« Les choses en face ».
Œuvre : André Maynet.
Le silence venait.
Au début, elle ne disait rien, se tenait dans l’emprise de soi, se dissimulait à même sa fuite dans le jour qui venait. Parfois elle murmurait entre ses douces lèvres couleur de romance : « Tout est silence qui vient à nous ». Et le silence venait à elle sur ses pattes de cristal. Elle demeurait là, dans l’intervalle libre du temps, et sa peau grésillait d’un désir opalescent, celui d’être pure transparence à soi. Sa conscience elle la voyait se dessiner dans le gris des murs et elle se percevait à la manière d’une brume posée à l’entour des choses. Son esprit elle le sentait voleter si près de sa membrure de peau qu’elle en éprouvait le souffle sublime, cette élévation de cendre dans l’air tissé d’absence. Son âme était cette manière d’oiseau blanc aux ailes largement éployées qui glissait dans le vide et le partageait en deux zones distinctes qui se valaient, blanc sur blanc et plus rien n’avait lieu que ce mystère cotonneux livré aux caprices du vent.
Autre que soi.
Elle disait : « Je vois mon en-deçà de lumière éblouissante ». Ses yeux enduits de givre elle les laissait flotter en direction de son passé immédiat, elle leur intimait l’ordre de se dissoudre, de se fondre dans les oubliettes de la mémoire. Car il fallait l’amnésie, car il fallait l’indistinction de sa propre origine, le cotonneux des limbes, l’effleurement des choses anciennes telle une palme flottant dans le tissu du rêve. Il fallait être soi tout en étant autre que soi, cette libellule irisée touchant le miroir de l’eau de l’extrémité d’un songe immaculé, cette couleur neutre de source que caressaient les aulnes de leur discret feuillage, cette diatomée faisant dans les plis de l’eau son magique diamant. Tout ceci, cette indécision du réel à son endroit, il était nécessaire d’en poser l’exigence sous peine de devenir étrangère à son propre destin. Oui, on n’était vraiment que cela, une absence se levant d’une autre absence qu’un vide attendait à partir de sa béance infinie.
Cette illisible marée.
Car les heures s’emboîtaient les unes dans les autres, les minutes fondaient et brillaient telles des gouttes de rosée, les secondes frémissaient à l’idée même de leur propre chute dans un puits sans fond qui ne laissait entendre que sa circulaire vacuité. Tout était cercles gigognes, le cosmos, les étoiles, les planètes, les villes, les habitats, le foyer, soi dans le foyer et ce point illisible que l’on devenait à seulement agiter ses pensées à la façon des clochettes du fou livré à sa propre déraison. Mais que voulait donc dire « exister », s’exhausser du néant alors que l’on ne faisait que sauter sur place dans sa tour d’ivoire, que s’agiter dans sa geôle de chair, que flotter dans ces rivières de sang et de lymphe qui étaient les lacs par lesquels nous venions à nous dans cette illisible marée ? Toujours des reflux succédant à des flux, toujours des effacements usant les signes tracés de nos menus événements. Et soi dans le corps menu et questionnant du hiéroglyphe, et soi tenu au secret.
Usure du temps.
Elle disait : « Je vois mon au-delà de douce carnation ». Et elle était cette figure marmoréenne, cette consistance à peine issue de l’imaginaire. Elle se créait à mesure qu’elle se pensait. Un bras invisible d’abord comme s’il avait décidé d’appartenir au passé, de conserver le luxe d’une non-apparition. Puis le linge souple des cheveux, cette rouille si discrète pareille à l’usure du temps. Puis le visage d’albâtre éclairé de l’intérieur, étrange photophore disant la vie intime, l’attitude méditante, la réserve dans la déflagration lumineuse du jour. Puis le grain de terre de l’aréole dessinant déjà les lèvres de l’enfant ou bien de l’amant s’immolant à même la douce ambroisie. Puis la pente déclive du torse que troue avec minutie l’infime mare de l’ombilic.
