Source : Wikipédia
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(Le texte qui va suivre trouve ses racines dans le réel, aussi bien d’un lieu que des personnages qui y vivent. L’écriture a fait subir une métamorphose à ces présences, les amenant à devenir de pures fictions. Première métamorphose donc, la seconde sera celle que les Lecteurs et Lectrices lui imposeront en tant que geste fondateur de tout acte de lecture.)
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En cette belle saison qui arrive dans une moisson de lumière, je suis venu dans les Cyclades afin de m’immerger dans ce qui constitue, sans doute, les fondements les plus accomplis de la civilisation grecque. J’ai visité plusieurs de ses îles, longuement rêvé parmi la multitude des terres de l’archipel. Ici, c’est la dernière île que je rencontrerai. On la dit d’une beauté étonnante mais je me méfie de la faconde des Méditerranéens, de leur penchant à tout exagérer. Je serai comme Saint Thomas, je ne croirai que ce que j’aurai vu. Je suis sur la barque de pêche d’Ambrosios, assis tout au bout de la proue, mes deux pieds nus fendant la neige d’écume. Le soleil baisse à l’horizon, le crépuscule approche. Le champ de la mer se couvre de sillons de cuivre et d’or entrelacés avec ceux, plus sombres, des eaux profondes, un camaïeu de verts jouant les uns avec les autres dans une subtile harmonie qui décline malachite, Véronèse, viride, ces teintes que l’on trouvait autrefois sur la palette vibrante des Impressionnistes.
Nous approchons de Byblos. Devant le village de maisons blanches - quelques reflets bleutés en animent les façades -, la minuscule baie prend des allures de nuit. La mare d’eau est sombre, abyssale, tissée d’ondoiements qui paraissent venir de loin, peut-être de grottes marines ou des touffes d’algues qui flottent pareilles à de fins cheveux semés d’encre. Les volets sont bleu foncé, pareils à des saphirs. Les fenêtres sont étroites qui ne laissent passer la clarté qu’avec parcimonie. Le soleil est vif en ces contrées et l’été est une fournaise que la proximité de la mer, heureusement, rafraîchit de sa douce présence. Ambrosios et moi accostons tout contre un ponton de planches disjointes. Sur le quai nous nous séparons. Le pêcheur en quête de sa famille, moi d’une auberge où dîner. Maintenant je suis assis à une terrasse qui donne sur la mer. Quelques consommateurs sont attablés. Une impression de calme et de repos. Byblos, en cette saison, n’accueille que des natifs, les touristes, ce sera pour plus tard. Quelques bateaux rentrent au port, minuscule flottille qui fait ses clignotements bleus et blancs sur la plaine de la mer qui s’assagit, comme si elle se disposait à un somme réparateur. Je déguste un magnifique vin du pays à la robe saphir, cette couleur qui n’en est une, juste une carnation destinée à la fête des lèvres, à l’éblouissement du palais. Un délicieux risotto l’accompagne dont le fumet se mêle à la fragrance des glycines.
Matin - J’ai dormi à l’’Auberge Olympe’. Un long sommeil bercé du rêve des étoiles, de la longue dérive de la Voie Lactée, de l’opalescence de la Lune. C’était comme d’être sur un nuage en plein ciel et de voir, tout en bas, la terre des hommes semblable à une mappemonde d’enfant avec ses pics aigus, ses lacs immenses, le moutonnement de ses forêts, le sillon vert de ses vallées. Je monte en direction du Mont Skalados, le bien nommé. Tout près du sentier, adossé à une antique maison, un étrange pigeonnier décoré. Il est bâti à la chaux blanche et présente, sur le haut de sa façade, des planches d’envol en brique sombre. Tout un feston géométrique y déploie l’ingéniosité des bâtisseurs, leur souci d’une esthétique heureuse. Les pigeons, pensé-je, doivent être heureux d’un logis si habilement décoré. A mon passage, un tourbillon coloré d’ailes ardoise, de gorges métalliques, de pattes au rose si délicat. Sur le toit, d’étranges éminences, sortes de cheminées aux angles, sans doute pour des motifs d’aération, à moins que ce ne soit simple souci d’élégance.
