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16 juin 2016 4 16 /06 /juin /2016 08:57
Vers l’Azur attendri.

Œuvre : Sophie Rousseau.

On marche au bord de l’eau comme l’on marche au bord de soi. Avec d’infinies précautions, en cambrant légèrement la voûte des pieds, en sentant bien le sable dur, cette peau du monde qui vibre infiniment, loin, là-bas, où vivent les taupes à la fourrure de nuit, où rampent les scolopendres aux pattes de cristal, où s’abîment les rêves dans des gangues de brume. On est à la lisière de quelque chose, on ne sait quoi, on en sent le troublant fourmillement, on en éprouve la « multiple splendeur » quelque part en arrière de sa peau, cette paroi, ce miroir, sur lesquels ricoche l’étrangeté de ce qui n’est pas soi. On avance avec précaution, on effleure le sol, on déplie le ruban de sa conscience tout au ras de l’eau, là dans la fente de l’horizon, tout contre ce clapotis qui tombe des étoiles et nous dit l’urgence du poème à être. Car, ce que nous recherchons dans notre dérive songeuse, c’est de nous saisir d’une signification qui voudrait bien nous éclairer sur notre propre chiffe, sur le hiéroglyphe de la présence qui, partout, fait ses arches polychromes. Nous voulons savoir, nous voulons déclore ce qui, demeurant scellé, nous maintient, pieds et poings liés, dans l’étroite cellule de notre geôle. Nous ne serons rien que cette rumeur bleue sur le rivage, cette nuée de cendre du migrateur à contre-jour du ciel, ce filet déployé sur l’onde et les étoiles de mer en déchireront les mailles de leurs dents de corail. Rien ne fait signe. Rien ne parle que ce silence assourdissant qui baigne notre cochlée de la marée du doute.

Pourtant c’est si bien de se laisser aller, de flotter entre deux eaux, la pellicule liquide faisant de notre corps le reposoir de son infinité. L’eau aussi a à comprendre, à s’immiscer dans le feuillet de sa belle complexité, à savoir pourquoi elle s’étend d’un continent à l’autre, reliant les hommes entre eux alors que, sans doute, ils ne savent rien de ceci, cette liaison, cette osmose, cet essai d’unir ce qui est dissemblable dans le possible creuset d’une reconnaissance, d’un chemin commun, d’un projet siamois qui en ferait cette belle unité arc-en-ciel, cette symphonie babélienne ornée de mille langages. Eau unificatrice du destin des hommes. Eau bleue qui dit l’intériorité de l’être, son ineffable présence sur Terre, son flamboiement dès que chaque chose confiée en ce qu’elle est déploie son essence, se met à produire le rare, l’unique, l’œuvre d’art par exemple par laquelle l’homme s’accomplit et accroît l’étendue de son royaume jusqu’à la limite de l’univers, vers le lointain cosmos qui l’appelle, cette mise en ordre du chaos originel.

Il y a tant de beauté à voir dès que l’on s’essaie à deviner la nature compacte de la terre, sa belle densité, la pureté de l’air, la courbe du nuage, le filet clair de la source, la résille de l’arbre sur le ciel chargé de pluie et traversé du vol rapide des oiseaux. Des oiseaux-devins qui lisent en nous le mystère de notre apparaître, le luxe de notre cheminement, mais aussi notre tragédie puisque nous allons vers ce néant que nous redoutons mais qui nous attire, nous aimante comme la polarité de la liberté qu’il est. Car être libre est une déliaison de la chair de la quotidienneté, une désaffection de nos désirs, un délaissement de tous nos tumultes singuliers et de nos erratiques parcours. Liberté en tant que liberté. Plus rien en-deçà. Plus rien au-delà. Plus rien dans l’entre-deux que nous assumons avec la belle inconscience qui sied aux naïfs, aux rêveurs et aux saltimbanques.

Sur l’immense plage qui court d’un horizon à l’autre, on est seul. Seul avec la musique de son esprit, le chant de son âme. Loin sont les hommes. Loin sont les villes avec leurs nœuds de verre, les complexités de leurs avenues, les éclats des vitrines aux mille tentations, les hautes tours que tiennent levées dans le ciel l’orgueil des Existants, leur volonté de puissance, leur instinct de domination. Loin est le réel qui fait son bruit de râpe et ceint les fronts des mors de la nécessité. En attente de liberté, nous la vivons dans le bleu, à chaque instant qui nous est alloué comme si, à chaque fois, il était le dernier. Nous respirons et le bleu est cet inspir, cet expir qui gonflent et font s’affaisser tout à tour nos poitrines. Nous marchons et le bleu est ce rythme immémorial, diastole-systole qui anime le cœur du monde, tout comme il soutient le nôtre. Nous aimons et s’inscrit en nous cette symphonie de l’azur qui nous porte en direction de l’Aimée et fait de nos yeux le lieu d’une continuelle révélation. Nous lisons et le bleu entoure les mots de khôl comme sur les paupières d’une mystérieuse Reine du désert. Nous écrivons et la page bleuit du flot océanique de ce qui a à se dire et fait ses rouleaux hauturiers, ses franges d’écume pareilles à l’œil du sensible myosotis. Nous peignons et la toile s’illustre de ce bleu-Klein à l’inimitable teinte, ou bien du céleste tel que dévoilé dans les ciels de Chagall.

Ou bien encore ils font leur surgissement de corolles, leur inquiétude d’yeux cosmiques, leur ombre profonde lorsque la terre est proche, leur bande plus claire entre ciel et mer, leurs nappes mystérieuses tout comme l’est celle belle œuvre de Sophie Rousseau qui pose en encres subtiles, à la densité variable, aux lumières sibyllines, aux draperies affirmées l’être des choses en leur énigme que toujours le bleu pose comme un rêve à visiter, un imaginaire à ouvrir, une méditation à faire faseyer dans le vent du grand large. En ceci elle fait écho au beau poème de Paul Valéry, cette temporalité vide et immense du bleu, cet espace sans limite, ce silence orné de la possibilité d’une création, le seul possible qu’il nous soit permis d’espérer afin d’échapper au gouffre des contingences et faire des racines du désert des promesses d’avenir. Il est temps encore d’éprouver sa patience, patience dans l’azur ! Au bout est le fruit qui nous est promis afin qu’habitée, notre solitude s’éclaire de l’intérieur, à la manière d’une pierre de turquoise à la couleur si légère inclinant au vert, de chrysocolle plus sombre pareil au ciel de l’aube, de calcédoine que l’on pourrait confondre avec le retrait subtil d’une cendre ou bien de lapis lazuli à la teinte outre-mer traversée des surprises de la blancheur, tel un silence s’enlevant sur la rumeur du monde. L’homme n’est que ceci, cette gemme, cette longue méditation de la terre, cette germination, un jour, en direction du ciel, lorsque les joyaux mis à jour vivront à ne refléter que la beauté des choses, leur sourd dialogue tel que nous avons à le comprendre et à le porter aussi loin que le peut notre destin de mortels, « Vers l’Azur attendri d’octobre pâle et pur », cet automne symbolique mallarméen qui signe le dernier chemin à accomplir alors qu’à l’horizon s’allument les premières ténèbres.

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