« Un jour nouveau se lève ».
Photographie : Gines Belmonte.
Le jour comme une hésitation…
Le jour est comme une hésitation à l’horizon, une faille encore à peine ouverte, une promesse de dépliement. Les choses sont au repos. Nul bruit qui viendrait froisser l’eau, en altérer la sublime pellicule. Nul mouvement sauf le gonflement à peine esquissé du flux et du reflux, cette métaphore de la respiration humaine, des battements du cœur, ce compteur existentiel qui fait tourner ses rouages à notre insu. Comme pour nous rassurer. Suspendre le glaive. Laisser la vie faire ses fantaisies, dilater l’espace du rêve, inviter à paraître la rumeur romantique pareille à une guirlande de fleurs dont la fragrance, longtemps, ornerait la sève disponible de nos fronts, allumerait sur la sclérotique de nos yeux l’envie d’être dans le luxe du jour qui vient. Au loin la garrigue semée de cailloux, traversée de la course bleue des muscaris, ponctuée des grappes rouge sombre des orchis. Puis les étangs, ces flaques immobiles tournées vers le ciel, miroirs réverbérant l’infini. Puis la mer, immense, au dos énigmatique, à la présence si mystérieuse qui court, au loin, vers d’étranges contrées que, sans doute, nous ne connaîtrons jamais. Tout est là, posé devant nous comme un décor de théâtre avec le rideau de scène des nuages, cette lame grise qui n’en finit pas de tomber et, dans l’échancrure de sa parution, l’œil blanc du soleil, sa traînée vermeil sur la vitre d’eau que fragmentent les copeaux d’air. A gauche une digue de pierres qui fait son môle noir puis disparaît à la vue, attirée par la densité des abysses. A droite, mais nous ne l’avions nullement aperçue, la silhouette d’un homme à la limite d’une visibilité. Aussi bien aurions-nous pu la prendre pour un élément du paysage, tronc levé sur le bord du rivage, balise destinée à indiquer le dessin de la côte aux navires hauturiers qu’une brume aurait égarés, ici, tout près du banc de gravier que piétinent les mouettes et les goélands.
L’univers se tait.
Imaginons, maintenant, qu’une étrange magie ait subtilisé la silhouette humaine, ne laissant devant nos yeux que le spectacle d’une généreuse nature, mais livrée à elle-même, vivant de sa propre autarcie, hors la conscience de l’homme qui la vise, lui donne sens et l’accomplit en une certaine manière. Voici ce qui se produit. Sur la rétine de notre œil, sur la courbure de notre esprit, dans les arcanes complexes de notre âme, il y a comme une rémanence, une insistance, une persévérance dont nous aurons le plus grand mal à nous détacher, n’en faisant qu’un deuil partiel. Il n’est pas si aisé, en effet, de considérer le monde en excluant de son spectacle sa composante anthropologique. Alors quelque chose manque. Alors nous sommes orphelins. Nous sommes pareils à des nouveau-nés soudainement expulsés de l’antre amniotique qui les hébergeait, simples souvenirs d’un océan primordial, d’efflorescences imaginaires qui collent encore à nos fontanelles à peine jointives, failles non encore occluses par où s’invagine l’angoisse, où surgit la grande peur d’une solitude à assumer jusqu’au vertige. Mais, ce sentiment diffus que nous sentons poindre en nous, identique à un flot d’équinoxe, songeons un instant que la nature, un instant métamorphosée, en ressente par une sorte de curieux animisme, une désolation identique à la nôtre alors que, tout juste expulsés de notre territoire originel, nous errons sur le rivage tels des naufragés.