Bientôt j’arrive à la maison de Konstantinos, qu’ici on nomme plus familièrement ‘Kostas’, manière d’ermite à la longue barbe taillée par le vent, au visage buriné par les coups de serpe du soleil. Il est souriant. Il arbore une large chemise semée de fleurs bariolées. Son jeans est troué en mais endroits. Bien plus par un effet d’usure que par l’allégeance à quelque mode que ce soit. Il serre ma main avec empressement comme si nous étions des amis de longue date. Il parle un Français approximatif, avec des cailloux qui roulent dans sa voix, mais ceci suffit à une compréhension mutuelle. Tous les deux, nous montons un chemin semé de schistes et de micas qui glissent sous nos pieds. Le versant que nous parcourons est couvert de plantes diverses, jeunes pousses de cèdre, touffes compactes de myrte, de sauge, d’origan. Ce que cherche Kostas, aujourd’hui, ce sont les tapis d’immortelles d’Italie. Il y en a à foison et l’on voit leurs beaux capitules jaunes, serrés, agités sous l’effet du vent du nord qui se nomme ici, ‘meltem’, parfois un courant d’air vigoureux, si bien qu’il faut chercher une crypte de rochers pour se soustraire à son insistance.
Kostas écarte ses doigts qui prennent la forme d’un peigne aux dents rapprochées. Il remonte ses mains tout le long de la plante, n’en prélève que la partie sommitale, celle qui sera destinée à fournir l’huile essentielle. Pour Kostas, extraire l’huile, c’est un peu mettre à jour l’âme du pays, la concentrer dans une essence qui est le recueil symbolique du sol, de l’air, de la mer, de la vie des hommes, cette immense liberté, ici, devant l’immense plateau de la mer, ici, sous la voûte du ciel qui appuie doucement sa constance à l’endroit exact de la belle aventure humaine, lui donne, tout à la fois, site et sens. La cueillette est prodigue, on pourrait dire fastueuse. Les grappes d’ombelles sont disposées dans un panier tressé. Elles commencent lentement à sécher avant d’être plongées dans le corps de chauffe de l’alambic.
Maintenant la distillation est arrivée à son terme. Dans le mince réduit de Kostas, c’est une odeur entêtante qui s’est répandue, qui habille les murs, s’imprègne dans nos vêtements. Une odeur musquée de curry, couleur de miel dense, si jamais les odeurs peuvent avoir un chromatisme, une palette sous laquelle apparaître, peut-être même devenir tactiles, minérales en quelque sorte. Dans la poche de mon coupe-vent, Kostas a glissé une petite fiole en verre contenant le précieux liquide. Il empêche - ce serait l’une de ses vertus les plus remarquables -, la peau de vieillir, de se ramifier en rides, de se flétrir en quelque sorte. Notre Alchimiste vit de ceci, vente d’essences aux autochtones, aux touristes l’été. Il publie régulièrement des livres sur les simples chez un éditeur d’Athènes. Une vie simple et heureuse, un corps vigoureux qui semble être le naturel prolongement de Byblos.
Je gravis les derniers degrés de Skalados. La pente est raide parmi les éboulis de marbre blanc, les éclats de serpentine verte, les blocs de granit aux veines blanches et noires. Bientôt j’arrive sur un large plateau où ne règnent que de rares végétaux abrasés par le vent, un peuple de rochers diluviens immobiles depuis une éternité. Une vieille bâtisse est là, avec sa curieuse rotonde grise percée de minuscules ouvertures, avec son donjon, son phare à l’œil éteint depuis bien longtemps, témoin des Cyclades, mémoire usée à force d’avoir été sollicitée. Peut-être est-il en communication, ce phare, avec les dieux, ces étranges présences enfouies dans les sédiments du temps ? Tout autour, des montagnes couleur de cendre, leurs sommets émoussés faisant songer à des pierres ponces ayant échoué ici, en plein ciel. La mer, au loin, est un miroir étincelant. Des courants en parcourent la surface, des flux à l’infini en dressent l’unique cartographie qui n’est que celle du rêve, de la poésie lorsqu’elle trouve site à sa mesure.