Être en son éclosion.
Puis le triangle du sexe, cet à peine renflement d’une puissance en attente, ce ressort discrètement replié, cette catapulte qui exulte depuis le lieu de sa révélation. Il y a du feu. Il y a du solaire. Il y a un rugissement de lave mais dans le repli de la confidence, dans la luxure qui retourne son gant et fomente son proche assaut, sa libération soudaine. Puis la longue plaine des cuisses s’évanouissant dans les ombres, se dissimulant dans la moiteur des ténèbres. Le bras, lui, est affecté d’une pleine réalité, il demande l’action, il contient la caresse, il appelle la main qui tiendra le pinceau, le crayon, la plume qui feront surgir le langage. Oui, tout est dit ou presque d’un être en son éclosion. La fable ne fait que commencer, en attente des événements.
La Maja desnuda (1790-1800).
Francisco de Goya.
Source : Wikipédia.
« Je suis la Maja nue ».
Parfois Maja dit : « Je suis la Maja nue ». Et c’est le tout de Goya qui se laisse approcher. Cette peau nacrée si sensuelle, ce regard direct, cette franchise, cette certitude d’être auprès du monde sans distance. La Maja nue nous parle de vérité, tout comme l’œuvre ici abordée le fait en sa partie gauche qui s’absorbe entièrement dans cette si belle nappe de lumière blanche. Ici, nulle afféterie, nulle affabulation, nulle progression biaisée qui viendraient dire la mesure de la fausseté, de l’illusion, de la mascarade. Tout est VRAI dans le rayon d’un regard unique, scrutateur d’une clarté sans partage. Ici, rien n’est dissimulé et Naja s’offre telle la réalité qu’elle est, sans reste, sans discours paradoxal, ambigu qui viendrait en ternir l’immédiate parution. L’évidence est ce surgissement à soi que rien ne vient altérer. Nul traître dans les coulisses qui viendrait compromettre le luxe du spectacle. Maja est offerte pareillement à un fruit, une pomme de Cézanne dans le saisissement d’une nature morte.
Totalité indivisible.
Mais, ici, « nature morte » ne signifie nullement une nature qui aurait atteint le degré irrévocable d’une finitude. Bien au contraire c’est d’éternité dont il s’agit, de pureté portée en son extrême pointe. La vérité n’a de prolongement que d’elle-même. Elle est une forme entièrement contenue en soi. Elle ne sollicite nul débordement, elle n’est pas une propédeutique qui appellerait d’autres paradigmes pour une connaissance ajoutée. La vérité est autonome tout comme la pomme cézanienne est un monde en soi qui se signifie dans la plénitude. Maja nue est à soi son début et sa fin, son alpha et son oméga, son endroit et son envers. Elle ne demande nul territoire annexe. Elle est totalité indivisible et c’est pour cette raison qu’elle nous fascine, tout comme l’image de la sphère délivre son sentiment d’accomplissement dans un absolu indépassable.
La Maja vestida (1802-1805).
Francisco de Goya.
Source : Wikipédia.
« Je suis la Maja vêtue ».
Parfois Maja dit : « Je suis la Maja vêtue ». Et c’est Goya qui manifeste une tout autre réalité. Le Jardin de l’innocence est abandonné. Les vertus premières s’effacent. Tout se colore d’une félicité d’or qui dissimule la puissance du corps, sa tyrannie, le feu qui couve et bientôt s’embrasera. La carnation est si visible, cette ombre du désir ! Les bras sont ornés de multiples anneaux de vermeil qui énoncent la tentation. La nôtre en tant que Voyeur. La sienne en tant que Vue et désirée comme pourrait l’être la pomme cézanienne. Mais non dans l’offrande de l’art. Non, dans l’exact contraire d’une donation immédiate de la sensation, dans la pulpe qui croule sous la dent, dans le jus qui cascade dans le tube de la gorge. Cette machine à manduquer la vie !
