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20 mai 2020 3 20 /05 /mai /2020 07:55
Plus loin que ne voient les yeux.

" Et si l'on s'offrait la pleine lune ? "

 

Un matin, 6 h30 - Blériot-Plage,

près de Calais, près de chez moi...

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

   La grâce fiévreuse de l’âge.

 

   Avanljour, tel est l’étrange sobriquet qui traîne aux basques de cet Enfant d’environ douze ans comme son attribut le plus sûr. Levé dès avant l’aube, cheveux encore en broussaille, visage de cuivre tel l’Indien, se sustentant d’une rapide collation, parfois d’un rien, une larme de rosée, une bribe de brume, la première lueur à l’horizon du monde. Il est entièrement situé dans la grâce fiévreuse de l’âge, un pied dans l’enfance, un autre dans l’adolescence avec, parfois, une échappée vers le territoire des adultes, mais seulement dans l’approche, la tentation, comme si le fruit du désir était une réalité doublée d’une possible mise à l’épreuve, peut-être d’un réel danger. C’est la mer qui l’attire, son battement bleu, la syncope toujours renouvelée de ses flux et de ses reflux, la couleur sourde de ses abysses qui teinte la vitre de l’eau d’une étonnante profondeur, cette hésitation entre l’aigue marine, l’émeraude avec des reflets de topaze. Comme si l’immense dalle d’eau était une simple accumulation de gemmes sur laquelle la lumière imprimait ses mouvants ocelles. Fascination que celle de cet Etrange de s’approcher du mystère de la nuit alors qu’à l’orient les premières incisions de clarté font leurs empreintes à peine lisibles.

 

   Fil invisible d’une lame.

 

   Tout juste arrivé dans son lieu familier - une déclivité entre deux éminences de sable -, il s’assoit sur ses talons, visage bien droit, regard fixé au-delà de sa propre chair, pris dans le vertige d’une aimantation. Il est, à la fois, en lui et hors de lui, avec seulement sa fragile lisière de peau qui délimite le connu de l’inconnu. Ce qui lui fait face (au sens de « lui donne visage »), c’est ceci : le plancher liquide est une surface immobile, indolente, comme prise encore dans la souple texture du songe. Peut-être l’éternité n’est-elle que cela, une couleur uniforme si proche d’une absence, une fuite à jamais des choses, une nature lissée de rien que l’espace parcourt de son aile inapparente ? Est-ce cette méditation métaphysique qui habite le Jeune Ephèbe ? Sa beauté le traverse de part en part pareille au fil invisible d’une lame, à la vibration d’un cristal, à la fuite d’un météore. Ses yeux sont de purs diamants par où s’engouffre la multitude de questions de la présence. De la sienne d’abord. De celle de ses coreligionnaires dont, le plus souvent, il ne perçoit guère que les silhouettes fuyantes à la limite des champs ou bien dans la steppe dense des faubourgs. Enfin de toute cette beauté de l’univers qui, parfois, à condition que le regard se fît attentif, rayonnait à l’endroit même où il se trouvait et nulle part ailleurs. Affaire de conscience. Affaire de liberté. Juste perception de ce réel toujours transcendé par cette jeune vie car ce sont ses propres yeux qui installent l’inlassable spectacle de l’exister. Sans doute ces pensées ne sont-elles que les hypothétiques projections d’un Voyeur extérieur. Il n’y a jamais personne à cette heure discrète et ce qui se formule ainsi vient peut-être du long glissement du ciel le long de la terre qui, encore, ne tient qu’un langage inaudible et l’attente de sa révélation.

 

   Initiation à soi.

 

   Contemplatif, Avanljour l’est bien au-delà des préoccupations habituelles de ceux et celles qui parcourent le monde de leurs pas pressés. Au centre de son corps se déploie un genre de feu-follet, de bruissement continu, de source faisant son lancinant clapotis. L’intérieur est vacant, immensément disponible. Ce qu’il veut, c’est recevoir la pluie multiple des sensations et les porter à leur apogée. Sans doute la naïveté de l’enfance proche l’habite-t-elle encore ? Mais la curiosité adulte, le fourmillement impatient de vivre, dressent leurs oriflammes et cela gonfle et soulève le dôme du diaphragme à la manière d’une voile sous le vent. Au regard de ceci, nous les Etrangers, sommes comme des insectes pris dans leur bloc de résine. Nous écoutons la complainte de ce Jeune Initié sans pouvoir y participer aucunement, sinon par l’intellect, c'est-à-dire en creux et nos yeux sont dépossédés de ce savoir intime qui fait, en lui, ses merveilleuses fluences, ses lacs étincelants, ses gerbes d’impressions vives. Initiation au monde qui est toujours initiation à soi.

