulent les sensations, où s’aiguise la conscience humaine ? Comment ne pas être, l’espace d’un court instant, ce serrurier fasciné par son travail, ce maître du feu et des éléments qui lui sont associés, l’eau pour tremper le fer, le charbon comme substitut de la terre, la vapeur comme condensation de l’air. Oui, sans doute forger est-ce cela, reconduire la geste originelle par laquelle le démiurge façonna le monde et le mit en forme. Forger n’est pas seulement mettre la main à la pâte dans une sorte de distraction. C’est la totalité du corps, de l’esprit, qui est mobilisée afin que quelque chose ait lieu de l’ordre d’une mise au monde de ce qui était en puissance mais n’avait pas trouvé à s’actualiser avant que l’homme n’y ait apposé sa volonté et tracé l’empreinte de sa vision. Fascinante relation de Celui qui dompte et de ce qui est dompté afin que l’œuvre soit portée au jour. Ce fer devenait aussitôt sa chose ce qui veut dire qu’entre l’homme qui décide et la chose qui est décidée il y a comme une entente antérieure à toute émergence d’une forme. Comme si, de toute éternité, dans une manière d’obscur destin, le fer se tenait prêt devant la main de l’artisan qui y apposerait son sceau. S’entendre avec les choses afin qu’elles aient lieu et temps, afin qu’elles existent et sortent de leur lourd anonymat. Sans doute, ici, dans cette explication, comme dans l’emphase de Duhamel, y a-t-il un panthéisme latent qui divinise la nature et attribue une sorte de conscience au feu, à l’étincelle, à l’eau, à l’air qui fuse comme pour prendre la parole et révéler ce qui, insignifiant à l’origine, devient un signifié, un versoir, une lame d’outil, une ferrure sur la façade du logis. Mais le matériau fût-il doué de propriétés ductiles, de souplesse, disposé à la participation, ceci il ne le peut seul. Il y faut la médiation d’une relation, la courbe intime par laquelle une chose accepte de se faire façonner et abandonner une partie d’elle-même de manière à ce que, acceptant la nécessaire métamorphose, elle consente à devenir autre qu’elle n’est. L’opérateur de cette transformation est pour le moins une affinité entre l’artisan et son objet, sinon cette libre gratuité de soi et l’acceptation de l’autre dont le nom est amour, lequel, peut-être, trouve ses prémices dans la fabrication du premier outil par l’homo habilis. Il avait une façon à lui, pleine d’amour et d’autorité, de manipuler l’objet de son travail. C’est ce que nous dit cette phrase dans un genre de synthèse heureuse. L’homme n’est jamais seul au monde. Il lui faut l’aimée, la terre, le fer dont il fera son prolongement, la main étant le poste avancé de la conscience qui saisit ce qui est autre, ce qui est éloigné et devient, soudain, proche et, en dernier lieu, possession, mais possession dans le respect, la joie, la satisfaction du travail accompli. Et, précisément, à propos des mains du forgeron dont le narrateur dit qu’il les admirait comme les sombres ouvrières d’une puissance souveraine… peut-on éviter d’être porté au-delà de nous dans cette merveilleuse mythologie dont la fonction essentielle, nous reliant aux grands mythes fondateurs, est de nous assurer une polarité au travers de laquelle nous trouvons position au monde et aux choses ? Merveille de cela qui féconde l’esprit et nous dépose hors de l’espace, hors du temps, dans ce sublime balancement, cette éternelle oscillation qui habite et dilate l’imaginaire. Lisant Duhamel, prenant acte du serrurier Chalifour, nous participons à sa tâche comme il participe à notre univers de lecteur et, en même temps, nous ne pouvons que rejoindre les puissances souterraines, les magiques effervescences chtoniennes, là sous l’Etna où Vulcain forge pour son géniteur les traits du foudre, ce faisceau de dards enflammés dont Zeus fera son attribut, l’arme grâce à laquelle, renversant Cronos et les autres Titans, il demeurera seul maître des dieux. C’est donc de cette démesure symbolique dont Chalifour est symboliquement atteint, tout comme ce brave Gérard L. en manifestait la possession inconsciente, lui dont l’âme simple se divertissait, surtout, de traits constants de malice et d’attrape-nigauds dont il faisait, en quelque sorte, son fond de commerce.
Et après tout ce sérieux mythologico-littéraire, il faut parler de l’inclination de ce brave homme à faire du moindre objet, le lieu d’une farce dont, le plus souvent, il était le premier bénéficiaire, tant son rire était communicatif pour ne pas dire contagieux. Il avait, comme souffre-douleur (mais cependant sans méchanceté ni intention de blesser) Marcel M. dont la légendaire naïveté dépassait largement les bornes du village. Dresser une anthologie des hauts faits de Gérad L. serait aussi long que fastidieux. Quelques anecdotes seulement. Voyant arriver sa « victime », il n’était pas rare, qu’inversant le tisonnier avec lequel il activait les braises il anticipât la surprise du brave homme qui s’en saisissait pour rallumer le mégot qui ornait sa lèvre, comme la gale décore le tronc du chêne. Jamais de brûlure heureusement, seulement une bordée de jurons qui résonnaient dans l’antre de la forge. Parfois, enduisant grassement les brancards de la brouette de graisse rose ou bien nichant le vélo au faîte d’un noyer. Ce dernier épisode cependant avait attiré la mauvaise humeur de son propriétaire, laquelle ne durait jamais bien longtemps, il était indulgent par nature.
