Photographie : François Jorge.
Les journées de Felicidad commencent toujours ainsi. Dans sa hutte de planche et d’écorces, tout en haut de la colline habitée par les vieux arbres, chênes-lièges, oliviers décharnés par le vent, Felicidad vient au jour avant que celui-ci ne s’éveille. Dans le corps du jeune enfant (il vient tout juste d’avoir douze ans), c’est soudain comme un tumulte, un étrange remuement qui déploie ses ondes. La nuit est encore enracinée, soudée au socle de la terre. Elle fait ses mailles noires parmi le lit de mousse et de feuilles. Elle serpente, sinue, s’enlace aux chevilles qu’elle entoure d’un lien pareil à un anneau de métal. Felicidad en sent le magnétisme, en éprouve le long frisson alors que le sommeil rôde encore dans le massif alourdi de ses yeux. C’est comme une gangue, une étrange présence qui sourd du limon pour dire au jeune garçon la survenue de l’instant fugitif, le don surpris de l’heure native, l’offrande sans cesse renouvelée dont il faut se saisir avant que le vertige de l’exister ne s’en empare et n’efface tout dans la touffeur d’un futur sans mémoire. Cela n’attend pas. Cela s’impatiente. Cela fuse dans les membres, fourmille dans les doigts, allume dans la roche grise du cortex ses millions de bulles, cela répand ses solfatares dans les replis complexes de la conscience.
Felicidad se lève, rafraîchit son visage à l’eau limpide d’une cruche. Se vêt d’une chemise légère de toile, d’un bermuda usé dont la trame révèle le dénuement du jeune garçon. Sous ses pieds nus, sur le sentier qui court vers le village, des chutes de glands, des éboulis de cailloux sombres comme l’étoupe. Du chemin, tout est connu, le moindre replat, les courbes, les plis de glaise, les billes érodées qui glissent sous les pieds. Descendre, ici, sur le chemin en lacets, au milieu de la forêt de romarin et de serpolet est un luxe inouï alors qu’en contrebas, les cubes des maisons sont teintés d’un bleu profond identique aux rêves des hommes qui les habitent. Nul bruit qui viendrait troubler le silence, sauf, parfois, la chute d’une poussière, l’envol d’une feuille à contre-jour du ciel. Felicidad n’a rien mangé. Au creux de son abdomen il sent l’outre vide qui s’emplit des fragrances nocturnes, friselis de lavande, lacis musqué de l’humus, effluve des pins qui se dissimule encore dans la fraîcheur. C’est de cette manière que doit s’accomplir le rituel : devenir léger comme la clarté, confier sa nasse de peau à la poussée de l’air, faire de son corps le réceptacle de tout ce qui veut bien s’y loger, déployer l’harmonie des sens, ouvrir le spectacle du monde. C’est alors comme d’être oiseau, sterne fonçant dans l’entaille du jour, chute de la mouette vers le dôme noir au-dessus des flots blancs, goéland à la forteresse de plumes dont l’œil gonflé, circulaire, prend acte du monde à même la grâce de son vol.
Maintenant le chemineau est sur la bande de bitume et de schiste brun qui quadrille le village. A droite la grande bâtisse couleur d’écume ternie de l’Amistad. Il lui semble entendre, pareille à une incantation, la rumeur des Joueurs de Tarot dans la grande salle à la lueur de crypte. Puis la minuscule place cernée d’arbres exotiques (personne n’en connaît la provenance) où, des heures durant, les Vieux vêtus de noir déroulent leur vécu si semblable aux filets qu’ils jetaient, autrefois, dans la baie pour y pêcher de quoi faire succéder le jour au jour dans la monotonie d’un temps circulaire, toujours renouvelé. Puis les arcades blanches du Pitxot avec, sur la hauteur, la forteresse de l’église qui veille au repos des hommes. Le Cafe La Habana est muet derrière ses rideaux tirés, sa herse de métal qui en défend l’entrée. Felicidad aime cette heure solitaire qui lui fait penser au début d’un univers, à l’étonnement qui doit en couronner la survenue, au bonheur simple de connaître les choses dans leur immédiateté, leur origine, pure comme l’eau de source.
Après avoir dépassé les barques bleues et blanches couchées sur le flanc, un lit de cailloux plats en guise de flots, Felicidad s’engage sur un sentier qui longe la baie. Suite mouvementée de roches trouées de bulles qui escalade et descend, bifurque, s’élève en promontoire par où le miroir de la mer se laisse apercevoir jusqu’à la courbe infinie de l’horizon. La nuit, maintenant, est semée de larges entailles bleues. Les habitations sont phosphorescentes. L’air a brusquement fraîchi. Le jeune garçon sait que ce phénomène signe la venue du jour, que, bientôt, le grand dôme liquide s’allumera en des teintes de corail et de cuivre. Une ivresse que le regard aura du mal à enclore. Juché tout en haut d’un éperon se jetant au-dessus du vide, Felicidad est pareil à une vigie qui veillerait sur sa citadelle, peut-être ombre tutélaire protégeant, tel un dieu en clair-obscur, le destin des hommes. Le disque du soleil est à peine une mince lunule émergeant au loin d’un liseré de brume. Le silence est grand qui se tend sous le mystère de l’apparition. Alors on est comme dilaté de l’intérieur. La lumière a pénétré en vous. Vous la sentez gonfler vos poumons, faire se lever les alvéoles, soulever le diaphragme, envahir le visage qui se teinte à la façon d’un masque antique, peut-être d’un fétiche africain ou bien d’un objet de culte Maya à l’éblouissant rayonnement.
