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14 janvier 2024 7 14 /01 /janvier /2024 09:32
Blancheur, Silence & Solitude

Source : Photos en noir et blanc

***

« Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection.

Pour ma part, je n’ai jamais souffert que de la multitude. »

 

Friedrich Nietzsche

 

“Ecce Homo” (1908), II, « Pourquoi je suis si malin »

 

*

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Tout repose ici dans la perfection de soi. Tout paraît dans l’entièreté de son être. Tout conflue en un seul et unique endroit. Le Ciel est une immense glaçure, le jeu du Blanc sur le Blanc, autrement dit l’aire d’une exactitude, le peu d’éloignement de soi, la superposition de la pure Beauté et de toute chose belle qui ne peut provenir que de l’intérieur, de cette infrangible amande qui est le lieu même du sans-partage, de la joie amassée en elle-même, cristal dont la vibration est certes inaudible et d’autant plus précieuse au titre de ce retrait. Le ciel est partout à la fois et pourtant il est bien Ce ciel et nul autre qui viendrait partager son essence. Il est lui et le Tout Autre et ceci n’est nul paradoxe car, fondé essentiellement, il contient en lui le Tout du Monde, chaque chose lui est redevable d’exister. Il est l’Unique Foyer à partir duquel les Choses les plus diverses, les plus multiples connaissent l’offrande infinie de leur floraison. C’est sur ce fond du Ciel, en tant que fondement, que toute chose s’appuie et déploie sa prétention à paraître de telle ou de telle manière.

 

Le Ciel est l’unique faveur

qui donne aux Choses leur mesure,

leur octroie un espace,

les installe dans leur temporalité.

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Jusqu’ici, il n’a été parlé que du Ciel et, bien entendu, il a été parlé de Tout. Puisque le Ciel est le Tout. Le Ciel est la Blancheur. Du centre de qui elle est, la Blancheur, cette Blancheur, et toute autre faisant sa tache claire, scintille, rayonne, efface les ombres, disperse la nuit tout au bout des pointes extrêmes de la Rose des Vents.

 

Blancheur du Mistral.

Blancheur de la Tramontane.

Blancheur du Grec,

 

   ces trois souffles du Septentrion qui portent en eux la respiration vitale du Monde. Purgé de ses défauts, vidé de ses miasmes, débarrassé de ses impuretés,  le Vent Blanc est pureté de soi dont tout être accompli voudra être la pointe avancée, la flèche libre d’atteindre sa cible, ce Soi qui fait son feu diaphane au centre de l’Être, genèse se ressourçant à sa propre origine. Quand le Blanc atteint son acmé, son point de non-retour, c’est tout simplement l’Absolu qui se donne en tant que la seule réalité possible. Tous ses entours ne sont que fantaisistes diapreries, mirages et reflets à l’infini.

   Blancheur germinative de la Neige, tissage de fins cristaux, assemblage du Simple avec le Simple. Tautologie du Sens, la Neige est à elle-même sa propre confirmation, tout à la fois son esquisse et sa forme ultime, indépassable. Neige, blanc manteau et tout repose sur elle dans l’exacte confiance. Nul piège qui s’ouvrirait. Nul dessein qui biaiserait le réel. Naturel abandon de chaque grain blanc avec le grain contigu. Osmose qui fond en l’Unique l’exubérance du multiple. Neige est fugue en sourdine, mais seulement fugue à elle-même, son qui sourd de son propre mystère. Ici, quelque part, dans la vacuité boréale, tout n’est que glissements blancs :

 

du renard polaire à la fourrure abondante ;

du lièvre variable, ce timide nommé « Monsieur Blanchot » ;

de la Perdrix blanche dissimulée sous ses voiles de plumes ;

de l’Hermine au mince pelage, aussi vive que discrète.

 

Neige en tant que neige

et Silence tout autour.

  

   Silence, le mot magique, le mot-flocon, le mot-plume, le mot-écume se dit sur le mode de l’infinie retenue. Ne peut déborder de lui sous peine de s’écrouler sous la meute pressée des harmoniques venant des choses même les plus dissimulées. Silence est une bulle transparente à la façon d’une diatomée, à la manière d’une paramécie, flottant entre deux eaux, cils vibratiles agitant l’onde dans l’imperceptible trace d’une impulsion à peine donnée.

 

Silence est texture

impalpable

de l’Âme,

feu sourd

de l’Esprit,

recul et méditation

de la sublime Raison.

 

   Les mots tels les tirets de l’alphabet Morse et leur espacement, ces Vides, ces Riens, ces Silences qui tressent la matière inépuisable du Sens. Entre les Mots, beaucoup de Silences, cela signifie beaucoup de compréhension, le début d’un merveilleux déchiffrage des signes ici et là répandus à foison.

