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3 juillet 2017 1 03 /07 /juillet /2017 14:47
La venue à nous du fragile.

                   Photographie : Blanc-Seing.

 

 

 

 

   C’est toujours la même antienne, nous longeons les choses dans une distraction si coutumière que nous finissons par ne plus les apercevoir. Autrement dit, elles ne nous parlent plus et nous n’entretenons plus de dialogue avec elles. Question d’ego sans doute, question de vitesse où le monde nous entraîne dans son continuel tourbillon et nous sommes au centre du vertige, noyés dans l’œil du cyclone, pressés de signer l’épilogue d’un événement avant même qu’il n’ait commencé.

   En une autre époque qui n’est guère si lointaine, l’écrivain Faulkner aurait parlé du « bruit et de la fureur ». Dépossession et désespérance de soi en quelque manière car notre être même nous échappe, devancé par un temps qui lui devient inconnaissable. Alors nous nous réfugions dans ces substituts de la saisie de la temporalité que sont les rencontres rapides, les amours cataclysmiques, le feu d’un alcool, l’ivresse des images sur un écran, l’ingestion de barbituriques, l’essai d’un peyotl, d’une ambroisie qui enflamme l’esprit, d’un haschich rimbaldien qui, l’espace d’un instant, nous arrache à notre destin pour nous y reconduire avec encore plus d’effroi.

   Nous divaguons sur la scène mondaine avec des allures fantomatiques et il s’en faudrait de peu que nous devinssions, aux yeux des autres, aussi inapparents que la brume au-dessus de la Cité des Doges. Nous voguons sur de gris canaux, passons sous des ponts aux soupirs mélancoliques, sommes fascinés par ces hautes façades parcourues de la lèpre de la moisissure, nos yeux se troublent et de hauts campaniles tressent sur l’arc de notre imaginaire les esquisses d’une ville fantôme. Nos mains battent le vide, notre corps est traversé de lumière, nous sommes radiographiés, réduits à n’être que des calques sur lesquels le réel n’a plus de prise. Nous nous cherchons et ne nous trouvons pas.

   C’est midi en été sous la lame arborescente de la clarté zénithale. La forêt crisse sous les meutes de chaleur, se déchire sous les coups de canifs des cigales dont les cymbalisations ricochent ici et là avec des airs de scie musicale. On boucherait volontiers ses oreilles afin de demeurer en soi, dans la touffeur de sa citadelle, seulement préoccupés de vivre dans la douleur, un pas après l’autre, titubant, tels les funambules sur leur fragile corde céleste. Les coups de gong sont partout qui cognent le mur de la peau, veulent entrer, faire leur sabbat au milieu des rivières de sang et des tubes blancs des os.

   Peut-être tout ceci pourrait-il ressortir par la fente de la fontanelle et recouvrir le peuple des feuilles d’une litanie sombrement humaine, peut-être les enduire du glacis de la désespérance. C’est si étrange d’être ici, sous les incisions de la dague solaire et de demeurer dans le silence alors que la terre rugit de sa douleur d’être écartelée, là, au beau milieu du jour et personne ne répond à ses plaintes muettes, à ses brusques retournements parmi la geôle étroite des racines.

  C’est midi en été et l’on ne sait plus très bien qui l’on est, pourquoi cette marche de somnambule dans le dédale des taillis et les lourdes frondaisons des chênes, les boursouflures de leurs troncs, les excoriations qui gonflent leur pulpe, les rhizomes qui courent en tous sens comme si, soudain, il y avait danger à affirmer sa présence solitaire parmi les convulsions des hommes, les replis des animaux dans les ténébreux boyaux des terriers. Mais pourquoi a-t-il donc fallu cette déambulation sous la voûte charnue des arbres pour qu’apparaisse avec une telle profondeur la détresse de vivre sous le ciel blanc, sur le chemin de poussière qui file loin, là-bas à l’horizon imprescriptible du regard ? Pourquoi ?

   Avions-nous, au moins, vu ce qui existait à côté de nous de sa vie modeste, inapparente mais combien révélatrice d’une signification à donner à toute chose ? Non. Nous n’étions qu’aveuglés par notre propre questionnement, inclus dans le massif de notre chair, isolés par toute l’épaisseur de notre pensée, alertés par la vive tension de notre esprit. Le limpide spectacle des choses est ce murmure à peine proféré dans la discrétion d’un clair-obscur. Un tremblement de liane dans la nuit d’une grotte, un battement d’aile de chauve-souris sous la douce laitance de la Lune. Il vient un moment où il faut déciller la bogue de l’intellect et de la sensation et s’ouvrir à ce chant de comptine qui s’élève là, juste devant les yeux, dans cette si belle humilité pareille à la perle d’une larme.

   Un tronc d’arbre est couché sur le sol de mousse, dénudé, criblé de trous inapparents par où, bientôt, la mort va s’infiltrer jusqu’à l’âme, affairée à en boulotter les dernières ressources jusqu’au moment où plus rien ne demeurera de cela qui avait été depuis un temps immémorial. L’antique chêne aura vécu sa vie de chêne. La mort aura réalisé son ancestrale tâche à partir de laquelle une vie se construira à nouveau. Eternel cycle  du même, continuel déroulement palingénésique pareil au mythe qui réactualise sa puissance à être éternellement raconté, reproduit selon un infaillible rituel.

   Dans le fond quelques fougères agitent leurs modestes destinées alors que l’ombre portée d’une autre fougère pose sur le tronc son graphisme d’outre-tombe. S’agit-il d’un hommage rendu à celui qui part ? D’une muette chorégraphie immobile qui viendrait dire la rareté de l’instant qui passe ? D’une simple résille se découpant sur la matière avec son habituel lot de contingence ? D’un discret spectacle offert au royaume sylvestre ? D’une empreinte du temps posée là comme son architecture la plus visible ?

   Mais voici que notre vision se dote d’une acuité qu’elle n’avait pas alors qu’elle n’était occupée que d’hallucinations métaphysiques. Voici qu’enfin nous avons renoncé à notre regard éloigné pour le reconduire à une plus exacte observation de la présence. Ce que nous avons fait : atomiser le réel, le porter au contact direct d’une conscience en quête d’un savoir immédiat afin que, devenu métabolisable, notre jugement puisse s’en emparer dans un essai de vérité. Cette venue à nous du fragile, du fuyant, de l’indicible est sans doute la seule façon de nous entendre avec ce qui toujours nous questionne et disparaît avant même la fin de notre interrogation. Ainsi va le monde qui tourne alors que nous tournons avec lui. Tout est vertige ! Tout est abîme ! Il nous faut survivre. Sans délai.

  

  

  

   

 

 

 

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