" Fuga ", bronze, Milan 1987, coll.privée
Œuvre : Marcel Dupertuis
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Le 23 Mars 2018
Toi à qui la terre va si bien.
Ce qui m’a visité en songe, cette nuit, un signe avant-coureur du printemps, une fuite pour plus loin que soi, une allégorie venant me dire la trace de ma destinée ? Les questions sont si ouvertes que seul l’infini en serait la juste mesure. Sur l’écran de ma nuit, une forme en bronze, approximativement humaine, en marche vers on ne sait où. Le haut du corps est une manière d’ovale fermé qui semble vouloir figurer un torse dépourvu de tête et les bras sont inapparents, à moins que la représentation du buste n’en tienne lieu, La jambe droite prend appui sur un pied largement étalé au sol, écho, peut-être, d’un lointain Giganotosaurus dont nul ne doute que l’empreinte au sol devait être prodigieuse. Enfin la jambe gauche en partie repliée se terminant à la façon d’un pieu taillé en pointe du fait de l’absence de pied. Le tout dans l’allure de la course, silhouette penchée vers l’avant, dynamisme des jambes en mouvement. Voici pour la vision qui ne manquera de te paraître étonnante.
Sans doute cette description de taxidermiste - comme on exposerait la forme de quelque vertébré dépouillé de ses principaux attributs -, te laissera-t-elle sur ta faim ? Mais, à défaut d’image il ne reste plus guère que la ressource des mots. Tu apercevras combien ce visage déroutant au sens premier de « priver de route » nous place en vis-à-vis avec l’aporie des existants que nous sommes. « Qui déconcerte l'esprit », selon l’exacte définition de « dérouter ». Mais laissons là ces arguties lexicales et tâchons plutôt de découvrir quelque motif qui nous éclairerait sur notre condition humaine à défaut d’en donner l’exacte finalité. A savoir en fournir une possible sémantique. Car toute chose nous parle, nous adresse son langage secret à la verticale duquel nous demeurons la plupart du temps, incapables d’en bien saisir l’opaque effusion.
Toi-même, visitant un musée semé d’œuvres « inquiétantes » (je pense aux Muses éponymes de Giorgio de Chirico, ce si singulier artiste dont les œuvres me passionnent depuis bien longtemps), ou bien découvrant dans la nature telle rocaille anthropomorphe (je pense aux grotesques de la Renaissance, tels les jardins de Bomarzo par exemple avec leurs étranges divinités métamorphiques), ne t’es-tu jamais transformée en déchiffreur de ces codes complexes que nous tend le réel ?
Mais je crois, « Sol », (combien ton diminutif résonne avec ceci qui se dit ici !) que, désignant « Fuga », nous conviendrons de ce nom d’un commun accord, le sens n’est guère à décrypter à partir de ce qui se présente, mais plutôt de ce qui est absent. Comme si, tout autour, à la façon d’un invisible aura, des magnétismes existaient, des confluences d’ondes, des réseaux complexes et diaphanes dont, jamais, nous ne pourrions saisir l’être qu’à en poser quelque hypothèse vraisemblable. Te serais-tu doutée qu’une partie de la clé de l’énigme semble reposer sur une vision des éléments qui sont supposés entrer comme principes constituants des corps, dont, pour la plupart, ici, ne resteraient que leur songe éthéré, leurs nervures translucides. « « L’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible.», selon la fameuse assertion de Paul Klee. Et puisqu’il s’agit d’une œuvre d’art - ma vision en atteste -, où se situent donc, respectivement, visible et invisible ?
Inventons donc une fiction. Affublons cet être logogriphique d’un patronyme étranger, « Hombre » (juste une réverbération de Fuga), celui qui me semble le mieux convenir à cette situation problématique. « Hombre », pour deux raisons au moins. La première réside en sa consonance exotique qui l’éloigne de nous tout en nous le rendant intéressant à titre d’intrigue. La seconde résulte de sa paronymie dont notre vocable français « ombre » joue à titre d’écho. C’est magique tout de même le langage. On dit « hombre » et on a, tout à la fois, un « obscur étranger » dans lequel se mire en abyme une « fugue » dont nous allons faire la figure d’une quête.
