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17 juin 2016 5 17 /06 /juin /2016 08:10
Sème antique de l’être.

Tendre, semer 8.

Photographie : Adèle Nègre.

Combien cette vision est étonnante qui nous parle de l’apparaître en ses multiples fascinations. Car, rien n’est jamais donné d’avance comme un objet qui viendrait à échoir dans nos mains éblouies. Ces dernières seraient saisies d’effroi en même temps qu’en proie à une manière de ravissement pour la simple raison que venir au jour est toujours de l’ordre d’un mystère, d’une énigme à résoudre. Tout geste de donation, fût-il la mise en scène du simple et du naturel est source de joie sous laquelle transparaît une angoisse. Qu’en est-il de ceci qui advient, déploie son être et s’évanouit à même le geste qui le porte au regard. ? Tant de choses sont inquestionnées qui mériteraient de l’être. Nous regardons un papillon, par exemple un sublime machaon ou « grand porte-queue », nous admirons ses ailes de soie aux lunules d’ivoire, ses belles teintes métalliques, ses empreintes pareilles à un corail, la fine découpe de sa voilure, l’étrave oblongue de son corps, la finesse de ses antennes, à peine une présence dans le tumulte des choses et nous demeurons cois et nous passons à autre chose avant même d’en avoir fait l’inventaire. S’est-on seulement interrogés sur le surprenant phénomène de la métamorphose, le sens des positions successives de son être, ce que chacune nous dit d’une existence qui se déplie et gagne la mutité de l’espace, la sourde profondeur du temps ? Certes non. Nous n’avons ni abordé aux rives de sa parole, ses intimes mouvements, ni aux subtilités de son langage, les mille voltes qu’il nous adresse comme sa plus belle syntaxe. Comme le machaon, nous volons continûment d’un nectar à l’autre, d’une corolle à l’autre sans faire halte où que ce soit, sans que vienne nous effleurer ce sens qui, constamment, bourdonne à nos oreilles et dresse la belle rhétorique du connaître, élève l’incomparable menhir d’un savoir vertical, le seul à même de nous éloigner du réel dense qui nous emplit de cécité.

Mais attardons-nous un instant sur cette belle image-palimpseste. Tout y est ratures, griffures, sortes de déchirements, écritures superposées, signes indistincts dont notre vue s’empare dans l’incomparable luxe d’une imprécision, d’une indécision de notre esprit de l’approcher de telle ou de telle manière. Qu’y a-t-il d’important ici, puisque les choses semblent mêlées, fondues les unes dans les autres comme si un fin brouillard nous séparant du monde nous intimait l’ordre de prendre du recul et de faire de l’image une sorte de cristal dans lequel déceler une vérité ? Mais lointaine sans doute, mais douloureuse à faire émerger de sa gangue de pierre. Tel que le symbolise le voile d’Isis l’Egyptienne, ici se dissimule, de toute évidence, un inconnaissable. Visage biffé car, d’une déesse, jamais la figure ne doit paraître. Jamais l’invisible ne doit surgir qui nous mettrait au contact de l’ineffable dont résulterait une brûlure inévitable. Le domaine des dieux ne peut être approché qu’à l’aune d’une contemplation intellectuelle, nul regard humain ne pouvant en prendre acte. Demeurer à l’écart simplement, à distance respectueuse, observant son propre rang de mortel, sa position terrestre alors que le céleste s’écoule à la vitesse des comètes et que ne demeure jamais que la trace brillante d’une fuite éternelle. Nous sommes à la limite d’une illisibilité et c’est ceci qui nous tient en haleine, ménage le suspens comme si la durée, un moment interrompue, vibrait d’un étrange silence, genre d’imprécation nous indiquant le lieu d’un recueillement et, peut-être, de l’imminence de quelque chose qui ouvrirait les coulisses du monde en même temps que nous nous reconnaîtrions à même cette révélation.

Si, dans le titre, anticipant déjà la présence d’Isis-la-Mystérieuse, nous avions parlé d’une manière légèrement ironique du « sème antique de l’être », ce genre de vision éloignée, de myopie, ce n’était qu’en raison d’un sens à découvrir. Car tout, dans le réel, aussi bien que dans le songe ou l’imaginaire rougeoie toujours de la certitude que des germes originels signifiants y sont présents à titre latent, tels des hiéroglyphes, des signes cryptés dont nous avons à faire le sujet d’une inlassable recherche. Exister est ceci : comprendre le monde et s’y couler soi-même à titre de signe. Mais, pour ne pas nous égarer dans des considérations abstraites, nous aurons recours à une parabole évangélique mettant en image ce qu’un long discours échouerait à démontrer. Comment ne pas voir dans ce geste d’envol du Modèle, cette posture immémoriale du semeur à la riche sémantique ?