Enfin, dans ce modeste tour d’horizon, comment ne pas citer l’activité « polyphonique » de mon père, (ma mère était son associée en la matière, s’occupant de l’intendance) lequel ayant décidé de déserter le travail des champs auprès de ses parents, était venu s’installer au village. Il avait fait construire un garage de taille confortable dans lequel il exerçait ses talents inclinés au négoce sous toutes ses formes. Il semblait qu’il avait le commerce dans la peau comme d’autres ont le vice de la pêche ou de la chasse logé quelque part au creux de la conscience. Dès son adolescence, déjà, alors qu’il vivait à la ferme, il capturait des taupes dont il envoyait les fourrures à La Centrale de la sauvagine à Paris. Sans doute quelque femme de la bourgeoisie de la capitale avait eu autour du cou, les toisons brunes qu’Armand avait collectées au cours de ses virées champêtres. Puis la bosse du commerce avait enflé progressivement, accueillant d’abord la vente de grains et engrais dont il faisait la livraison dans un camion Dodge dont je vois toujours le mufle proéminent et les ridelles sombres ornant ses flancs. La forte odeur d’ammoniaque, la couleur bleue violente du vitriol, la cigogne au bec rouge décorant les sacs de potasse d’Alsace, le brou aux roues en fer servant à leur transport, tout ceci est étrangement présent, non seulement dans quelque recoin de la mémoire, mais physiquement, organiquement, si je puis dire et il s’en faudrait de peu que ces témoins du passé ne surgissent en chair et en os au décours de quelque rêverie. C’est ainsi, nous sommes marqués jusqu’à la moelle par nos expériences. L’empirie nous édifie et nous nous construisons, au moins en partie, autour de ces tuteurs dont, parfois, nous avons oublié jusqu’à l’ancienne mais urgente présence. Ce lieu privilégié du garage fut comme une île, une manière de gentille utopie où, avec mes camarades, nous plantions les premiers fanions de nos aventures communes. Souvent, nous trouvions refuge dans la nasse étroite d’une minuscule Simca 5 ou bien sur les sièges d’une limousine plus spacieuse. Nous n’aurions pu rêver de meilleure cabane ! Puis la vente avait concerné les vélos, les motos dont il était un inconditionnel amateur. Je me souviens d’une anglaise, une Royal Enfield dont j’admirais aussi bien les chromes rutilants que le doux ronron du moteur. Puis étaient venues les voitures, ces déesses dont il ne se lassait pas. Longtemps avait trôné, à une place d’exception, une Delahaye au moteur 6 cylindres, au long capot, aux pneus flancs blancs, à la carrosserie couleur prune. Elle est là, encore présente, prête à partir pour d’inoubliables randonnées sur les routes que longent les yeux bleus des pervenches.
Figures féminines.
Voici donc ce qu’était Beaulieu, ce microcosme qui, jamais n’aurait été complet, si en avaient été absentes ces figures féminines dont la douceur disait le bonheur de vivre. Une constellation disponible, des yeux où trouver quiétude et assurance que la vie apporterait son lot d’immédiates satisfactions.
Maman.
En guise d’introduction, ce bref texte intégral tiré du Souché, mon livre de Français du CM2. L’auteur est un illustre inconnu du nom de Charles-Louis Philippe poète et romancier français du XX° siècle, cofondateur, entre autre, de La Nouvelle Revue française et auteur de Bubu de Montparnasse. Lisant cet extrait, il convient de se situer dans le contexte d’une époque où la leçon de morale était placée à l’incipit des journées de classe, où l’attitude des enfants s’inscrivait sous le terme de devoir filial, comme si une dette avait été contractée vis-à-vis de ses parents dont seule la mort pourrait nous délivrer. Ce bref corpus, qualifié de « touchant » par Souché, aujourd’hui prête à sourire au titre de l’ingénuité qui s’y dessine et d’un lyrisme au bord des larmes comme cette époque savait les susciter à l’envi.
Et je te vois, maman ; je te vois avec tes joues tendres où mes baisers s’enfoncent. Je vois tes mains un peu rugueuses que la vie a frottées avec tous ses travaux... Le soir, tu te fais un peu plus belle, et tu prends un bonnet gaufré… Maman, lorsque tu es assise à la fenêtre, tu couds et tu penses. Je sais bien à quoi tu penses… Tu penses à la chemise que tu couds, à un gilet, à un pantalon, ou à la soupe du soir… Mais surtout tu penses à moi. Tu veux vivre, non pas tant pour me voir grandir que pour m’aider à cela. Ton coeur est plein de forces et tu veux toutes les employer… Tu m’aimes comme la fin de toutes choses. Alors maman, tu n’es plus une simple femme qui coud et qui pense, tu es la mère d'un enfant de douze ans, tu te recueilles et tu travailles pour l'humanité, toi qui prépares un homme.
