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8 août 2016 1 08 /08 /août /2016 09:04
Fascination des formes.

Pascal Hallou - Peintures photos.

De l’étrange présence des formes.

C’est sûr, on ne sait pas très bien où l’on est. Il y a cette demi-obscurité, cette confluence des choses, cette complexité dont on ne saurait venir à bout. Pourtant on ne renonce pas à avancer, on immerge sa tête dans le massif des épaules, on aiguise ses pupilles, on fait de son regard ce dard rubescent, ce trépan de diamant avançant parmi les peuples de terre et de gravier, retournant les vagues de limon, perçant les plaques de schiste, abrasant les laves et les rivières de basalte. Ce qu’on veut : sonder, connaître, progresser avec la certitude qu’au terme de l’exploration jaillira la source, que s’élèvera son chant de cristal avec son amplitude à l’esprit géomètre, ses polyèdres aux faces rassurantes, toutes ces lignes tirant ensemble dans le même sens, produisant la beauté et l’harmonie qui y est associée comme l’écorce se lie au tronc dans la plus étonnante logique qui soit. Alors on sera apaisé, alors on s’abreuvera à la fontaine de jouvence, alors on se reconnaîtra comme homme pourvu d’un langage, ce bien si précieux qu’il nous mettrait en péril si, d’aventure, il venait à faire défaut, nous conduisant aux apories du silence, à la geôle de l’incompréhension. Ce qu’on refuse : le cheminement à tâtons, l’errance dans la clairière désertée de clarté, l’enchevêtrement des choses, leur sémantique obtuse, ce lexique si étroit qu’il nous éloigne de notre propre réalité alors que nous n’existons qu’à en commettre l’ordonnancement, à en édifier l’architecture.

Cette image nous la regardons comme nous le ferions d’une énigme ou bien de mystérieuses formes dissimulées dans le clair-obscur d’une grotte. Cela fourmille, cela tremble à la manière d’une gelée, cela se disperse en milliers de mots, cela fuse en un sabir dont nous ne percevons qu’une confuse mélopée. Ce pourrait être la surface d’un marais putride, le pullulement de lentilles sur l’eau usée d’une lagune, ou bien, peut-être, est-ce la croûte superficielle d’une lointaine planète dont quelque télescope nous livrerait l’esquisse d’un autre univers dont, jamais, nous n’aurions pu soupçonner l’inépuisable ressourcement, la prodigalité du paraître, la capacité de métamorphose comme si un métabolisme fou en entretenait, de l’intérieur, la multiple vision, manière de palingénésie inépuisable, de balancement immémorial pareil à l’alternance du jour et de la nuit, à la chute des secondes dans le col étroit du sablier.

Mais qu’avons-nous fait jusqu’ici, sinon remettre au goût du jour un jeu ancien ? Combien d’entre nous se souviennent avoir cherché à deviner, dans l’habileté d’un dessin brouillant volontairement les lignes, parmi les taches en noir et blanc d’une typographie ancienne, ici la forme de l’écureuil avec sa queue en panache, là le dessin d’une antique voiture, ici encore la lampe avec son abat-jour armorié, son aire de clarté. Genre de vertige visuel qu’alimente la faculté imaginative, que propulse hors de soi, peut-être, la violence d’un désir, que sous-tend le besoin immédiat, intellectif, de porter au devant du concept tout ce qui fait figure et se donne comme objet à connaître, hiéroglyphe à décrypter. Il y a une incroyable tension qui, toujours, fait son bouillonnement tel une lave, un geyser, juste au-dessous de la ligne de flottaison de la conscience, dont, le plus souvent, on ne perçoit guère que la trémulation lointaine, la vibration intime alors que le monde fait tourner les jours et que tout s’écoule à la vitesse des chutes d’eau dans la gorge des cirques. Pourtant combien il est satisfaisant pour l’esprit de se livrer à cet inventaire des signes et des sèmes qui, en tous sens, parcourent notre existence à la façon d’un subtil métier à tisser entrecroisant, sans cesse, les fils de trame de ce qui nous est étranger et les fils de chaîne qui sont les nôtres, avec lesquels nous tâchons de saisir ici, une bribe de sens, là un indice capable d’émettre une hypothèse, d’élaborer le début d’une fable, d’écrire les premiers vers d’un poème, de dresser les étais qui pourront concourir à mettre au jour une esthétique. Merveille que ce qui dresse pour nous le praticable des choses infinies dont nos yeux font l’inventaire rapide à défaut d’en pouvoir saisir la généreuse multiplicité.