Il faut croire à une désespérance des nuages, à une éclipse du soleil, à une brisure de l’horizon, à un repli de l’eau en quelque endroit mystérieux semblable à une grotte. Car plus rien, alors, ne devient visible. Plongée dans la confusion. Connaissance du chaos. Perte du cosmos dont le regard de l’homme était porteur, posant la quadrature du monde, disposant ici les flots régénérateurs, là cette vague accueillant l’arche de Noé des Existants, là encore la meute de pierres noires où trouver refuge par mauvais temps. Car le nuage est muet. Le ciel silencieux. Le vent immobile. La mer paralytique. Les rochers privés d’assise dès l’instant où nulle conscience ne les vise, ne les synthétise pour les porter au réel et en féconder la belle présence. Comme le serait la peau du reptile après que l’exuvie a eu lieu, que la tunique d’écailles ne témoigne plus que d’une vie passée, peut-être d’une existence rampante, au ras du sol, mais existence tout de même avec le subtil déroulement de ses anneaux, avec ses éclats mercuriels dans la plaine d’herbe ou bien le glissement parmi les pierres de la garrigue. Seul l’homme est à même de percevoir toute cette richesse ontologique, de la porter sur les fonts baptismaux de la pensée, de la traduire en langage, d’en faire une poésie, d’en bâtir une légende, d’en tirer un savoir, d’en déduire une connaissance, d’en édifier une morale. Etonnant jeu des métaphores du vivant, incroyable fécondité des métamorphoses successives par lesquelles se disent aussi bien l’ouverture de la rose que le chant d’amour, le faible éclat du lampyre dans la nuit d’été. Miracle de l’hélice qui se déploie et porte, comme dans une chaîne d’ADN, le secret de l’être, cet inatteignable qui nous fait aller de l’avant, désirer, aimer, féconder l’Amante afin que le prodige ait lieu dans le temps et l’espace, éternel retour du même avec lequel les hommes n’en auront jamais fini, long poème de l’univers, immense tablette mésopotamienne sur laquelle nous gravons, à l’infini, les signes de ce que nous sommes, la lumière des étoiles, l’urgence à dire ce bonheur qui nous a été octroyé un jour, dont nous sommes comptables vis-à-vis de notre conscience, ce falot à l’infaillible étincelle qui perce la nuit de l’inconnaissance de son impérieuse nécessité. C’est ceci que nous dit Diderot, cette vision de l’homme comme fondatrice de toute Histoire, dans un article de l’Encyclopédie :
"Si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la Terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette. L'univers se tait ; le silence et la nuit s'en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d'une manière obscure et sourde. C'est la présence de l'homme qui rend l'existence des êtres intéressante."
L’homme en contemplation.
Et maintenant, comment ne pas rapprocher cette belle photographie de l’œuvre romantique de Caspar David Friedrich intitulée « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » ?
Source : Wikipédia.
Si, regardant le paysage, l’homme donne lieu et sens à ce dernier, nous livrant à l’approfondissement de son étrange posture, une certitude surgit pour nous : ce sens ne saurait être que réflexif, se rapportant à lui-même, l’homme. Le monde est un évident miroir dans lequel tout individu, prioritairement, indubitablement, est en quête de soi. Qu’est ce nuage pour moi ? Cet horizon de quelle manière s’adresse-t-il à moi ? Cette mer que dessine-t-elle pour moi que je n’aurais pas saisi ? C’est donc toujours sur le mode du pour-moi que l’univers fait sens et se laisse décrypter. Ego de l’homme face à l’ego du monde. Double réflexivité au gré de laquelle chacun trouve sa place et signifie dans l’horizon des choses. Sans doute objectera-t-on que soleil et nuage ne pensent pas, que le phénomène que nous leur adressons par notre simple présence ne les incline, les choses, à nulle visée intentionnelle. Certes, mais ceci est une assertion strictement humaine. Qui donc pourrait affirmer que la mer, aussi infinitésimale soit son niveau de conscience, son accueil à la connaissance, serait dépourvue de toute aptitude à éprouver depuis le centre de ses molécules d’eau, de ses mouvements liquidiens, quelque tremblement qui serait comme l’écho d’une pensée ? Sans doute cette concession faite aux choses eu égard à un atome de jugement résulte-t-elle d’un naïf panthéisme faisant de tout événement sur terre le réceptacle de sensations, le territoire d’une possible formulation interne fût-elle du genre du microcosme alors qu’en cette matière l’homme aurait, étrangement, la dimension du macrocosme dont, pourtant, il n’est qu’un infime et, sans doute, insignifiant fragment. Il faut redonner valeur aux choses, creuser la place qui revient de droit à la nature, la respecter comme la matrice qui nous a portés, a déplié la corne d’abondance dont nous pensons qu’elle nous est redevable de tout, ciron que nous sommes au regard de l’infini pour reprendre, dans l’esprit, les célèbres termes pascaliens. C’est seulement dans ce bel échange, dans cette dialectique fondatrice de l’exister où chacun reconnaît l’autre comme son égal - l’homme, la nature - que réside notre plus grande chance de constituer un avenir commun, sans crainte aucune de sombrer dans une bluette onto-écologique qui ne ferait que nous abuser et ne nous disposerait qu’à poser des questions inopportunes. L’erreur fondamentale de tout solipsisme, la faille inévitable dans laquelle nous précipite tout égotisme assidu est de nous persuader, nous les hommes, que notre royauté est telle, nos mérites si grands que tout ce qui n’est pas nous se présente seulement comme objet dont nous pourrions user à notre gré dans un rapport de suzerain à vassal dans lequel toute chose, hormis l’homme, serait en situation d’hommage à rendre à celui qui le dépasse et le contraint à exister du haut de son naturel mérite. Mais que ferait l’homme, que deviendrait-il sans la source qui l’abreuve, le soleil qui l’éclaire, le sentier qui lui indique la voie à suivre afin de ne pas s’égarer ?