   Et l’Arbre, mais est-il simplement arbre à l’essence définie, par exemple peuplier, aulne ou bouleau ou bien est-il, tout à la fois ce qui, du peuplier, de l’aulne, du bouleau peut être extrait afin que, regroupé sous la forme d’une seule et même unité, d’une généreuse et inimitable IDÉE, se puisse camper ici, au centre même de l’absolue Blancheur, sa fermeté, sa puissance, son inépuisable énergie ? Nous sentons bien qu’il dépasse toute rencontre ordinaire à l’angle d’un bois où au milieu de la futaie, qu’il nous convoque à l’essentiel, qu’il relativise le contingent, apparaît selon l’altière figure de la nécessité. Il est l’Unique qui nous fait signe depuis l’ouverture même de son inépuisable Destin, tout comme ce Banc, cette assise au gré de laquelle nul ne trouve ni sa halte, ni son repos, ce Banc dit le précieux de sa présence insolite dans ce décor de Fin du Monde ou, plutôt, de son Origine. Car tout semble sur le point de s’ouvrir, dépli de talc de la corolle, songe d’écume des pétales, jet dans l’espace au-devant d’un Silence qui pourrait bien devenir Parole si quelque chose devait se dire d’une possible effectuation en germe, d’une pulsation retenue en-deçà des lèvres du Réel. Tout est disposé là dans la forme idéale et idéelle d’une Liberté dont nulle entrave ne pourrait compromettre la manière d’éternité.

   Å l’évidence, il y a liaison indéfectible entre Blancheur, Silence et Solitude, comme si la présence de l’une ne paraissait qu’à la lumière, à la félicité de l’autre. Et puis il y a la subtile venue à nous de ces trois pieux noirs qui ne disent rien d’autre, en mode plus contrasté, que ces trois natures qui nous occupent : Blancheur, Silence, Solitude, comme s’ils voulaient en un simple écho, constituer le diapason de leur Sens quasi invisible. Nous ne sommes partis de l’aphorisme de Nietzsche que pour y mieux revenir : éternel retour du même. Il semblerait que l’essence même du Génie, ce don inépuisable de ressourcement, n’ait nul besoin d’aller chercher hors de Soi la justification de son multiple rayonnement. Ce qui, pour l’homme ordinaire, se donne sous le genre du diffusif (chercher mille ferments qui le situent dans le Monde et auprès des Autres), se traduit chez l’homme de Génie à l’aune de la brièveté, de la concision. Ainsi en est-il des Grands Esprits dont l’acte créatif (démiurgique, pourrait-on dire), s’origine à la simple triade Blancheur, Silence, Solitude. Toujours il nous faut avoir en mémoire ces trois pivots qui sont le sol même du suressentiel surgissant à même le tissu du chef-d’œuvre. La relation du Génie à ces trois clartés, se dit de la manière suivante :

 

Blancheur comme puissance

de l’Origine, du virginal

Silence comme anticipation

de la Parole juste

Solitude comme condition de possibilité

 de l’effectuation du geste artistique.

 

   Imaginerait-on un Jean-Jacques Rousseau qui, dans sa « Cinquième Promenade » autour du Lac de Bienne, se laisserait guider par la Noirceur, émouvoir par le Bruit, distraire par une Compagnie aussi nombreuse que bavarde ? Parlant du Pays qui l’accueille, ne dit-il :

   « …mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

   Évoquerait-on Nietzsche décrivant la forêt où vit le vieil Ermite à la mesure de cymbales qu’agiterait son Zarathoustra, le convoquerait-on animant un vibrant colloque devant une foule qui ne comprend nullement son message ?

    « Alors Zarathoustra retourna dans les montagnes et dans la solitude de sa caverne pour se dérober aux hommes, pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. »

   Solitude du Génie dans son éternel et lucide face à face avec lui-même, il est l’Universel à lui tout seul, il est la trace non inscriptible sur l’ardoise ordinaire des jours, il lui faut une sorte de falaise marmoréenne utopique sur laquelle graver, ce qui, tout à la fois, est sa pure Joie, à la fois sa chute la plus Tragique. Par essence, la vision du Génie est hyperbolique, c’est en quoi elle dépasse le regard étriqué, circonscrit que nous, humbles Mortels, destinons à ceci même qui nous fait face.

 

Le regard génial inverse l’ordre des choses,

il transfigure le réel,

il crée de nouvelles catégories

où se métamorphosent, l

es uns en les autres,

le règne animal,

végétal, minéral.