Une exégèse du texte mot à mot serait aussi oiseuse qu’improductive. Aussi, une naturelle pudeur m’incitera seulement à en établir quelques commentaires généraux concernant la relation d’un enfant à sa mère, traits si universels qu’ils se confondent avec la vie même des protagonistes. Si l’on prend le soin de se situer en dehors de l’image d’Epinal décrite ci-dessus, de s’exonérer d’un langage anachronique, de sortir d’un facile lyrisme, alors on s’aperçoit vite qu’il s’agit d’une relation amoureuse qui transcende le cadre de l’existence habituelle afin de se projeter dans l’orbe du pur sentiment, ce fil si ténu qu’il pourrait se comparer à la figure évanescente de l’Idée faisant sa voie étrange au sein de quelque mystérieuse constellation. Car tels sont les liens invisibles qui unissent les êtres, si profondément attachés à leurs propres et inexprimables affinités qu’ils échouent toujours à constituer les événements d’une fable. A moins que celle-ci, atteinte d’ineffable ne se donne à nous sous la forme de la musique, du chant, du rythme qui en tisse la tessiture, du poème qui élève le langage dans l’ordre des choses essentielles. Certes, ce court extrait du texte de Charles-Louis Philippe est énoncé en prose aussi réaliste que dépourvue de recherche et c’est plutôt à son fond qu’il est nécessaire de s’attacher qu’à son aspect formel. Mais il faut se reporter au début de l’évocation de la figure maternelle et chercher à y découvrir ce qui en constitue la nature vive. L’auteur, comme en préambule, nous dit : Maman, c’est à douze ans que j’ai commencé à te comprendre. C’est à douze ans que j’ai commencé à te voir. Comme si un âge correspondait à une prise de conscience. De l’âge de 7 ans, on disait qu’il était l’âge de raison. Donc le rationnel avait une étape à partir de laquelle se manifester. Donc la pensée, l’élaboration de concepts, se devaient de passer par une longue période d’incubation, de maturation avant que de parvenir à leur éclosion. Ceci suppose une propédeutique, une mise en disposition, une préparation à la réception, ce à quoi nous invite Rousseau dans Émile IV :
Ne parlez jamais raison aux jeunes gens, même en âge de raison, que vous ne les ayez premièrement mis en état de l’entendre. Sans doute ne faut-il aborder certaines notions qu’à l’aune d’un terrain préparé, ensemencé, apte à accueillir la graine et à déployer, plus tard, les épis. Mais alors, si nous transposons cette belle réflexion dans l’ordre du sentiment, dans le domaine amoureux, pouvons-nous en déduire qu’il y aurait aussi un âge d’affection par lequel nous accèderions à l’autre, à l’aimé, à l’aimée par la grâce d’un étonnant Sésame ? Nous voyons bien, d’emblée, combien le problème du sentiment amoureux se pose en d’autres termes que celui de la raison. Si la raison peut être assez facilement déduite de l’expérience quotidienne (nous pouvons saisir l’enchaînement des causes et des conséquences, la loi de pesanteur qui fait chuter la pierre par exemple), l’émotion qui en est la face inversée ne procédant que par intuition, par subtiles touches, par esquisses et estompes, se glissant par essence dans cette médiation, ce passage, cette sublime translation, cet imperceptible mouvement qui, surgissant entre l’amant et l’aimée (entre le fils et sa mère), les métamorphose à leur insu en autre chose qu’en ce qu’ils sont, à savoir cette sublimité dont ils sont atteints, qui les porte en dehors d’eux dans le domaine secret des âmes, des discours silencieux, des irisations de la peau, de la somptuosité de la chair, tous événements par lesquels ces entités s’affirment comme l’un des plus dignes pouvoirs d’une humanité élevée à la hauteur de sa propre condition. Mieux appréhender ces sujets complexes ne saurait avoir lieu, souvent, qu’à la lumière d’une métaphore. Ce que le langage voudrait exprimer, dans les relations amoureuses entre deux êtres, c’est cet inévitable courant, ce fil invisible qui les réunit tout comme la carnèle d’une pièce de monnaie sépare, tout en les assemblant, l’avers de l’effigie au revers du chiffre. Une face, en même temps qu’elle est entièrement autonome, n’existe qu’en raison de celle qui lui fait écho et accomplit son sens en totalité. Ici, il semble que nous puissions rejoindre cette belle intuition de Michel Maffesoli qui paraît sous le terme de raison sensible, décentrant volontairement son objet pour passer des règles d’une socialité à celles d’une rencontre de deux individualités dans la sphère de l’intime. Si le Sociologue de la postmodernité définit les rapports sociaux en termes esthétiques dont l’épicentre est le sentir commun et le consensus qui en témoignent, il semble qu’un tel schéma puisse porter sur la catégorie du sentiment individuel, privilégiant l’émotion au détriment, sans doute, d’une plus grande distanciation affective. Le voisin, l’ami, le camarade ne sont jamais de l’ordre du sang et de la famille, seulement celui de la relation sociale. Si le sentir commun peut tracer l’ébauche d’une esthétique, l’amour filial, conjugal, eux, seront inévitablement une esthétique mais doublée d’une éthique puisque la nature des liens, indissoluble, en exige la manifestation. On est le fils de quelqu’un au travers de l’état de nature et ceci, ce fil ombilical, est, par définition, ineffaçable.