 

   L’inaccessible, lieu du désir.

 

   Les ombres commencent tout juste à se dissiper. Une clarté monte insensiblement dans le ciel. La teinte présente est ce juste équilibre entre l’affirmation et le retrait, le surgissement et son autre, le néant dont on perçoit encore les sombres desseins, ce soudain basculement qui pourrait tout confondre dans la ténèbre et alors il n’y aurait plus que la nuit et un éternel silence, les étoiles piqués pour toujours dans la toile immobile de l’éther. Il y a encore temps pour le rêve, la libre délibération de l’esprit. On est là, comme sur le bord d’une vérité. On est là, sur la lisière du monde. Quatre brisants s’élèvent dans la puissance, colonnes du ciel qui disent l’indéfectible lien attachant les hommes à ce qui les dépasse et les ravit pour la simple raison que l’inaccessible est toujours le lieu d’un désir. Qu’y a-t-il dans l’empyrée ? Des comètes au sillage d’argent ? La boule incandescente du Soleil ? Cette Lune à l’œil de marbre qui dérive sans attache ? Qu’y a-t-il ? Les dieux ? Apollon charmant ses pairs au son de sa lyre céleste ? Vénus sortant de l’écume marine, entourée de colliers de fleurs odorantes ? Cronos ce maître du temps jouant avec son sablier et la destinée des hommes ? Dieu veillant sur le sort de ses créatures ? Questions à l’infini dont les brisants éloignés pourraient représenter la vive métaphore. Leur rythme régulier, pareil aux interrogations que la mer reprendrait dans son sein afin que, jamais, la réponse à l’énigme ne fût donnée. Seulement une longue inquiétude, un vide au centre de la tête et un corridor sans fin plongeant dans les douves du corps.

 

   Une « certaine » transcendance.

 

   Alors il faut dépasser ce qui s’ordonne ici et là, clôt le cycle de la connaissance. Il faut faire de soi un tremplin et bondir en un saut de l’autre côté du mur opaque du réel. Combien ces sombres piliers plantés dans la vase font penser aux toriis des Japonais, à ces portails traditionnels qui signent la présence du sanctuaire shintoïste. Et l’analogie n’est pas uniquement formelle qui relierait, dans une esthétique commune, ces deux élévations architecturales. La confluence de leur sens est à rechercher dans le symbole de la Porte qui est toujours passage d’un monde à un autre, d’un niveau à un autre. De connaissance, certes, mais aussi, mais surtout, abandon de l’aire simplement physique, matérielle, pour surgir dans le déploiement du spirituel, seul site capable de nous soustraire aux pesanteurs habituelles du corps et de nous inviter aux joies de l’intellect, aux libres évolutions de l’esprit, aux flottements infinis de l’âme. Et peu importe que l’on soit croyant, athée, agnostique, mystique, c’est l’envol lui-même qui compte plus que sa finalité attachée à l’existence d’un dogme. L’idée de transcendance induit le plus souvent une posture erronée qui présuppose toujours la présence de Dieu comme unique condition de possibilité. Mais il y a, à l’évidence, des extases qui ne sont nullement dictées par l’exercice de la foi et la pratique de quelque liturgie. La profonde émotion face au chef-d’œuvre, quand bien même l’on considèrerait l’origine de l’art en son essence religieuse, peut être l’objet d’un accroissement de l’être de nature strictement athée. L’absolu de l’art n’est pas inévitablement le calque de celui des religions.

 

   Torii en plein ciel.

