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9 mars 2018 5 09 /03 /mars /2018 09:48
Nudité

                                                           « Mariage de carnaval »

                                                            Œuvre : André Maynet

 

 

 

 

                                                        Le 8 Mars 2018

 

 

 

 

         A toi qui te vêts de lumière.

 

 

   Que je te dise qu’ici, en ce temps avant-coureur du printemps, les jours commencent à s’allonger. Petit à petit ils consentent à abandonner leurs vêtures de nuit, à apparaître avec leurs belles dentelles de clarté. Ce n’est pas à toi, la Septentrionale, que j’apprendrai la tristesse nocturne, la désespérance de l’ombre, la sensation de crypte des froideurs hivernales. Ô combien je comprends cette longue attente, combien je perçois la braise de l’impatience fichée au centre du corps, combien la rumeur de la chair doit se faire insistante sous les coups de boutoir de la mélancolie. C’est une réelle privation que d’être à l’abri du jour, enlisé dans une manière de gorge étroite où l’existence fait son grésillement de flamme sur sa fin. Peut-on au moins, dans cette claustration, trouver la consolation d’une écriture sous le cercle de la lampe alors que le lac de la nuit étale, tout autour, ses eaux illisibles ? Peut-être est-on empêché de créer pour la seule raison qu’une geôle distrait de soi dans l’acte qui demande l’éploiement, la sortie, le sens à diriger vers le monde alors que tout limite et contraint ? Mais, vois-tu, il serait vain de se lamenter, le mouvement des choses est un tel mystère. Nous y participons à la manière de somnambules, sans apercevoir ce qui le motive, le lieu de son voyage, la finalité vers quoi il se dirige.

   Mon propos, aujourd’hui, ne sera que question. Sur la nudité. Sur ce qui en voile la présence. Mais représente-toi, d’abord, une vaste plaine sur laquelle tu marches. Le jour est levé qui distille une lumière franche, sans équivoque. Le sol ? Une bande continue de tchernoziom,  cette terre noire riche en humus qui court le long des paysages d’Ukraine. Son tissage est si dense, sa texture si serrée que rien ne semblerait pouvoir atteindre sa belle intégrité. Par excellence, cette terre est l’image d’une étendue que rien ne semblerait pouvoir affecter. C’est ainsi, certains paysages tels les déserts, les salines des hauts-plateaux andins, les steppes, déroulent leur être dans une si belle unité. Elle en paraîtrait éternelle. Métaphoriquement, cette surface figure une peau à l’ombre de laquelle dormirait le derme profond, l’entrecroisement des vaisseaux, enfin la complexité d’une chair. 

   La parcourant, te viendrait-il à l’idée de dire que cette terre est nue ? Sans doute aurais-tu d’autres perceptions, telle sa couleur, son unité, la finesse de ses mottes, la douceur qui en émane à en fouler l’évidente présence ?   Oui, « évidente » puisque donnée dans l’entièreté de son être naturel sans qu’il soit besoin de quelque effort pour en déterminer le caractère. Peut-être t’interrogerais-tu sur sa fertilité, sa richesse en micro-organismes, ses vertus possibles,  jamais sans doute sur son dénuement, son dépouillement. Car, sais-tu, évoquer la nudité d’une être quel qu’il soit, ce n’est nullement en apprécier son côté immédiatement recevable, je veux dire son aspect. C’est bien plus que cette estimation formelle. C’est le confronter à des concepts qui en sont bien plus éloignés : celui de pauvreté, de délaissement, de sombre fatalité, parfois de détresse, de fragilité en tout cas. A nous, êtres vêtus qui nous érigeons toujours en modèles, combien Adam et Eve dans leur paradis nous semblent vulnérables, ouverts aux caprices du temps, à la vindicte de la foudre, à la pluie qui cingle, au froid qui entaille et, surtout, au regard qui juge à l’aune d’une impression première. Leur nudité est si constitutive de leur être qu’elle devient leur condition de possibilité même. Pour quiconque, évoquer le premier homme, envisager la première femme, et aussitôt se montre cette condition de dépossession qui les installe comme des existences bardées d’incomplétude, des individus du manque, des isthmes privés de continent.

   Maintenant, de la même manière, guide tes pas à rebours, sillonne la plaine qui vient de se recouvrir d’une mince et uniforme pellicule de neige. Tu en apercevras le grand tapis blanc, en sentiras le poudroiement glacé, l’atmosphère brusquement astringente. Mais, pas plus que dans ton précédent périple, tu n’en déduiras la nudité, seulement une longue monotonie déroulant son triste faste à la surface des sillons.