Mais il faut revenir à l’image de la mère, dont la figure joue au titre d’archétype de l’amour (ceci, bien entendu étant une universalité, non le fait d’une singularité !), ce qui veut dire que toute expérience dans le domaine affectif, dans celui de la rencontre, de la passion, de la découverte de l’amante qui ne manqueront pas de surgir sur le chemin de l’existence, il faudra en rechercher les prémisses dans cette fusion originelle qui, un jour, s’opéra comme par magie entre le fils qu’on a été et la mère qu’on a eue. On n’est jamais amoureux que de son père ou de sa mère et ceci est si bien logé au cœur d’une intuition, d’une certitude, que tout essai de démonstration serait superfétatoire. Comprendre en son intime, c’est remonter aux souvenirs et les revivre par le récit afin que quelque chose s’éclaire et fasse du moment présent une manière d’écho de ce qui fut. Saisir ce que l’on est par ce que l’on a été. De ma mère, il suffira que j’évoque ses brèves et fréquentes apparitions dans le jardin de Suzanne, lequel jouxtait la petite école, apparitions dont je scrutais la survenue à la manière d’une offrande inégalable. A chaque fois le même sentiment d’un basculement de la temporalité au cours duquel la durée se métamorphosait en instant. La scolarité me plaisait, je me trouvais bien dans la compagnie de mes camarades, mais, inévitablement, lorsque le rayon de soleil se produisait, la journée entière en était illuminée. Ceci, je ne peux l’évoquer sans penser à la nouvelle de Tourgueniev, « Premier amour », seulement à cause du titre qui résume si bien l’amoureux que j’étais (mes premières émotions dans ce merveilleux domaine), auquel ma mère répondait avec tant de bonheur. Mais ceci mériterait un long développement.
Deuxième amour.
Un peu plus tard, maman fut « supplantée » (symboliquement, s’entend) par Coline, la fille du charron qui était l’une de mes plus proches voisines en même temps qu’une camarade de classe avec laquelle nous faisions volontiers des compétitions scolaires. En réalité, nous étions comme frère et sœur, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre et je me souviens de cachettes mémorables sur les sièges d’une vieille Rosengart dans le garage paternel. La photographie ci-dessus et la fascination de mon regard en diront davantage que de longs discours. Coline était le buvard qui épongeait la première encre de ma passion alors que sa distraction à mon égard disait, déjà, cet éternel féminin sinon cette certitude de pouvoir plaire toujours et d’en user comme d’une arme.
Béatrice.
Béatrice : il faut expliquer le choix de ce prénom par la simple et sans doute osée allusion à l’héroïne de Dante dans la première œuvre qui lui est attribuée, La Vita nuova (La vie nouvelle). Béatrice à défaut d’un autre prénom dont je n’ai nul souvenir et dont je me demande si j’en eus jamais connaissance. Mais il me faut expliquer. Alors que j’habitais depuis quelques années dans la « Grande maison » (à quelques encablures de la « Petite »), et que j’en conservais, si l’on peut dire, un genre « d’instinct de propriété », un jeune couple vint s’y installer. Il s’agissait de ceux qu’on appelait alors des « pieds noirs » récemment arrivés du Maroc ou d’un pays voisin. Ils avaient une fille unique âgée d’environ 13 ans alors que je devais en avoir 15 ou 16, cet âge si friable aux sirènes de l’amour. Car c’était bien de cela dont il s’agissait et j’étais une manière d’Ulysse qu’il eût fallu attacher à un mât afin d’échapper aux sortilèges des sirènes et obéir à l’injonction de la magicienne Circé. En réalité, je ne crois avoir approché Béatrice que d’assez loin, lui avoir sans doute parlé, plus des yeux que de la voix, dans un genre de supplique silencieuse. Pour son âge elle était grande et mince, cheveux courts et noirs, les yeux en amande dans un teint si sombre qu’on eût cru avoir affaire à quelque Reine noire de Nubie, tout droit venue de la cité antique de Méroé. Cette mythologie sentimentale, à défaut de m’émouvoir aujourd’hui, s’illustre plutôt sous la figure d’une esthétique, pareille à la joie d’un archéologue découvrant le palimpseste dont il rêvait depuis toujours de percer le secret. Ce dont je ne puis douter, cependant, c’est qu’il s’agissait bien d’amour, reconduit par les faits à une simple contemplation platonique, sorte de « Banquet » dont j’espérais que, plus tard, il trouvât à s’illustrer sous les traits d’une beauté enfin accessible. Là était le prototype de toute relation dépassant les seules rives de l’intérêt ou bien de l’amitié, fût-elle profonde. Là était une révélation dont le bourdonnement impérieux devait agiter cet âge entre deux âges, cible de tous les espoirs et lieu de toutes les folies.