Il y a un réel plaisir à énoncer, dans la grotte, la présence du perroquet en calcite translucide, les branches de corail, les efflorescences marines, les silhouettes animalières, les colonnes architecturées, les bourgeonnements floraux et légumiers. Cette sorte de loisir, qu’on dit volontiers populaire, n’en recèle pas moins une richesse dans laquelle puiser tout un catalogue de sensations, tout un clavier à partir duquel bâtir des fictions et donner assise aux rêves les plus divers. Mais ce qui paraît le plus important à saisir ici, c’est bien le lieu où s’origine la prégnance des formes, l’étrange fascination qu’elles exercent sur notre façon d’être au monde selon telle ou telle esquisse. Ce qui en constitue, sans doute, la matrice profondément ensevelie dans la psyché est, bien évidemment, constituée d’une expérience existentielle. La thèse qu’il faut poser d’emblée est la suivante : dans toute figuration, qu’elle soit naturelle ou bien artificielle, artistique ou artisanale, c’est la quête d’une présence humaine que nous manifestons. De toute présence humaine, à commencer par la nôtre puisque la subjectivité est la matière dont nous sommes modelés jusqu’en nos fibres les plus secrètes. Toujours nous sommes à la recherche de cette énigme fondamentale que suppose notre être-au-monde dont nous devinons les linéaments, ici ou là, s’enracinant, parfois, dans un sol qui les soustrait à notre regard, nullement à notre inconscient cependant. Nous appliquant à observer des configurations géométriques, à repérer la variété des profils d’une œuvre, à dénicher les tournures que prennent, tour à tour, les façons d’un langage, nous disposant à débusquer les modelés, à reconnaître les styles singuliers, à apprécier les éléments plastiques d’une sculpture, les aspects d’un paysage, à inventorier en un mot tout ce qui se catégorise sous l’intitulé de la pluralité, empreintes, textures des matières, traits et contours du dessin, galbes d’objets, lignes virtuelles ou réelles, de partage des eaux ou bien méridiens, frontières physiques et imaginaires, points de rencontre des ombres et des lumières, toute cette vaste alchimie visuelle ne fait sens qu’à nous situer par rapport à un environnement, à nous assurer d’une géographie qui nous est propre, à l’intérieur de laquelle nous installerons notre être et les prédicats qui en définissent l’allure, en précisent l’essence, cette singularité dont le caractère inimitable signe, sans doute, ce qui est le plus remarquable dans l’individu, cet inexpugnable fortin qui n’apparaît, en définitive, qu’à être posé vis-à-vis des autres formes que constitue toute altérité.

La Nature est le premier lieu dépositaire des formes, celle qui sollicite notre imaginaire, stimule nos capacités à produire du divers, à faire naître de l’onirique à partir de ce qui, dans sa simplicité, ne dit que la modestie de sa présence. Ainsi les forêts et les arbres sont-ils les prétextes à dresser telle ou telle chimère, les empilements de rochers à évoquer l’ombre tutélaire de géants, les nuages dans leur amoncellement mouvant à nous proposer toute une fantasmagorie dans laquelle puisent nos désirs de représentation, tantôt l’oiseau au corps de brume, la déesse voluptueusement allongée dans l’éther, le moutonnement de collines dans la lumière naissante. Mais toujours domine la dimension anthropomorphe comme si nous projetions sur le réel les images qui constamment nous traversent, celles d’êtres connus, parfois oubliés, notre propre identité avec laquelle nous n’en avons jamais fini. Etrange test de Rorschach dont les taches nous questionnent à même nos angoisses, nos ombres mémorielles, le passé qui tissa en nous le réseau complexe de notre histoire. C’est sans doute ceci, la vérité, reconnaître dans chaque tentative d’acte, chaque propos, parfois de simples lapsus, mais aussi dans la résille de nos créations l’empreinte que nous posons sur les choses, qui court à bas bruit telle une sournoise maladie qui nous visite de l’intérieur, dont nos gestes, nos façons d’être trahissent la récurrente et obsessionnelle présence. Avant d’être une question que nous posons au monde, nous sommes une interrogation en miroir, une voix dont l’écho ne touche des falaises parfois éloignées qu’à revenir livrer, dans l’enceinte de notre peau, la parole qui, un instant, s’est détachée de notre être avant d’y revenir avec un accroissement du sens. Comprendre les formes ne serait-ce pas se comprendre, d’abord, comme celle qui, jouant le rôle de tremplin, nous porte auprès des choses dans une manière de familiarité ? Toujours il est urgent de se posséder en son entièreté de manière à devenir, pour soi-même, un texte lisible, un livre fondateur de sa propre aventure. Plurielle herméneutique de l’ego par laquelle affirmer la certitude d’un cogito Je suis ce que je vois, lequel, nous installant dans notre être nous met en demeure de comprendre et de posséder le monde, d’abord le nôtre qui n’est qu’une réverbération de celui dans lequel nous jouons notre rôle, récitons notre partition, avançons sur la scène qui nous est allouée comme l’espace de notre propre dramaturgie. Certes le danger existe qui consisterait à se résoudre à sa propre fascination, autre nom pour la schizophrénie. Aussi, chaque image que nous prélevons du réel, convient-il de la métaboliser, d’en faire sa possession mais avec la visée éthique de la remettre à toute altérité afin que soit initiée la boucle infinie de la communication et la nécessité pour l’homme d’un vivre ensemble, d’une mise en commun des impressions, des sensations, des intellections qui nous traversent et constituent le fonds commun de l’humanité.