Cette irréelle réalité.
Habillée, la poitrine est offerte à la mesure de sa fugue. L’abdomen voilé de rouge et de satin est cette aire magique dans laquelle nous glissons sans même nous en apercevoir. Nous sommes dans la geôle que nous tend Maja. Nous sommes en son pouvoir. La plaine du ventre est incisée du sillon de la pure féminité, mais dans l’approximation du paraître et c’est bien cette irréelle réalité qui nous met au supplice et nous tient en suspens au-dessus de l’œuvre. Les deux longs fuseaux des jambes coulent infiniment à la manière d’une voluptueuse aventure dont le cours paraît infini et nous buvons longuement cette liqueur que recueille la double faucille des mules orientales, cette représentation des charmes ténébreux des Mille et Une Nuits.
Commedia dell’arte.
Cette Maja est l’analogue de la partie droite de l’œuvre contemporaine. Elle se dit dans la chair du réel, elle trace ses vibrants prédicats, elle se pare de couleurs, elle est l’instigatrice d’une fable. Autrement dit d’un mensonge. Si la partie gauche et son double, la Maja nue, s’annonçaient comme virginité essentielle, innocence première, langage dépouillé de ses artifices, celle-ci, l’affirmée, la vêtue, la coloriée installent le monde de la fausseté. Tous les attributs y jouent le rôle de masques qui dissimulent la vérité. Univers de la falsification, lieu du mythe, cité de la mystification, Palais des Doges et son cortège vénitien avec les bouffonneries colorées d’Arlequin, avec le libertinage méticuleux d’un Pantalone, les mensonges cruels d’un Polichinelle, les fourberies du valet Brighella, la hardiesse et l’insolence de Colombine, les vantardises et les fanfaronnades de Scaramouche, en bref avec les ruses matinées d’ingéniosité de la commedia dell’arte, avec les tromperies et les dérobades de l’existence en ses atours les plus fantasques, ses spectacles les plus séditieux, ses voltes et ses faces disant le vrai et le faux dans la même somptueuse énonciation.
Jeu pour le jeu.
Oui, c’est tout ceci que nous dit le triptyque Maja-issue-du-silence ; Maja-desnuda ; Maja-vestida. Comme une histoire d’enfant débutant dans la pure vérité, dans le récit empreint de fidélité, puis sombrant brusquement dans la fantaisie, la mascarade, le jeu pour le jeu, le mensonge pour le mensonge. Eclairant processus dialectique empruntant, chez André Maynet, la contiguïté de la lumière et de l’ombre, chez Goya la successivité de deux toiles jouant en mode complémentaire. Pour un même résultat : nous éclairer sur l’âme humaine, sur ses variations infinies, ses brusques déclinaisons, ses clignotements, ses hoquets de sémaphore dans la nuit complexe du devenir. Arche brillante qui se ternit au rythme de son avancée dans le temps. Etonnante planisphère qui connaît successivement la lumière du jour, puis la densité de la nuit. Pourtant il s’agit toujours de la même planète qui tourne à la recherche de sa propre compréhension. Oui, tout est problème de connaissance. Nous sommes des savants en quête d’eux-mêmes, tantôt dans le blanc, tantôt dans le noir. Telle est notre condition d’hommes, de femmes. Tant et si bien que, parfois, nous doutons même d’exister. « Vérité en-deçà, erreur au-delà … »
« Les choses en face ».
Sans doute faut-il entendre le titre de l’œuvre « Les choses en face » comme une métaphore de cette vérité qui ne fait face qu’à la viser dans la seule optique qui lui convienne, à savoir la pureté d’un regard originel avant qu’elle ne se métamorphose en ces ombres qui la voilent et nous la rendent illisible. Il est encore temps d’ouvrir les yeux. Nous sommes conviés à voir ce qui se présente dans la beauté. Pas d’autre voie que celle-ci.