Hombre a parcouru les hauts-plateaux où souffle le vent, parfois la brume d’eau a cinglé son visage, parfois le feu du soleil a tanné sa peau jusqu’à la rendre semblable à une croûte de pain brûlé. Hombre, malgré l’air, l’eau, le feu, progresse en direction de son destin. Son corps de corde de chanvre, de cep noueux, son corps de souffrance avancée il le dédie au seul dieu qui l’habite : être Homme jusqu’au bout de soi, à la limite de l’épiphanie humaine. Car Hombre, au début de sa genèse, est pareil au très estimable Gilgamesh des Anciens Mésopotamiens : deux tiers divin, un tiers humain. Il porte dans sa haute stature la brillante icône du héros grec, la matrice des vertus qu’il faudra hisser haut avant que faiblesses et imperfections n’en viennent détruire le rutilant édifice. Héros, il voudrait l’être tel Persée en son courage, Héraclès en sa force physique, Ulysse ou Œdipe en leur ruse. Seulement des monstres sont toujours en chemin qui contrecarrent les desseins humains.
Hombre chemine sur la longue mesa de poussière rouge, laquelle porte vers l’inconnu l’écheveau qu’il dévide à mesure de sa progression aussi naïve qu’inconsciente. Nul ne peut s’approcher des dieux, fût-il tissé pour une part de leur hiératique pouvoir. Car sur la terre où vivent les hommes tout se délite et se fragmente selon l’usure du temps. En réalité, Hombre ne vit que dans son ombre propre, cette part qui lui échoit en tant que mortel. Gilgamesh en fait la douloureuse épreuve dans la perte de son ami - son double -, Enkidou, Gilgamesh qui se croyait immortel, lui dont la plante que lui révèle son ancêtre Uta-Napishtim est subtilisée par le serpent et s’envole avec elle le vieux rêve immémorial de boire à la fontaine de l’éternelle jouvence. Seulement la fontaine est mythique, tout comme l’harassant parcours d’Hombre qui ne court qu’après son ombre, précisément. Qui, vraisemblablement, ne sait rien du tragique ou feint de l’ignorer. Tel Sisyphe qui roule continuellement sa lourde pierre tout en haut de la montagne. En dernier recours la pierre aura raison, immortalité contre mortalité.
Je parlais des éléments, des principes premiers de la présence, l’eau, l’air, le feu, la terre qui nous font tenir debout le temps d’un passage. Mais, eu égard à la figuration humaine, ils ne jouent nullement à titre d’équivalence. Eau, air, feu, je les range dans la catégorie des invisibles, des puissances divines qui nous toisent depuis l’éternel empyrée. Seule la terre est notre élément réel, celui dans lequel nous inscrivons nos pas, celui qui, mythologiquement, nous constitue comme notre origine. Hombre a beau fouler de son pas de héros les hauteurs de quelque Altiplano, seule la terre demeure, pour lui, la force présente, toujours disponible, toujours matériellement constituée, hautement palpable, immédiatement préhensible. D’elle il est assuré, autrement dit sa mortalité se donne à lui comme cette intangible certitude, ce lent effritement que provoquent ses pas à mesure de son périple. Mais l’usure est contagieuse, elle se transmet du sol à celui qui le sillonne. Comme s’il y avait dette commune, principe de réciprocité. Toi et moi faits de la même matière qui nous immolons à seulement nous connaître. Une immanence broyant l’autre, se nourrissant de la perte adverse, disparaissant à ne dévoiler que le même, non l’autre qui serait salvateur, planche de salut. Destin terreux contre destin terreux.
Eau traverse Hombre, en accentue l’aspect, des larmes même peuvent emprunter le chemin de ses yeux puis s’en retirer tel le brouillard de l’aube qui blêmit et se dissipe en son secret.