Sème antique de l’être.

La parabole du semeur dans l'Hortus Deliciarum par Herrade de Landsberg

et ses moniales au couvent de Hohenbourg (mont Sainte-Odile).

Source : Wikipédia.

« Le semeur, qui représente Jésus, jette les graines dont certaines tombent sur le bord du chemin, sur les roches et dans des buissons d'épines, et la semence est donc perdue; en revanche lorsqu'elles tombent dans de la bonne terre, elles produisent du fruit jusqu'au centuple. » Voici le résumé que Wikipédia nous donne de la Parabole du semeur. Mais pour comprendre le sens de cette parabole, il faut rajouter aux lignes explicatives précédentes, cette phrase issue du corpus biblique, laquelle résonne comme la leçon à tirer de cette « fable » :

« …Et celui qui a reçu la semence sur la bonne terre, c'est celui qui entend la Parole et la comprend : et celui-là porte du fruit … »

Or, la semence étant clairement une métaphore de la Parole divine, du Verbe sacré, on s’aperçoit que tous les hommes n’ont pas la même capacité d’audition, pas le même entendement, pas la même intelligence du monde. Or, beaucoup d’hommes marchent sur des « chemins qui ne mènent nulle part », sur leur bord en friche, au milieu des roches ou bien dans les fourrés d’épines. Ce qui veut dire que nombre d’entre eux avancent au hasard, les yeux emplis de cécité, leurs oreilles celées au Langage, au sens, à la signification ultime dont Dieu réalise l’essence plénière, la condition d’un Absolu. « Semer », ce serait donc donner aux hommes la possibilité de se dépasser, de percevoir l’au-delà de leur propre nature, d’accéder, ne serait-ce qu’un bref instant, à cette vision sublime dont le voile d’Isis est le rempart en même temps qu’il suscite la curiosité du chercheur d’énigme et le pousse à transgresser l’interdit. Recevoir la « Semence », ressortirait donc à un geste sacré qui mettrait en communication avec ce qui toujours s’énonce, jamais ne se montre. Tel le voile de la Déesse qu’on ne peut traverser pour en apercevoir la rayonnante figure, la Parole ne se laisse deviner qu’à l’aune d’une impossible quête, le Verbe divin est trop haut qui se retire toujours dans le mystère dont il provient. Comme le disent fort bien Pierre Bühler et Daniel Frey dans Paul Ricoeur : un philosophe lit la bible : « Le secret à connaître du Règne qui s’est approché, c’est que la Parole a été livrée au monde, à l’ambivalence, à l’ambiguïté, aux contradictions de ce monde.»

Donc la semence n’est plus l’originelle, celle qui contenait la Divinité, mais un genre d’hypostase qui n’en est que le reflet, l’artefact, tout comme les ombres de la caverne platonicienne ne sont que des simulacres fort éloignés du Réel, de la Vérité. C’est sans doute, inconsciemment, à la quête de cette Parole fondatrice que nous nous confions tous, croyants ou bien athées car, que nous le voulions ou non, nous sommes toujours traversés de ces infinis et puissants archétypes qui nous tissent comme les étoiles dessinent le chemin de la voûte céleste. Le Langage, cette sublime offrande faite à l’homme en est sans doute l’une des plus belles et prégnantes manifestations. Le langage, ce creuset d’où partent et où arrivent toutes les significations. Car ces dernières viendraient-elles de la Nature, de l’Art, de la Morale ou bien de la Métaphysique, c’est toujours en mots que notre pensée s’exprime et nous porte en avant de ce que nous sommes.

Cette belle image d’Adèle Nègre nous l’avons interprétée de cette manière qu’on peut qualifier d’approche « herméneutique », comme s’il s’était agi de traduire la signifiance de quelque texte sacré. Bien d’autres lui trouveront quantité de référents plus concrets, plus immédiatement saisissables. Sans doute, et c’est bien là l’intérêt de singularités compréhensives se détachant sur le fond d’une infinie pluralité qui fait l’intérêt en même temps que la complexité des réceptions contrastées d’une œuvre. Quoi qu’il en soit des justifications intellectuelles, ce que nous y voyons, l’ombre d’une Déesse, le geste d’envol de la Semeuse, la retombée des grains sur une terre fertile, cette toile aux chamarrures efflorescentes que porte une assise d’osier, fruits et figures d’une parole qui est toujours à produire et à joindre à la voix du monde. Notre seule façon d’être présents, l’espace d’une photographie, celui d’une écriture. Car, aussi bien, il ne saurait y avoir de différences fondamentales entre une image qui trace la limite d’un cosmos et des mots qui en assurent la quadrature verbale. Nous saurons semer et récolter !

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