Être à soi devant le monde.
Que le monde existe, que nous le reconnaissions pour tel, que nous instaurions un dialogue avec lui ne nous prive nullement de l’examen de Celui, Celle que nous sommes. Bien au contraire c’est la confrontation primitive de l’homme avec l’univers qui est essentiellement fondatrice de ses sentiments, de ses ressentis, condition d’émission de tout jugement d’une subjectivité en acte. Le monde est le tout autre que moi, l’étalon, le système métrique auquel je me réfère, consciemment ou à mon insu afin que ma position terrestre, humaine, soit dotée des polarités qui me conduiront sur le chemin de la vie. Je regarde la mer, comme l’inconnu de la photographie. Je contemple, depuis le socle de rocher de Caspar David Friedrich, la vapeur des nuages, la montagne à l’horizon, peut-être cette indistincte bâtisse qui paraît surgir d’une nappe cotonneuse. Je perds mon regard dans le firmament d’une nuit blanche que troue le dard des étoiles. Je vise tout ceci et, d’abord, je vise celui que je suis car c’est bien de moi dont il s’agit en dernière analyse, des perceptions qui vont jaillir dans l’antre de mon cortex, des images qui vont inonder l’écran de mon lobe occipital, des éblouissements qui illumineront la chambre secrète de mon imaginaire, des vertus apéritives qui vont faire de mon âme une vibrante ambroisie, une matière ignée, le foyer d’une étrange combustion. Tout est toujours question de mienneté, cette égoïté métaphysique, certes lointaine, certes insaisissable. Pourtant elle n’est réellement nôtre qu’en raison même de sa fuite, de son inconsistance, de sa nébuleuse empreinte. Serait-elle préhensible, elle revêtirait le prédicat de la chose, elle se verrait réifiée, reconduite au statut de la pierre, de la cendre, de l’éclisse de bois sous le derme de l’écorce. Or, c’est certain, nous ne prenons conscience de nous en notre être qu’à nous poser face à la matière, à quelque de chose de dur, de compact, afin que, délesté de cette confondante mutité nous puissions entendre le langage de la légèreté, le déploiement de l’arborescence, le susurrement de l’écume. Certes il est paradoxal d’évoquer ces buées, ces évanescences de manière à faire s’élever la polémique par laquelle donner à s’affronter, en une belle joute, le corps que nous sommes, l’esprit qui souffle et fait gonfler l’outre de notre peau, l’âme qui assure le tout de sa combustion car toute vie est énergie, puis sa perte progressive, puis…
Mais cette apparente digression ne nous éloigne guère de notre propos de départ qui posait l’homme comme créateur du paysage et, par simple effet de réversibilité, faisait de ce même paysage un miroir regardant l’homme, un vis-à-vis lui intimant l’ordre de s’y retrouver avec lui-même, que ce soit en mode d’image poétique, de peinture romantique, de délibération philosophique. Trois modes d’accès à une unique vérité. C’est par l’altérité du monde que nous avons accès à nous-mêmes car, sans cet étalon du réel comment s’y retrouverait-on avec soi ? La solitude serait immense qui nous conduirait à la folie. Ce qui devient intéressant à partir d’ici, c’est de chercher à débusquer, dans l’attitude de ces Voyeurs, les traces dont ils sont en quête. Car ce sont assurément des chercheurs. De poésie ? De silence ? D’absolu ? D’un inatteignable Rivage des Syrtes ? D’une utopie à la Thomas More ? D’un peyotl, d’une mescaline qui, traversant leurs corps de chair les exilerait de cette lourde pesanteur pour gagner quelque cime éthérée, peut-être découvrir une transcendance ?