   Puis, à la suite d’un brusque dégel, de la neige il ne demeurera que quelques plaques éparses entre lesquelles perceront des ilots de tchernoziom, ceci dessinant les contours de quelques étranges territoires surgis du blanc. C’est à partir d’ici, seulement, que la notion de nudité s’installera. Ni la neige, ni le sol ne seront à proprement parler nus. C’est uniquement à partir du rapport de la neige au sol que se déterminera et se posera la notion de nudité comme existence réelle. La terre n’est nue qu’en raison même de sa confrontation au givre qui la recouvre. Une chose ne peut affirmer son dénuement que relativement à une possession, à une entité qui puisse en biffer l’apparition. C’est le voilement qui en est le révélateur. De la même manière que nous établissons entre nos ancêtres primordiaux, Adam, Eve et nous-mêmes, la différence qui les fait paraître dans cette non-vêture qui est le stigmate de leur bien étrange condition. Adam et Eve ne sont nus que parce que nous sommes habillés. Serions-nous sans voiles, imaginerions-nous un seul instant de nous étonner de la figure que nous tendent nos ancêtres ? Oui, finalement, tout est question de valeurs opposées, de décalages entre les contraires, tout se mesure dans la perspective d’une dialectique. La nuit n’est vraiment ce qu’elle est qu’au regard de la lourde chape qu’elle pose sur le jour. Le silence ne fait sens que rapporté au bruit. L’éclair ne brille que libéré des ténèbres. Certes, Sol, j’en conviens, la démonstration est complexe qui part de simples évidences naturelles pour en tirer la pulpe d’une compréhension. Et si mon détour est si long, il n’est là que pour mieux introduire une image dont le sujet est l’illustration de cette brève thèse.

   Regarde donc cette œuvre jointe à ma correspondance. Imprègne-toi de tchernoziom et de plaques de neige, autrement dit des matériaux faisant apparaître voile et nudité, et tu seras, d’emblée, sans distance, au plein de la signification dont la photographie, le dessin, sont les vecteurs essentiels. Nudité est là en sa belle présence. Plus présente en son dénuement qu’elle ne le serait si seule sa peau était visible, les ailes de son nez appuyées, les  boutons de ses aréoles faisant leur mince surrection au-dessus de la plaine du corps. Elle est là, plus nue que nue, offerte en son éclosion, immensément lisible pour la seule raison qu’elle nous dispense, dans un unique geste de notre vue, cette ombre - le voilement du bandeau, du bustier de dentelle,  - cette lumière - le dévoilement de la peau -, espaces aux termes desquels se livre toute syntaxe du monde.

   A la manière d’un livre ouvert nous faisant le don de sa feuille blanche - le dévoilement - que viennent recouvrir les signes - voilement - dont nous usons pour nous y retrouver avec le langage, cet étrangement clignotement - voilement/dévoilement -, qui dit une fois le silence, une fois la parole ; qui dit encore une fois le subjectile libre du parchemin, une autre fois la graphie qui s’y imprime en tant que ces caractères qui sont nos donateurs de sens, nos guides sur la terre afin que quelque chose y paraisse de l’ordre de l’humain. De l’humain, bien évidemment, puisque lui seul est capable de symboliser, autrement dit de mettre en relation du visible - le dévoilé - et de l’invisible - le non-dévoilé. Si j’écris sur le blanc disponible de la feuille un mot au hasard, par exemple « source », je donne acte à la source, je la dote de visibilité, je lui permets de couler, de diriger vers l’aval la résille de ses gouttes claires. Le signifiant « source » en sa teneur essentielle, en sa forme calligraphiée (voilement), aura fait signe en direction du signifié (dévoilé) dont l’idée de source est la nervure qui vient soudain au jour. J’en conviens, Sol, toutes ces arguties intellectuelles, à défaut d’être oiseuses sont, à leur façon, des voilements, des occultations  du réel. Mais comment rendre compte de la complexité des choses ? Nos aimables métaphores se révèlent de bien inconséquentes fables, nos inférences logiques des pelotes bien embrouillées. Nous n’avons d’autre alternative, au centre du foisonnement, que d’émettre des hypothèses, de lancer des plans sur la comète, de gesticuler tels les sémaphores qui dévoilent la brume afin de rendre l’océan apparent aux yeux des navigateurs. Nous sommes ces Magellan à la recherche d’une terre inconnue, sans doute le lieu de trésors dissimulés.