Relisant aujourd’hui quelques pages de l’ouvrage de Dante, combien j’y retrouve cet état d’âme qui me visita alors et me laissa en tête, pour toujours, cette manière de vertige dont l’amour est toujours le siège. S’il ne l’est pas, il n’est qu’agréable divertissement ou bien toquade passagère sitôt oubliée que conquise. Je donne ici le tout début de cette œuvre que le traducteur, Maxime Durand-Fardel, qualifiait d’« hymne de l’amour glorieux, lamento de l’amour brisé », me réservant le soin d’en commenter quelques extraits pour autant qu’ils éveillent en mon âme un écho que cette dernière ressentit dans les premières impressions de la rencontre ménagée sous les flèches d’Eros.
« Neuf fois depuis ma naissance, le ciel de la lumière était retourné au même point de son évolution, quand apparut à mes yeux pour la première fois la glorieuse dame de mes pensées, que beaucoup nommèrent Béatrice, ne sachant comment la nommer.
Elle était déjà à cette période de sa vie où le ciel étoilé s’est avancé du côté de l’Orient d’un peu plus de douze degrés. De sorte qu’elle était au commencement de sa neuvième année, quand elle m’apparut, et moi à la fin de la mienne.
Je la vis vêtue de rouge, mais d’une façon simple et modeste, et parée comme il convenait à un âge aussi tendre. À ce moment, je puis dire véritablement que le principe de la vie que recèlent les plis les plus secrets du cœur se mit à trembler si fortement en moi que je le sentis battre dans toutes les parties de mon corps d’une façon terrible, et en tremblant il disait ces mots : « Voici un Dieu plus fort que moi, qui viendra me dominer. » Puis l’esprit animal qui habite là où tous les esprits sensitifs apportent leurs perceptions [le cerveau] fut saisi d’étonnement et, s’adressant spécialement à l’esprit de la vision, dit ces mots : c’est votre Béatitude qui vous est apparue. Puis, l’esprit naturel qui réside là où s’articule la parole se mit à pleurer, et en pleurant il disait : « Malheureux que je suis, je vais me trouver souvent bien empêché. »
Depuis ce temps, je dis que l’Amour devint seigneur et maître de mon âme, et mon âme lui fut aussitôt unie si étroitement qu’il commença à prendre sur moi, par la vertu que lui communiquait mon imagination, une domination telle qu’il fallut m’en remettre complètement à son bon plaisir.
Il me commandait souvent de chercher à voir ce jeune ange ; et c’est ainsi que dans mon enfance je m’en allais souvent chercher après elle. Et je lui voyais une apparence si noble et si belle que certes on pouvait lui appliquer cette parole d’Homère. « Elle paraissait non la fille d’un homme mais celle d’un Dieu. » [C’est d’Hélène passant devant la foule qu’Homère parlait ainsi].
Et, bien que son image ne me quittât pas, m’encourageant ainsi à me soumettre à l’Amour, elle avait une fierté si noble qu’elle ne permit jamais que l’Amour me dominât par delà des conseils fidèles de la raison tels qu’il est si utile de les entendre dans ces sortes de choses. Aussi, comme il peut paraître fabuleux que tant de jeunesse ait pu maîtriser ainsi ses passions et ses impulsions, je me tairai et, laissant de côté beaucoup de choses qui pourraient être prises là d’où j’ai tiré celles-ci [c'est-à-dire de mon esprit], j’en arriverai à ce qui a imprimé les traces les plus profondes dans ma mémoire. »
[NB : les commentaires ci-dessous partiront de phrases du texte de « La Vita nuova », lesquelles, explicitées à la manière qui m’est propre tâcheront d’établir un parallèle entre l’expérience de l’écrivain de la « Divine Comédie » et celle qui fut la mienne lors de cette première rencontre avec l’Amour qu’il faut évidemment consentir à écrire avec une Majuscule. Homologie des situations qui entraîne une similitude des sentiments et des contenus sémantiques.]
