Photographie : Léa Ciari.
Êtres de l’énigme.
Combien il était troublant de vous regarder, penchée à la fenêtre, dans cet air d’attentive irrésolution. Présence étrangement ambiguë qui vous approchait, tout en vous éloignant. En un même mouvement, vous étiez ici au bord de l’ombre de la chambre, là face au visage de la lumière. Vous en étiez la médiatrice, soit l’aube en son éveil, soit le crépuscule en sa chute. Les êtres de l’énigme ont-ils cette silhouette si fuyante que jamais on n’en saisit que l’inconstant passage, la dérive d’un oiseau dans le vide du ciel, la course du vent au sommet de la dune, un sourire que des lèvres biffent à même leur indocile ouverture ?
Un espoir naissant ?
Vous voir ou tenter de le faire ne pouvait avoir lieu que dans l’approche d’un dessin, la trace d’une estompe sur la feuille grise du jour. Il y avait ce fond lumineux, cette tache de clarté dont vous émergiez tel l’arbre de son fourreau de brume. Ce soudain surgissement signait-il la forme de quelque vérité dont vous auriez été en quête ? Ou bien était-il le signe d’un espoir naissant à la rencontre de ce qui, illisible pour moi, revêtait peut-être pour vous la trame d’une signification ? Qu’y avait-il au-delà de l’écran dont votre corps était la belle mise en scène ? Un vaste paysage tel celui de la Toscane avec ses collines adoucies, ses teintes d’herbe oscillant entre le grège, l’alezan avec quelques touches de fauve ? Parfois une ligne terre d’ombre ou de Sienne longeant un chemin blanc. Et, au loin, la pente de la montagne que le bleu gagne dans une si grande discrétion qu’on la croirait irréelle. Tout en haut, presque à la rencontre du ciel, la masse claire d’une bâtisse entourée d’oliviers, et ces inévitables chandelles des cyprès sans qui ce pays ne serait nullement ce qu’il est. Et puis, encore, l’arbre seul au sommet d’un coteau, contrepoint de cette indéfectible harmonie.
Crete Senesi.
Bien sûr j’aurais pu imaginer, au bas de votre fenêtre, une rue bruyante, des passants vêtus de clair, une ambiance de fête, le tumulte des corps, des odeurs d’été et d’huile solaire, des fragrances éblouissantes, le dépliement musqué d’une fleur de magnolia, la mer si proche avec le moutonnement de ses vagues. Mais, convenez avec moi que cette pléthore de mouvements, l’ambiance tendue d’une foule, les sons libres, les échos, les bondissements d’existences fougueuses n’eussent guère convenu à ce que, depuis votre lointain, vous offrez à mon regard. Voyez-vous, c’est inouï tout de même la force de l’imaginaire qui vous attache à un lieu, vous fait le don d’un horizon et vous y fixe tel l’incontournable événement dont vous témoignez à votre insu. A ce point de ma méditation, je ne puis plus vous envisager autrement qu’à l’orée d’un espace toscan, avec les souples ondulations des Crete Senesi parcourues des touffes blanches des nuages.
Cette nuit d’ébène.
Question d’ambiance, sans doute, question de ton fondamental dont vous ne pourriez vous abstraire qu’au prix d’une réduction de votre liberté. Vous apparaissez là, en cet endroit si singulier, tout comme le faisait un Modèle de Rembrandt se détachant d’un clair-obscur ou bien de cette nuit d’ébène si caractéristique d’un Caravage. Tout un jeu d’ombre et de lumière. Toute une fugue entre présence et absence. C’est si romanesque cette pose, si cernée de doute cette attitude qui ne se donne que sur la pointe des pieds. Si questionnant ce visage se perdant dans le tremblement de clarté. Une presque transparence, des traits si fondus, l’à peine contour d’une oreille, le massif enténébré des cheveux, l’attache fragile du cou, une lunule blanche y fait son apparition, la naissance discrète de la gorge que dissimule le noir de la robe, cette délicatesse du bras, cet effleurement du genou qui reçoit une indéchiffrable main, puis ces jambes croisées disparaissant dans l’anonymat de la pièce.
Illusoire géographie.
Parlant de vous, de cette personne sans réelle identité, vous ai-je dépossédée de ce qui vous habite en votre for intérieur ? Vous ai-je simplement hallucinée et ai-je créé de toutes pièces un espace d’inconnaissance, une illusoire géographie, tressé la chaîne imaginaire d’un être du passé, dressé la possibilité d’un futur, annulé le territoire toujours en fuite du présent ? Indéchiffrable temporalité à laquelle se superpose l’évanescente trame de l’humain en sa précaire condition. Voir dans le flou et l’approximation n’est pas seulement approcher l’altérité dans une manière d’indétermination, mais aussi, en quelque façon, participer à l’illisible interprétation du monde, de soi d’abord en son initiale présence. Sommes-nous si assurés de nous-mêmes que notre perception des choses puisse se décliner sous les auspices d’une certitude ? C’est bien parce que nous ne voyons pas clair en l’autre que nous avons tant de difficultés à circonscrire notre propre nature. Le réel dans sa perpétuelle mouvance, son constant effacement, dissocie les images qui viennent à nous, les métamorphose, les porte à la limite d’une visibilité si bien que, jamais, nous ne sommes sûrs de rien. Pas plus de l’arbre dans le paysage, du trajet éphémère de la feuille dans le vent, de l’amour qui se dissout dans les remous de la quotidienneté, de l’œuvre d’art qui, tantôt se dévoile sous un jour inaperçu que le lendemain vient recouvrir de son voile d’oubli.
Vision d’un songe.
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. », disait Héraclite parlant de l’impermanence des choses. Vous verrais-je encore demain assise sur ce cadre de fenêtre qui s’annonce comme une toile avec son fond, sa forme, ce Sujet que vous figurez ? Et quand bien même vous verrais-je, ne serez-vous une Autre, ne serais-je un Autre ? Tellement de rêves se seront présentés, tellement de pensées auront été émises, de vœux exaucés ou bien éteints, d’images métabolisées qui auront présenté une autre réalité, modifié le socle d’une vérité. Serez-vous une simple fable sise dans une autre aventure sur le bord de la Mer Egée, près du cône fumant du Vésuve, dans la pierreuse nature d’Irlande ou bien dans cette chambre qui n’est peut-être que la vision d’un songe ? Comment savoir, la lumière est si basse, la limite du ciel et de la terre si indistincte, la mer si loin qui fait ses flux et ses reflux ? Oui, ses flux, ses reflux. Immémoriale entente du temps dans laquelle nous nous fondons tel le cristal dans un pli d’air.