Si l’homme crée le monde, fabrique le paysage à la manière d’un énoncé performatif qui, disant la chose l’installe - (« Je déclare la session ouverte », et l’événement a lieu à l’aune du verbe qui le produit) -, « Je regarde la mer » et voici la mer devant moi avec la certitude qu’elle n’est nullement une invention, une fiction, une simple hallucination - (car, ne la regardant plus, pour moi, elle devient, à proprement parler « in-existante », privée de lieu et de temps) -, si, donc nous créons ce que nous voyons (entendons, touchons…), c’est tout simplement en raison du fait que nous sommes un monde nous-mêmes, un bref cosmos avec ses coordonnées polaires, ses trajets de comètes, ses portes de communication, ses passerelles, ses lois, ses propres règlements, ses levers de soleil et ses couchers de lune, c’est que nous sommes un univers en miniature avec son origine et sa fin, sa course au milieu de l’éther, ses résolutions immédiates et ses atermoiements infinis, avec sa morale et son inclination à la faute, avec son inextinguible laideur et son incroyable beauté. Et si solipsisme il y a, si l’égoïté fonde notre nature c’est eu égard à cette belle autonomie par laquelle nous nous donnons assise à nous-mêmes en même temps que nous élevons le tremplin par lequel rencontrer les choses du monde. Mais revenons un instant à la belle photographie de Gines Belmonte, à la peinture de Friedrich et installons-nous dans la peau de ces personnages en méditation qui nous fascinent parce que méditant, parce qu’ils sont NOUS face au mystère du paysage. Face à celui-ci, le paysage, nous avons fait, jusqu’ici, l’économie du prédicat essentiel qui, nécessairement, doit lui être appliqué comme sa nature la plus propre : SUBLIME. Oui, c’est de ce sentiment du sublime dont nous sommes atteints dans notre chair puisque, aussi bien, nous sommes ce Contemplateur de l’image face à la trace ouvrante du soleil, cette silhouette en redingote se détachant sur la mer de nuages. Nous n’avons d’autre ressource que d’être ces énigmatiques personnages. Ne le serions-nous pas et alors nous serions sortis de ces étranges représentations, nous serions ailleurs qu’en leur belle rhétorique. Si notre thèse est logique (et il faut qu’elle le soit), en toute rigueur nous dirons que le sublime, à l’instar du paysage qui le sécrète, c’est nous qui le fondons et lui donnons essor. Essentiellement de deux manières. Ou bien nous inclinons à une attitude apollinienne teintée de réserve, allouée au calme, longuement méditative et alors nous serons dans la photographie situé à l’incipit de cet article où tout semble reposer dans la sérénité, où la nature elle-même est empreinte d’une douce poésie, non encore saisie du rythme du temps, en attente, sur le bord de l’évènement. Ou bien nous sommes pris dans une sorte de bouillonnement dionysiaque, de turbulence et alors, avec Caspar David Friedrich nous serons face à un spectacle grandiose, à des éléments en mouvement, à l’effervescence blanche des nuages, à la majesté des pics pareils aux arêtes des glaciers. Mais peu importe la nature à laquelle s’abreuve le sublime. Ce qui demeure essentiel c’est la trace déposée à la manière d’un vivant sédiment dans la conscience humaine. Ces moments de recueil, jamais ne s’effacent, qu’ils soient liés au repos ou à la puissance. Et ils s’oblitèrent d’autant moins que c’est nous qui les avons amenés à leur déploiement à la seule force de notre regard. Ce pouvoir, cette condition de possibilité strictement humaine est, bien évidemment, une des composantes, peut-être la plus inaperçue, la plus secrète de la sublimité, mais ô combien fondatrice d’un sentiment d’exister, parfois avec ivresse.
Certes l’homme crée le paysage mais est, en retour, créé par lui. Comme si tout sens n’était que le passage d’une réalité à une autre, d’une relation à une autre, une transitivité, une mobilité, un échange, l’intervalle à combler entre deux mots que leur autarcie réduirait à néant. La phrase ne prend son effectivité réelle qu’au principe de l’enchaînement des mots. Les mots, isolés, abstraits de leur contexte, sont immanquablement atteints de vacuité et résonnent comme les gouttes d’eau qui, se détachant de la margelle d’un puits, se précipitent dans un abîme sans fond. Du lexique épars qui nous est confié, il faut faire une syntaxe, élaborer une sémantique, puisque, aussi bien, nous sommes langage et sans doute que cela. Oui, nous sommes cette médiation de nous-mêmes aux autres, des autres à nous-mêmes. Tout autre essai d’exister en dehors de se sublime balancement, de cette immémoriale oscillation serait voué aux gémonies. Nous ne sommes qu’un balancier entre deux pôles identiquement fascinants, naissance et mort en tant qu’accomplissement des projets-jetés que nous sommes. Là est la plus belle aventure de notre condition. Il suffit d’en écrire la légende.