« …quand apparut à mes yeux pour la première fois la glorieuse dame de mes pensées, que beaucoup nommèrent Béatrice, ne sachant comment la nommer. »
C’est ainsi, l’amour lorsqu’il se manifeste est pur surgissement, déclosion parmi la touffeur contingente du monde, efflorescence qui déroule ses anneaux et allume ses inimitables lumières. Toute autre rencontre que l’amour, une belle amitié, une franche camaraderie, une aventure passagère s’inscrivent dans le factuel, tracent le sillon de l’événement à même la terre dont ils sont issus. Toute tentative de cet ordre est placée ici sous le signe d’une altérité, fût-elle proche, fût-elle précieuse. Il y a donc distance, il y a donc, entre soi et celui, celle qui paraissent à l’horizon de notre existence la présence d’une paroi de verre, d’une ligne de partage par nature infranchissable car, jamais notre identité ne pourra se confondre avec une autre et s’y abîmer comme l’écume dans le flot qui l’accueille. Aimer est d’une essence si différente que celui qui en est atteint en éprouve, aussitôt, la dimension sublime, le phénomène proprement nourri de quintessence. Car, alors, deux êtres fusionnent, deux êtres connaissent l’osmose et l’unité originelle, sans doute celle de l’androgyne qui, en son fondement, était union des deux sexes et totale indifférenciation. Il faut consentir à ce que ce sentiment hors du commun se vête des habits de la neutralité. Ni masculin, ni féminin, il demeure disponible à toute effraction dans un genre ou bien dans l’autre, ce qui est le signe de son infinie liberté. Sans doute cette étonnante figure de l’androgyne est-elle celle qui, par son indétermination première, autorise toutes les audaces de la rencontre jusque et y compris dans la flamme de la passion. Car aimer suppose le dépassement de soi et sa propre remise à l’autre à la manière d’un don suprême. Aimer est d’abord une esthétique, la conjonction de deux beautés qui se cherchent et, tout comme le symbole, unissent leurs signifiants afin qu’un signifié soit non seulement possible mais paraisse comme la condition essentielle de leur être-au-monde. Aimer, ensuite, est une éthique où le soi ne se justifie qu’en raison même du soi de l’autre, de la capacité de chacun à féconder ce qui lui apparaît non seulement comme une partie de son individu, mais comme sa totalité et son espace inaliénable. Être-soi-dans-l’autre, comme si les guillemets entre les mots étaient la représentation graphique du lien indissoluble qui se manifestait au cœur même de la relation. Curieuse et ineffable temporalité qui confond dans un même creuset les deux polarités de l’instant et de la durée. L’urgence amoureuse conduit le présent à une insoupçonnable profondeur dont on pourrait penser qu’elle détruirait pas son caractère d’entièreté la dimension de la durée, or il n’en est rien car les amants tout au feu qui les anime gagnent l’empan des heures éternelles par lesquelles ils scellent leur union. C’est le propre de tout sentiment porté à son acmé, soumis à l’incandescence que de tout abolir, de faire des catégories de la présence humaine, l’espace et le temps, des entités si fluides qu’elles ne semblent plus paraître, sinon tissés à même la chair de ceux que l’événement emporte bien au-delà des perceptions et sensations ordinaires. L’amour est absolu ou bien il n’est pas.
« …quand apparut à mes yeux ». Oui, combien le Poète a raison, lui qui sait les paroles essentielles. Dans l’amour, c’est d’apparition dont il s’agit, comme si, dans l’espace éthéré, soudain, se révélait une épiphanie que, depuis toujours l’on attendait, visage resplendissant de la joie. Certes, dire ceci, c’est parler en direction d’une présence à la limite d’une angéologie, c’est sortir du domaine terrestre pour gagner les espaces célestiels infinis, convoquer les dieux de l’Olympe et faire de la mythologie, sinon la forme d’une connaissance accomplie, du moins la mesure par laquelle s’appréhender et comprendre le monde, interpréter les histoires singulières qui s’y déroulent. Oui, tout devient question de vision « apparut à mes yeux », mais non seulement grâce à nos yeux de chair, mais à ceux autrement plus scrutateurs de l’âme. Car c’est ce principe indépassable, ce fondement de la conscience, cette trame de tous nos actes qu’il devient nécessaire de convoquer afin que le surgissement amoureux ne demeure simple contingence dans l’orbe des choses ordinaires mais gagne la dignité d’une transcendance, s’auréole du geste au-delà du visible pour déboucher sur l’activité inégalable de la psyché et soutenir la tâche d’intellection. Or ceci est, avant tout, un problème de regard, un éclair illuminant la sclérotique, une étincelle s’allumant dans le puits de la pupille, une image éclairant la totalité de l’espace occipital qui deviendra le lieu même d’une alchimie, d’un processus spirituel seul à même de percevoir ce qu’il y a à percevoir, un passage, une rapide intuition, une translation, un léger déplacement de la pensée, un tropisme disant la rareté de l’instant et l’unique saut existentiel par lequel nous sommes, dont aucune démonstration, aucune logique ne pourrait définir les contours, fussent-ils vagues, fussent-ils esquisse. L’amour est un papillon, un éphémère que seule peut saisir l’émotion avant même qu’en fuite, il ne se dissolve et laisse nos yeux vides.