On sent bien que cet événement est singulier, non reproductible, que nul essai mimétique, fût-il le plus accompli, ne portera à nouveau devant la conscience ce qui vient d’avoir lieu et temps uniques, absolument uniques. Même le pinceau magique d’un Vincent, même la roue solaire de ses « Tournesols » seraient en peine de dire la majesté de l’instant. Car la peinture dans son essai de transcender le monde demeure un médium, à savoir un intermédiaire, un signifiant appelant un signifié mais ne s’y substituant jamais. Quoique subtil, élevé, sublime, le temps de l’art n’est jamais le temps de la réalité, le temps irreprésentable de l’instant fugitif, de l’éclair qui illumine la conscience et la ravit à la seule mesure de cet indicible, ce fameux « kairos » des anciens Grecs, « moment décisif » par lequel les choses se donnent sans retenue jusqu’à l’incandescence de leur essence. Dès que l’heure de la manifestation a basculé, aussitôt s’efface la transcendance qui fait place à la sourde immanence des événements quotidiens, à leur mutité, à leur refuge dans l’abîme de l’inconnaissance. Ceci nous le savons de l’intérieur même des fibres de notre corps et c’est la raison qui nous tétanise, nous met en tension, nous fait vibrer dès que l’arc-en-ciel de la beauté s’ouvre en même temps que notre esprit se dispose à en recevoir la généreuse semence.
Les yeux de Felicidad sont semblables à cette baie merveilleuse qui l’accueille en son sein et lui communique la plénitude dont seul le regard de l’âme peut être gratifié, plénitude qui porte à son acmé chaque chose qui lui est confiée dans le souci de son être. L’eau est une plaque d’or et d’argent, un sentiment d’appartenance à l’immensité. Mystère de l’instant, cette subite intuition aussitôt disparue qu’entrevue, lorsque la grâce d’une révélation la féconde et la métamorphose en éternité, ce temps sans début ni fin que seule peut abriter la mesure illimitée d’une cosmologie. La mer s’irise, se divise en ruisselets multiples, en miroirs qui réverbèrent la pure beauté de cet enfant aux yeux de lumière. Beauté de son corps diaphane, des pupilles, ces réceptacles pareils à une amphore grosse d’infinies richesses, beauté des mains qui recueillent cette donation comme leur bien propre, beauté de la conscience de soi qui touche au ciel, s’abreuve aux étoiles et regarde tout ce qui paraît avec l’infini vertige d’un sillage de comète. Alors il n’y a pas à distraire sa vue de ce qui se présente à la façon d’un absolu. Nulle part au monde ne se livre une scène identique. Nulle faille de la terre où inscrire la force d’une esthétique, la puissance inouïe qui se révèle, ici et maintenant, comme si, plus jamais, l’ivresse ne devait avoir lieu qui ferait de l’homme le recueil exact d’une vérité. Une dernière fois Felicidad scrute le liquide en fusion, observe de toute la force de son jeune âge la gueule de l’immense convertisseur d’où tout semble surgir comme si l’on assistait à la naissance du monde, cette lave qui n’en finit pas de couler, entraînant avec elle l’inatteignable roue du temps, ouvrant la fluence inépuisable de la matière.
Déjà l’instant n’est plus qui a replié ses rayons, les a dissimulés derrière quelque mystérieux diaphragme d’où, sans doute, il regarde les hommes en attente de sa prochaine naissance. Le temps est cette énigme qui, jamais, ne trouve de réponse qu’à être recommencée. Le ciel commence à se décolorer. Le jaune d’or vire à l’argent, puis au bleu pareil à la douce efflorescence du myosotis. Loin, là-bas, dans le village, les premiers étals que l’on ouvre, les premières terrasses où, bientôt, se disposeront des hommes bavards, des femmes volubiles, des coupes pleines de fruits et de saveurs. La vie en son inépuisable effusion. Felicidad croise les groupes matinaux. Nul besoin de les saluer pour faire trace et dire son sillage à la face des choses. Les promeneurs, étonnés, voient la lumière ruisseler, couler des yeux de l’étrange enfant, grimper le long des façades blanches, s’enrouler autour des lianes des volubilis, faire sa bannière étincelante sur le fronton de l’Amistad qui, maintenant, se dresse dans la gloire du jour. La journée passera. Le crépuscule fera basculer la clarté derrière l’arc de l’horizon. Dans le ciel teinté de suie, les premières étoiles déplieront le long poème de la nuit. Dans son havre de feuilles et de planches à claire-voie s’endormira l’enfant-prodige qui donne au temps son impulsion à la manière d’un dieu joueur. Demain sera à nouveau l’instant auroral, puis le zénith, puis le nadir, puis la toile noire du firmament comme pour dire le long récit de la marche des hommes. De la marche du monde. Une seule et unique destinée. Une lumière s’allume. Une lumière s’éteint. Le sémaphore est en marche qui, jamais, ne s’arrêtera.