  

   Et ce qui est le plus confondant, c’est bien cette permutation permanente qui s’effectue de l’Homme à l’Animal. Le chameau, le lion, l’aigle, la colombe, le serpent, sont aussi bien la figure zoologique d’un Nietzsche déjà en prise avec sa propre folie, préfiguration de la scène bouleversante au cours de laquelle la vue d’un cheval torturé par son cocher, ce 3 janvier 1888, signera les premières atteintes de la démence. La folie devient pure confusion des règnes, mêlant un Nietzsche-Colombe à la recherche de la paix, à un Nietzsche-Serpent figure du Mal, à un Nietzsche-Aigle succombant sous le faix trop lourd de la Volonté de Puissance. Il n’est pas aisé de devenir le Surhomme lui-même, fût-on l’un des plus profonds Philosophes du siècle !

   Irrémédiablement, foncièrement, le Génie est un Être d’un Blanc-Silence-Solitaire. Le Philosophe inspiré qu’était l’Auteur du « Zarathoustra » eût inversé l’ordre même de son propre Destin s’il avait introduit, parmi le foisonnement de ses idées, parmi la foule de ses centres d’intérêt, ce qui, certes était inconcevable mais dont l’avoir lieu aurait totalement bouleversé son existence, à savoir l’amplitude d’un Amour, eût-il possédé simple valeur métaphorique, s’il avait introduit donc, à même le plein de son existence, cette Figure d’exception qu’était Lou-Andréas Salomé. L’Altérité creusant sa niche dans le pur massif Solitaire. Mais ceci était inconcevable au motif que Lou, fascinée par le génie du Philosophe du « Gai savoir » (tout comme elle l’était du génie de Freud, de Rilke pour lequel elle éprouva, sans doute, plus un amour poétique que réellement sentimental), Lou donc se situait sur le plan des idées plus que sur celui d’une possible sensualité, promesse de relations amoureuses.

   Alors, relier cette idée du Génie à cette photographie blanche, dépouillée, si profondément géométrique qu’on la penserait pure création de l’esprit, se justifie de manière essentielle. Le lieu de vie du Génie ne saurait être ni équatorial, ni tropical, voué aux exubérances, aux dilatations et expansions de toutes natures. Il faut, au Génie, dans sa recherche constante de l’Absolu, s’assembler autour d’une unique exigence, d’une puissance créatrice bien délimitée, condensée, là où les idées se cristallisent, là où les images, fussent-elles celle d’un imaginaire animal et chimérique puissent prendre la consistance d’un réel compact, tout comme le sont les terres boréales corsetées de frimas, prises dans leurs congères. Car, jamais le Génie ne peut se distraire de sa marche obsessionnelle en direction de sa solitude constitutive.

   Seules les concrétions hyperboréales, seuls les glaciers aux arêtes vives et tranchantes, seules les hautes colonnes de gel, seuls les labyrinthes d’eau translucide le rapprochent de ce dont il est en quête, à savoir tutoyer la résolution de son propre mystère. Bien évidemment, cette recherche obstinée, incessante, ascétique, ne se couronne, le plus souvent, qu’à l’aune de la constellation étincelante de la folie. Voyez Hölderlin enfermé dans sa tour à Tübingen. Voyez Artaud isolé dans sa camisole de force chimique à l’asile d’aliénés de Rodez. Voyez Lautréamont et sa disparition tragique autant que solitaire dans son nouveau domicile de la Rue du Faubourg-Montmartre.

   Que dire au terme de cet article, si ce n’est citer quelques phases de Léon-Paul Fargue tirées de « Haute solitude », cette solitude que l’on essaie vainement de circonscrire, sinon de jeter aux oubliettes dans la nuit et les vapeurs de l’alcool :

   « Ce soir, un grand ressac de squelettes et de rafales humaines secoue l’esquif. La table est triste, molle la fenêtre. Les os du silence craquent. Je croyais que la solitude était une sorte de steppe surnaturelle, un grand désert de soif qu’allongeaient encore d’interminables délires. Non. C’est un monde qui se resserre, comme de la terre à blé autour d’un corps de soldat abandonné. La solitude, l’isolement, l’ennui, ce sont des pelletés de vide sur un cheminement de taupe. »

   Oui, « un monde qui se resserre », tout comme ce pergélisol qui fixe à jamais les désirs nomades des Hommes, circonscrit leur naturelle boulimie des Choses et du Monde. Oui, « des pelletés de vide » que ne peuvent dessiner, dans le froid le plus vif de la Condition Humaine, dans la tête dévastée du Génie, que  

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

Certes cette triade

monochrome,

sans voix,

sans Monde

 ne peut s’inscrire

en nous qu’à la manière

 

du Mistral qui transit le corps,

de la Tramontane qui pétrifie les pensées,

du Grec qui dépouille jusqu’à l’os.

 

Mais c’est de là seulement,

de cette nudité qu’une chair

peut se tisser et

donner Sens à la vie.

 

Alors Couleur aura Sens.

Alors Voix sera audible.

Alors Multitude pourra

venir à nous.

 

 

 

 

 

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