« … que beaucoup nommèrent Béatrice, ne sachant comment la nommer. » L’objet de l’amour, comment le nommer ? Et, du reste, est-il bien utile de procéder à un acte de nomination, à faire venir dans la présence une effigie de chair et de sang ? Que gagnera-t-on à faire s’élever une concrétion réelle, à en définir le contexte d’apparition, le lieu qui l’accueille et en devient le socle visible ? La survenue de ce sentiment excédant tous les autres sentiments peut-elle seulement être précisée comme l’est, sur une carte, l’île ou bien la montagne, la ville au creux de son vallon ? « …ne sachant comment la nommer. » Ici, dans ce défaut d’un nom à attribuer, se montre le désarroi et la demeure au silence dont la parole est soudain affectée comme si le surgissement de ce qui est se suffisait à lui-même et que rien ne puisse y pénétrer qui en offensât l’exceptionnel caractère. Qu’Andromaque soit le nom, ou bien Bérénice ou encore Phèdre, qu’importe le personnage qui est réellement au centre de la tragédie, c’est la tragédie seule qui compte et le sens existentiel qu’elle véhicule, la passion qu’elle met en jeu, l’attitude morale dont elle constitue le soubassement, la nécessaire lucidité de la conscience qui s’attache à en circonscrire l’essence. C’est en effet d’essence dont il s’agit, d’une réalité irréductible aux conventions ordinaires, aux discours affectés de quotidienneté, aux impulsions dont les lieux communs sont la mise en acte prosaïque. Considérons Phèdre un instant dont le corps n’apparaît qu’à la manière de la vêture d’une âme torturée dont l’enjeu est bien évidemment l’Amour dans son caractère d’exception, d’incontournable absolu. Si Dante hésitait à nommer Béatrice, combien Racine avait dû hésiter à extraire de la mythologie le nom d’une héroïne qui correspondît à l’intention du Poète d’habiller la passion de l’exacte vêture qui lui convînt. Et, pourtant, aujourd’hui, l’on ne saurait remplacer Phèdre par un autre protagoniste tant cette dernière est devenue l’archétype de l’amour-passion indépassable. Chez Phèdre tout prend la dimension du chef-d’œuvre, toute histoire devient épopée humaine indépassable. Comme dans La Vita nuova, il y est question de regard, de silence, ces deux états nécessaires à la révélation de l’amour :
« Je le vis, je rougis, je palis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler »
Alors, après l’évocation de ces monuments de la littérature, Dante et Racine, comment percevoir ce qui, un jour m’anima, sauf à la lumière de la simple analogie, sentiments identiques, trouble de l’âme, émotion qui fixe tout sur place alors que l’aimée nouvellement élue comme la seule raison de vivre fait son perpétuel bourdonnement et embrume l’esprit au point de n’y laisser nulle place pour ce qui, à l’extérieur de l’événement amoureux, ne se signale qu’à l’aune d’une évidente banalité ? Comment ? Existe-t-il une autre alternative que de se laisser aller, corps et âme, à un rythme dont l’ampleur nous dépasse tellement que l’on se sent soudain livré aux rouages de la plus impérieuse nécessité, que le Destin nous apparaît dans toute sa structure aliénante pensant alors, tout comme Jacques le fataliste que tout était écrit « sur le grand rouleau ».
« À ce moment, je puis dire véritablement que le principe de la vie que recèlent les plis les plus secrets du cœur se mit à trembler si fortement en moi que je le sentis battre dans toutes les parties de mon corps d’une façon terrible, et en tremblant il disait ces mots : « Voici un Dieu plus fort que moi, qui viendra me dominer. »
Comment mieux dire le trouble qui s’empare du corps, de l’âme (« le principe de la vie ») qu’à nommer cette palpitante trémulation qui envahit la chair, ce battement dont le cadre somatique est comme la mise en écho du rythme diastolique-systolique, relâchement-contraction tellement semblable à la pulsation temporelle, aux grésillements de l’instant lorsqu’il tâche de se métamorphoser en durée ? Comme si, soudain, l’alchimie amoureuse était cet étonnant élixir dont la fabrication tentait, tout à la fois, d’amplifier notre perception du temps, donc de l’être en son ultime réalité et d’activer une manière de transcendance nous déportant hors de nous en direction d’un « Dieu » qui viendrait nous « dominer » ? Manière de progression de funambule au-dessus de l’abîme, d’écartèlement dont la passion réalisait la présence à la façon d’une confondante tension : le réel s’y aiguise en même temps qu’une invisible force nous soustrait à ce que nous sommes nous-mêmes dans l’éclair de l’amour. Mais le « Dieu … qui viendra me dominer » possède une force d’autant plus redoutable qu’il a quitté son domaine abstrait et inatteignable par la seule magie des sens pour se faire présent, sous la figure de l’Aimée, donc d’une Existante dont le statut devient quasiment « surnaturel » et d’autant plus incompréhensible qu’il outrepasse avec un rare empan le cadre des choses ordinaires et des sentiments qui tissent les fils de l’expérience quotidienne.