Formes et hypothèses psychanalytiques.

Mais se questionner sur la forme, comme toujours, c’est tâcher d’en connaître l’origine, d’en dévoiler la source donatrice de sens. Bien des théories psychanalytiques ont fait florès, parfois au prix d’interprétations si audacieuses qu’elles ne paraissaient constituer qu’un fragile édifice conceptuel. Cependant ces théories sont précieuses en ce sens qu’elles ouvrent un champ de réflexion et, provoquant notre curiosité, nous mettent au défi de comprendre aussi bien ce qui est soi que ce qui ne l’est pas. Au nombre de ces hypothèses fécondes, celle de l’objet primaire ou objet précurseur dont Winnicott endossa la paternité avec la belle exactitude d’un esprit ouvert à la vie, à ses frémissements, aux signes qui, pour être inapparents n’en sont pas moins fondateurs d’une psychologie, d’un fonctionnement de l’âme dans son sens étymologique. Objet précurseur, certes, mais précurseur de quoi ? Or, si le langage est l’événement le plus porteur de sens, accordons-lui le fait de nous éclairer. Deux définitions du Dictionnaire de l’Académie nous y aideront : Précurseur : « Personne clairvoyante qui donne l'exemple et ouvre de nouvelles perspectives » - « Objet qui en annonce un autre, plus perfectionné, plus élaboré ». Ces nouvelles perspectives, ces objets élaborés ne sont autre que les formes grâce auxquelles tout ce qui vient à l’encontre se révèle à nous avec la puissance d’une chose à connaître et à porter aussi loin que possible dans l’ordre d’une saisie afin que l’existence, prenant son essor, nous adresse le subtil lexique que nous sommes en droit d’attendre des phénomènes et autres manifestations sensorielles.

Du sein et du sourire comme formes premières.

A lire la littérature dans ce domaine, nous nous apercevrons vite que le sein est cet objet privilégié, cible originelle sur laquelle le nourrisson va focaliser ses premières capacités de représentation, projeter ses désirs, élaborer ses formes primitives d’amour, découvrir ce qui n’est pas lui et le place au seuil de toute altérité. C’est ce mécanisme inné, cette résurgence instinctive si semblable à une force animale, à une énergie naturelle qui le pousse en direction de cet objet-forme dont l’absence épisodique et la douleur qui en résulte feront surgir le mystère de l’objet halluciné, le pouce substitut ou bien le bout de chiffon dont Winnicott (encore lui) dira qu’il s’agit d’un objet transitionnel, découverte si féconde qu’elle ouvrira toutes grandes les portes de l’explication de la sphère immense du désir et de ses motivations, de la mise en place de l’activité fantasmatique qui lui est coalescente. Autrement dit c’est tout l’édifice du comportement humain qui est ici en jeu, aussi bien que les actes qui en découlent et qui sont au fondement de notre liberté.

Mais évoquer le sein ne saurait suffire à épuiser le problème, même si on lui reconnaît le rôle insigne d’alphabet de la relation, alpha d’une prise de conscience conduisant à l’oméga d’une aperception de la réalité. Il est nécessaire, cependant, de lui associer ce que René Spitz nommait stade du précurseur de l’objet, à savoir l’apparition du sourire dans les premiers mois de la vie du petit homme. Or ces deux faits, découverte du sein, émission du sourire sont concomitants dans l’expérience du bébé qui, inévitablement, les relie l’un à l’autre en tant que polarités essentielles de son développement. La thèse qui est à formuler ici est la suivante : toute forme ultérieure succédant à ces formes primitives prendra appui sur elles, si bien qu’on pourrait en retrouver la trace éminente dans toute archéologie du Sujet qui fouillerait en profondeur le sol constitutif des modes d’être, de se comporter, de faire saillie dans le monde de telle ou de telle façon. Tous, en nous, dans la complexité labyrinthique de notre psychisme, la trace primaire d’un sein, son gonflement lacté, l’empreinte d’un sourire, sa promesse de bonheur. Comprendre ceci c’est en même temps se donner accès au répertoire infini des formes qui nous habitent comme l’ombre tapisse la caverne ou bien le soleil éclaire le domaine du savoir au même titre qu’il illumine la terre.