 

   Mais nous avions abandonné Avanljour qui, aussi bien, aurait pu être nommé Torii si les hasards de la naissance l’avaient porté sur les rives lumineuses d’Orient. Mais opérons la métamorphose. Torii vient de traverser le lieu initiatique, celui qui le ravit à sa présence d’enfant et le remet dans un âge immatériel avec des armatures de temps extensibles et la possession immédiate de tous les espaces, une sorte d’ubiquité l’autorisant à être ici, là et encore ailleurs dans l’instant qu’il décide de ce prodige. La côte est loin, bordée de sa frange d’écume et de bulles. On aperçoit les sentinelles noires des pieux en ordre de marche pour une étrange mission. Se laissent percevoir, dans la brume solaire, des fumées légères qui sortent des toits, font leurs capricieux cerfs-volants avec leurs queues qui claquent au vent. Sour les bras dépliés comme les ailes du goéland, filent les troupes de vagues avec leur air insolent, leur diablerie, leurs facéties comme si elles voulaient lutter avec l’air, imprimer dans ses fibres la nécessité de l’eau. L’air qui cingle le visage, fait onduler les boucles des cheveux, plaque au corps la tunique de toile. Torii en plein ciel, on est une ivresse en mouvement, un kaléidoscope où s’engouffrent toutes les images du monde, scène immensément ouverte, cirque que tutoie la belle plénitude des nuages gris et bleus, roses et corail. Tout le Monde, là, présent, avec ses paysages sublimes, ses gorges, ses avens, ses pics dentelés, ses vallons où murmurent les sources qui se perdent quelque part, loin, dans le ventre de la terre.

 

   Claire obscurité.

 

   Le plateau de la mer est lisse avec les quelques glacis de courants plus clairs. Ciel délavé dans des teintes d’ardoise et de métal. Claire obscurité comme si, seul, ce jeu subtil de l’oxymore permettait de donner site, à la fois au phénomène de la lumière qui s’appuie sur celui de l’ombre et au retrait de l’ombre qui fait place à la clarté. Il y a comme un flottement du paysage, une irisation de la vue que recouvrirait une mince pellicule de brume. Des maisons basses, blanches, en enfilade, surmontées des haubans réguliers des cheminées. Dans l’anse marine des galets s’entrechoquent sous le mouvement continu de la plaque d’eau. Plus haut, pareil à un mur dressé, d’éblouissantes falaises blanches tapies sous une couverture d’herbe rase. Parfois quelques moutons à la laine drue y sont visibles, tels des rouleaux d’écume drossés sur la côte.

 

   Cette nasse d’irréalité.

 

   Plus loin, le corps se dissout dans la cendre d’une lumière native. Torii, maintenant, a dépassé ses propres limites. Il n’a plus de frontières, il n’est plus qu’un flottement indécis, une lisière entre deux nuages, un filet d’eau semant ses gouttes sur la pente lisse d’une jarre. Les hautes marges du ciel ont la densité sourde des veines de charbon. Comme si la nuit était encore proche et que, soudain, elle pourrait tout ensevelir sous une taie définitive. A l’horizon la dentelure d’une colline suspendue au-dessus du vide. Des éboulis de roches noires, volcaniques, l’anse claire dans laquelle repose un lac d’argent éblouissant, comme si le phénomène même de la lumière se laissait approcher mais qu’il menaçait d’une toujours possible cécité. Si belle clarté piégée entre ciel et terre, qui ricoche et allume de l’intérieur tout ce qui est présent, ici, dans cette nasse d’irréalité. Une bâtisse de pierres, sans doute faite de lourds blocs de granit, est en équilibre sur le bord de l’onde comme en sustentation au-dessus du miroir qui étincelle. Tant de beauté ici amassée et l’on se demande si le rare et le précieux pourront continuer longtemps à soutenir l’épreuve du visible, si tout, comme par magie, ne pourrait disparaître et il ne demeurerait que quelques pierres orphelines, un reflet glacé, une lourde mélancolie faisant son infini remous à l’horizon des choses.

 

   Sauf le rêve et sa hauturière folie.