« Puis, l’esprit naturel qui réside là où s’articule la parole se mit à pleurer, et en pleurant il disait : « Malheureux que je suis, je vais me trouver souvent bien empêché. »
Et voici que, dans cet horizon pris en tenaille entre l’immanence du quotidien et la transcendance de l’amour, se glisse l’aporie existentielle d’une aliénation dont l’empêchement à être est la plus pure perspective. Car, si l’amour est la porte ouverte sur la « Béatitude », il n’en est pas moins corrélativement une perte de liberté et une remise à l’Autre dont le vouloir agit comme une mise en demeure d’être tel que le sentiment passionnel l’exige. Ici se dévoile une inquiétante dimension, celle du renoncement au principe rationnel de l’exister pour ne s’en remettre qu’aux forces obscures qui agitent l’âme entraînée dans les courants tumultueux de qui vous fascine et vous met en son pouvoir. Tout comme face à un Dieu caché investi de toute puissance, on baisse la tête, on pleure, on assume son malheur d’être en pénitence alors même que l’on ne souhaite que cette relation de l’esclave au Maître par laquelle s’allume le sens d’une marche dont jamais il ne semble qu’on puisse un jour atteindre le but et c’est en raison de cette esquive permanente de l’objet de l’amour que l’on poursuit sa quête aussi brûlante que désespérée. Être en amour est une situation qui appelle le tragique puisque la partie de nous qui fait défaut, que nous demandons à l’Autre de combler est, bien évidemment une pure vue de l’esprit. L’Autre est en-soi comme nous sommes en-nous et la seule rencontre qui puisse jamais avoir lieu est cette relation, cette forme de passage, cette instance dialogique arquée à la manière d’un pont qui relie deux rives en les opposant, non en les rassemblant puisque, ontologiquement, cette fusion est de l’ordre d’une impossibilité.
« Et, bien que son image ne me quittât pas, m’encourageant ainsi à me soumettre à l’Amour, elle avait une fierté si noble qu’elle ne permit jamais que l’Amour me dominât par delà des conseils fidèles de la raison tels qu’il est si utile de les entendre dans ces sortes de choses. »
Et toujours le réel nous rattrape même si on ne connaît jamais bien sa texture, si sa substance profonde demeure un mystère. Mais peu importe nous respirons l’air qui nous environne sans en connaître la composition chimique et l’infinie valeur symbolique. Donc ce réel qui, en son temps fut un présent, qui aujourd’hui n’est plus que vague réminiscence, eut un jour un contenu précis, se déclina sous le mode d’une chair, se laissa approcher selon diverses tonalités dont, ici et maintenant, il ne demeure plus qu’une théorie, à savoir l’évanescence d’une simple contemplation, ce qui, pour autant, ne saurait faire l’économie de certitudes anciennes. Ce dont je me souviens de cette « hypothétique » Béatrice, c’est de cette « fierté si noble » dont elle était le réceptacle comme si habile et inatteignable cariatide de pierre, elle eût cerné son front des palmes d’une Déesse, d’une lointaine Reine de Nubie, ne me laissant que le loisir de l’apercevoir et d’en faire l’objet d’un désir dont on sait que sa nature est, précisément, de brûler indéfiniment, à défaut de remettre entre nos mains ce qui anime la flamme, ce pur être, cette ineffable vibration que notre vue hallucine ne pouvant la placer sous le registre de notre volonté. Ceci eût-il pu avoir lieu, cette possession, alors au même instant, la passion se fût anéantie et les nervures qui en soutenaient la manifestation se fussent résolues à n’être plus que de simples artefacts, peut-être le contenu d’un rêve, le labyrinthe d’un imaginaire fécond, les linéaments d’une âme torturée par un songe de brume. Si Béatrice est demeurée au ciel de ma mémoire ce n’est qu’en raison de cette fuite, de cette impossession qu’elle a été. Eût-elle été objectivée en quelque manière et alors sa nature propre se fût confondue dans la texture des événements ordinaires n’y laissant, plus tard, que la trace d’un événement comme un autre, d’un factuel ayant trouvé à s’accomplir parmi la multitude infinie des possibles. Merci Béatrice d’avoir existé avec tant d’effective présence, d’avoir tracé en moi l’ornière par laquelle trouver, sinon chercher toujours, cette fontaine originaire de l’amour à laquelle nous souhaitons tous, toutes, de nous abreuver afin que nous puissions connaître cette unité à laquelle nous aspirons sans toujours bien le savoir. Merci Béatrice dont l’image est encore présente, juste en arrière du front, arquée sur ce chiasma optique qui divise symboliquement les images, les vraies, les fausses, les brillantes et les sombres. Car, en définitive, il n’y a jamais que ce clignotement, cette persistance lumineuse dans la chambre noire de la conscience, comme si un seul point dans la nuit suffisait à éclairer notre trajet parmi les ombres. Ou bien les spectres !