Ce qui se laisse approcher dans cette photographie.

Comme tout acte de vision, ce qui vient à nous de la photographie, c’est d’abord son aspect global, sorte de conflagration des formes qui, au premier regard, ne livrent que l’indistinction et le flou, genre d’illisible chaos. Il faut alors prendre du recul, se dégager de son activité de synthèse, donner site à une analyse qui, isolant les formes, en tirera des significations. Il faut procéder par zones distinctes, délimiter des aires successives, établir des ilots, sans doute procéder par hypothèses et corrections, ajouts et effacements. Car la première saisie est abstraite, dénuée de sens et l’on se perd inévitablement dans ce maelstrom où se noient les lignes et s’emmêlent les couleurs. Nous sommes semblables à ces explorateurs qui, munis d’une machette, se fraient un passage dans la densité de la savane. Puis l’éclaircie survient, les formes se précisent comme si elles surgissaient d’un brouillard. Tout en haut de l’image, la granulation de graviers pris dans du bitume, alternance de teintes beiges et marron foncé qui font penser à une glèbe. Puis, allant vers le centre, la lunule d’une feuille morte. Puis, plus bas, d’autres feuilles plus claires dont beaucoup au limbe troué, puis une plume au centre de la composition, puis quelques monceaux non identifiables, agglomérat de goudron, terre, détritus divers.

Fascination des formes.

Voici, maintenant, ce qui était inconnu est devenu connu. Le réel tel qu’en lui-même avec son incontournable coefficient de lourde contingence et la limite indépassable selon laquelle il se donne à voir. La banalité du quotidien, sa densité têtue, son évidence si étroitement matérielle que, bientôt, nous détournons le regard, en quête du prochain spectacle. A aller regarder de trop près, à vouloir sonder l’insondable nous avons fini par trouver ce que, jamais nous n’aurions cherché au hasard de nos promenades. Combien nos pas d’automne piétinent de telles inconséquences dont nous n’avons même pas conscience ! Le monde, tout comme le firmament est constellé de milliards d’étoiles, est le lieu de rassemblement d’une infinité de minuscules dramaturgies (la mort d’un oiseau ; la chute d’un grésil dans le blanc de l’hiver ; la queue d’un cerf-volant envolé par une tornade ; la touffe de goémon sur les eaux vertes de l’océan et encore mille minuscules faits sans importance qui sillonnent la Terre et le ciel de leur trajet invisible), le monde donc est la scène sur laquelle, à chaque seconde, se produit un événement qui disparaît à même son apparition. Nous n’y sommes pas attentifs et voilà que notre destin ne s’en trouve nullement atteint. Pourtant, combien de charge de poésie dans la modestie de ce mince tableau d’automne, combien l’atmosphère en évoque, pour qui les a lues, les belles pages de « La Mare au diable » au travers desquelles Georges Sand, dans cette belle langue lyrique qui était la sienne, nous décrivait une scène de labour dans son Berry natal, cette terre si bien disposée à accueillir les phrases amples et les descriptions bucoliques correspondant en tous points à l’esthétique du romantisme. Regarder le simple, pourtant, ne nécessite aucune propédeutique intellectuelle, ne suppose aucun préliminaire à la saisie de la beauté. Il faut, tout simplement se confier à sa propre intuition, méditer, rêver, contempler, seules conditions préalables à la perception de ce qui veut bien se dévoiler à un regard curieux.

Mais nous étions partis des formes, nous avions évoqué le jeu qui consistait à les débusquer au milieu des mailles complexes du réel. Jouons donc maintenant et éprouvons la joie inépuisable des significations que, souvent, nous traversons sans les voir, qui nous traversent sans que nous y prenions garde. L’énigmatique peinture-photo de Pascal Hallou, nous avons pris la liberté d’en effacer quelques fragments afin de rendre visibles, ces formes si fascinantes, parfois animalières, souvent humaines puisque de l’humain nous sommes le support et que notre propre subjectivité trouve toujours à s’y loger en quelque manière. Ce que nous regardons, ce qui nous regarde, tout ceci nous constitue comme notre monde le plus proche, celui que nous pouvons nous approprier car si nous sommes au monde, nous ne le sommes qu’à être auprès des choses. Là est sans doute notre plus grande vérité. Sachons cueillir ce qui est à notre portée !

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