 

   Maintenant, Torii est pareil au vol tendu du héron, flèche du bec perçant la toile de l’air, rémiges en éventail, pattes dans le prolongement de la tunique de plumes. L’atmosphère a fraîchi, la lumière baissé, les teintes sont des camaïeux assourdis, de discrètes présences, de pures élégances saisies à même leur profération. Ici le repos est si grand que l’on pourrait demeurer dans le vol stationnaire du colibri avec des milliers d’irisations à la seconde et initier un genre de mouvement perpétuel. L’arachnéenne résille des arbres traverse le ciel de sa retenue. La lumière est de neige et les végétaux de frimas. Les hampes des massettes ponctuent le fin brouillard de leurs navettes engourdies. Le ruisseau est le reflet du ciel qui est la réverbération de l’unique, de l’étonnant, de l’inimaginable. Sauf le rêve et sa hauturière folie. Une île minuscule est au centre du bras d’eau, ovale parfait que ne peuvent visiter que le furtif et le dissimulé, peut-être quelque être fantastique à la robe aquatique pareille à la soie d’une loutre, au ventre d’une mousse. C’est si bien d’être Torii et de planer au-dessus des contingences humaines, du lourd désespoir qui teinte de bitume les marches hasardeuses des hommes. Si bien !

 

   Des oiseaux ivres.

 

   Nul ne sait la fin du voyage. Encore un bond en avant, encore un dépliement d’ailes, une dilatation de la vue. On est très haut à présent et l’on perçoit l’infinie courbure de la Terre, ses semis d’îles, l’avancée de ses isthmes, le réseau serré de ses villes où la foule impatiente se presse en grappes compactes. Tout en bas, une falaise ocre trouée par les vents. Des oiseaux ivres en franchissent les portes, tout comme Avanljour a franchi la limite du torii pour parvenir de l’autre coté, retrouver ce qu’il a toujours été, un être d’une énigmatique présence se souciant de découvrir l’aire immense des impressions fécondes. Alors on n’est plus soi qu’à la mesure du souvenir et l’on est Liberté réalisée, Aventure affranchie de toute contrainte. De toute exigence. Sauf de se connaître en son fond car l’on est partie prenante du monde, tout comme la dame ou le fou participent au jeu d’échec. Parti de soi, on a à se rejoindre, à deviner la présence de l’Autre, peut-être dans ce battement d’eau, cette éminence rocheuse qui fait signe depuis le sombre désert océanique où, parfois, s’égarent des myriades d’oiseaux fous comme si leur inconscience les avait portés à un haut vol meurtrier.

 

   La Terre, notre matrice.

 

   On ne tutoie jamais les cimes qu’à y renoncer pour retrouver la position ferme de la terre, la sûreté du sillon qui guide les pas, la douceur de la glaise qui, encore, porte notre empreinte. Oui, la Terre est notre matrice, notre refuge, le dernier lieu que nous visiterons. C’est pourquoi, après avoir fait provision d’esprit, il faut à nouveau se disposer à se faire matière, dense, compacte, lourde. C’est ainsi, le sol de poussière nous attend, il est notre destinée comme nous sommes une simple volute que le hasard, l’instant d’un songe, a bien voulu soustraire à ses soucis. Le vertige du grand air inonde les yeux de larmes et la vue se trouble. Ce domaine est celui, sans doute, des créatures mythiques, peuple invisible aux si étranges morphologies qu’elles nous paraissent directement issues de quelque thaumaturge en mal de visions édéniques, à moins qu’elles ne fussent simplement sataniques. Hippogriffe à tête de griffon ; Phénix nourri d’herbes fraîches et abreuvé de rosée matinale ; Sylphes et Sylphides pareils à la force des Amazones mais pourvues d’ailes de papillon.

 

   Envers de la métamorphose.

 

   Du papillon à la larve le processus d’une métamorphose inversée n’est pas loin. Torii dans sa grande sagesse est pénétré de la puissance du réel, de sa force de ressourcement car il a connu la beauté, a frôlé l’ivresse, effleuré la folie. Jamais l’on ne quitte sa demeure habituelle sans se soumettre au risque de tout nomadisme, surtout quand celui-ci est privé de boussole. La mer est trop grande pour l’homme. L’espace infini. La quête de soi illimitée. Alors il faut puiser suffisamment de force aux confins de ce qui ressemble à la figure de l’Absolu et se disposer à retourner chez soi dans l’humilité. Avanljour a connu la grande porte onirique. Il s’y est engagé comme on transgresse une loi, celle du réel en son obstinée présence. Maintenant le cheminement est à rebours mais il n’oublie rien de cette illumination qui a ouvert un monde, le monde du Torii qui est aussi celui de l’enfant aux yeux de lumière car, qui a connu l’étrange beauté, jamais ne l’oublie. Jamais !

 

 

 

 

 

 

 

 

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