Comment pourrait-on résister à tant de splendeur en un unique endroit recueillie ? A la limite du regard, comme émergeant d’un imaginaire de brume, tout l’essaim archipélagique avec ses beaux noms, ses noms mythiques, si duveteux à entendre, si souples à prononcer : Mykonos, son église blanche de la Panaghia Paraportiani, à elle seule elle pourrait résumer l’art grec de vivre ; Syros et la cité Ermoúpolid, ses maisons polychromes serrées, son temple à colonnes, son Eglise de la Résurrection au dôme bleu intense ; Naxos et ses étranges bâtisses rondes, manières de barbacanes au pied du mont Fanári ; Iraklia, ce confetti jeté dans l’Egée méridionale ; Patmos enfin, si bien chantée par Hölderlin dans son roman ‘Hypérion’, Patmos où réapparaît le divin, le sacré que le Poète n’a cessé de chercher tout au long de sa quête polythéiste. Il y aurait encore tant à dire, mais autant laisser place à l’imagination, elle qui agrandit tout, féconde tout, cette faculté à nulle autre comparable, cette magicienne de la création, cette compagne qui emplit la solitude des rémiges solaires du ravissement. Un espace sans limite est alors octroyé. Oui, vraiment sans limite, dilaté à l’extrême, pareil à l’éclatement rouge d’une grenade lançant, au-devant d’elle, les graines inventives du prodige intérieur.
Je suis redescendu dans le port de Byblos, j’ai traversé ses ruelles encore prises d’ombre en cette heure matinale. Quelques barques mouillent sur les eaux ensommeillées. C’est l’heure bénie entre toutes du recueillement de l’âme, là elle trouve son repos et la sphère de la joie. Là elle est chez elle. Ambrosios m’attend. Il mâche une de ces herbes aromatiques dont la fragrance fait, dans l’air nouveau, ses capricieuses volutes. Je suis à nouveau assis à la proue de l’embarcation, visage fouetté par les embruns, mains ruisselantes de rosée et d’iode marine, de sel qui cristallise doucement, pieds bordés d’écume. Une dernière fois je me retourne. Byblos déjà s’éloigne dans une brume mauve. Le Mont Skaladons ne laisse paraître que sa base, son sommet dissimulé par une fine dentelle de nuages.
Parfois, venu de la terre et des cairns de rochers dressés tout contre l’azur qui se lève, il me semble entendre le chant d’une Sirène. Qui est-elle, elle l’invisible, elle l’envoûtante ? Celle d’Ovide dans les ’Métamorphoses’, ces créatures ailées moitié oiseaux, moitié jeunes filles ou bien cette mystérieuse Calypso, nymphe de la mer, amoureuse d’Ulysse, le retenant auprès d’elle sept années durant, avant qu’il ne retrouve le sol de son Ithaque ? Voyez-vous, parler de la Grèce, c’est en même temps convoquer l’inépuisable et inaltérable mythologie. Sans doute, nous les hommes, ne le savons pas, nous qui errons aux quatre coins du monde, le regard vide, les mains ouvertes sur tant de beauté que, parfois, nous ne savons nullement saisir. Assurément je reviendrai en Grèce. En réalité, peut-être. Sûrement en pensée, en imaginaire, ces libertés si vastes que, jamais, nous n’en pourrons épuiser le sens ! Grèce attends-moi, je te rejoindrai !