Air pénètre Hombre, coule dans ses rides, lisse le massif de son corps, dilate les soufflets des alvéoles, ce vide au centre de l’être qui ne se nourrit que d’un mouvement en attente de suspens. Bientôt le vent tombe qui ne profère plus rien.
Feu illumine la pointe du désir, lance haut l’étincelle de la gloire, attise la flamme de l’ambition, porte à l’incandescence le métal de la passion. Puis l’ignition se calme, la brûlure rétrocède et s’efface.
Air-Eau-Feu, tels de fulgurants passages qui emportent avec eux des briques de terre, déconstruisent la Babel qui se targuait d’exister, de répandre la culture, de hisser le majestueux emblème des civilisations. Au hasard des déluges, des rafales de vent, des incendies, la statue humaine qui dressait fièrement aux quatre horizons l’oriflamme de son humaine majesté, voici qu’elle vacille et tremble, voici qu’elle se désagrège, se déracine comme pour mieux rejoindre cette terre originelle qui est aussi son tombeau. La tête, cette insigne signature a renoncé à paraître. Des bras, ces beaux outils artisanaux, il ne demeure plus rien que leur souvenir. Une faille s’est ouverte dans le tronc qui énonce le vide de l’être, le néant qu’il est puisque nul ne saurait en montrer la présence. Une jambe s’est repliée à angle droit qui a renoncé à posséder un pied, elle fouette l’inoccupé de son spermatique flagelle dont la descendance est absente. L’autre jambe, à demi fléchie, laisse s’écouler sa substance jusqu’à faire, au sol, son immense flaque d’ennui et de désolation.
Les éléments invisibles, à statut divin, Eau, Air, Feu, dès leur désertion, sonnent le glas de l’être de terre, d’Hombre en son ombreuse matière, de Fuga en sa fuite essentielle. Comme un juste retour des choses, un cycle ontique s’initiant dans le façonnage d’une forme qui porte en elle le germe de sa propre destruction. Peut-être en est-il ainsi, Solveig, les puissances primordiales que sont Eau-Air-Feu, s’assemblent-elles pour assurer la surrection de la terre, ce menhir qui ne paraît indestructible que tant que dure son maintien. Colosse aux pieds d’argile dont l’obole à payer à ses géniteurs, cette corde d’eau, cette tresse d’air, ce tissage de feu, initient ce renoncement à soi que sont toute chute, toute dissolution, tout enterrement. Certes il n’est guère possible d’interpréter au-delà, ceci serait œuvre surréaliste ou bien saut dans une métaphysique aveugle. Mais ceci est, bien évidemment, une tautologie. Comment ne pas éprouver de réelle cécité pour ce qui, ne se donnant jamais à voir, ne saurait s’incarner dans la chair dense du phénomène ?
Sur le plan formel mon rêve semble presque entièrement contenu dans ce miroir que semble lui tendre Alberto Giacometti dans « L’Homme qui marche » (encore !), cet à peine dégagement des pieds de la matière informe, opaque, dense, qui paraît faire signe vers le chaos originel. S’en extraire semble être condition de possibilité pour l’homme de transcender sa nature, en même temps qu’une lourde ambiguïté, une force magnétique l’attire vers le sol natal, immanence première à laquelle son sort de mortel le destine comme sa liberté la plus essentielle. Oui, liberté car rejoindre le lieu de sa naissance est se ressourcer aux eaux primordiales qui nous installèrent sur les fonts de l’exister. Nul n’échappe à la terre qui voudrait s’en exonérer. Le semblable appelle le semblable. Or nous sommes terre dont l’air, l’eau, le feu dressent la native dramaturgie. Alors, à quoi nous servirait-il de nous insurger, nous les terriens, nous les terrestres ? Nous êtres de pesanteur. Eux, êtres de rapidité, de vivacité, d’esprit. Visible contre l’invisible. Toujours le visible est perdant au jeu du paraître.
Que tes songes soient légers, toi la fille de l’air.
« Toi à qui la terre va si bien » : seulement ta beauté de jarre ancienne.