   Mais laisse-moi reprendre ici un propos - « Elle est là, plus nue que nue, offerte en son éclosion » - que nous allons tâcher d’éclairer. La simple nudité n’est jamais nue car elle n’a aucun espace de jeu où projeter, précisément, ce dénuement. Elle ne peut donc s’apercevoir en tant que telle. Elle demeure celée en son autarcie. Alors, puisqu’il faut introduire de la différence, susciter un écart, créer du « jeu » au sens mécanique de « faciliter le bon fonctionnement d'une pièce en lui donnant plus d'espace pour se mouvoir », voyons de quelle façon faire surgir une hétéronomie qui donne à la nudité son statut objectif, en quelque manière irréfutable, comme si, adossée à son contraire, le vêtu, elle en acquerrait soudain un accroissement de son être.

   Nudité, du moins celle que nous avons nommée ainsi, aurions-nous au moins remarqué son aspect dévêtu si elle n’avait eu nul voile où cacher une partie de son corps ? A l’évidence une allure si naturelle ne nous eût nullement interpellés. S’offusque-t-on de la nudité d’une pêche, du rocher qu’aucune mousse ne vient habiter, du lézard entièrement contenu dans son fourreau d’écailles ? Certes non. Notre regard « naturel » ne saurait se formaliser d’une attitude somme toute donnée d’emblée à toute créature vivante. Cependant, s’il y a étonnement, nous le devons à notre regard « culturel » qui, lui, extrapole bien des fantaisies à partir du simple réel, à commencer par l’idée biblique de faute qui en constitue le plus initial archétype. Comment mettre mieux en valeur cette pente de la condition humaine à fantasmer, à broder, à entourer chaque événement de la nature d’un genre de corset, d’artifice, qu’en songeant à cette phrase de Balzac dans « La Cousine Bette » : « Épouvantée de ses nudités, elle couvrit ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sa poitrine et ses épaules d'un fichu brodé » ?  Ici, l’auteur de la Condition Humaine trace à nouveau les sillons dans lesquels s’était engouffré plus tôt le théâtre de Molière, dont Tartuffe était la sublime illustration : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir - Par de pareils objets les âmes sont blessées - Et cela fait venir de coupables pensées ».

   Clou enfoncé dans le bois des existants, qui ne dérobe une chose au regard qu’afin de l’y mieux conduire. Sans doute ceci mériterait l’étiquette « d’éternel humain », disant en ceci la propension de l’individu à dire le contraire de ce qu’il pense, de donner crédit à l’aphorisme de Pascal selon lequel « qui veut faire l’ange fait la bête ». Voulant se donner le visage de la bonté (le visible, le dévoilé), l’homme ne parvient, le plus souvent, qu’à révéler celui (dissimulé, voilé) de la noirceur. En réalité, les censeurs de tous ordres, biffant les traits de la nudité en y apposant quantité de voiles, ne font que la faire apparaître dans la netteté de son ruissellement. La nudité est pureté. Ce sont les vertus de l’homme qui, se retournant en vice, impriment sur le corps humain les stigmates dont il pense devoir le couvrir afin que son âme soit sauve. Tu reconnaîtras, Sol,  avec quel brio la fourberie de nos semblables, la nôtre aussi par voie de conséquence, emprunte des sentiers escarpés, toujours en regard des précipices dont elle longe en permanence le danger.

   Sans doute nous reste-t-il, maintenant, à dévoiler  avec exactitude ce qui figure dans cette belle image, sans fausse pudeur, sans complaisance. En tracer seulement les traits qui émergent à l’aune de ce jeu subtil du voilement/dévoilement qui n’est jamais que le miroir d’un érotisme bien compris qui, non seulement ne congédie nullement l’élégance, mais l’appelle comme son double. Ces cheveux d’acajou - vois-tu combien ils ressemblent aux tiens -, sont à leur façon une « vêture » dont la peau se sert pour rayonner, affirmer sa douce présence. Imaginerais-tu cette beauté sans cheveux ? A l’évidence il lui manquerait ce fourreau, cet abri grâce auxquels faire surgir sa propre féminité. La cendre des sourcils, la palme des cils sont autant de parures, de colifichets posés sur la plaine du visage. Ils ont la même valeur que ce bandeau derrière lequel le nez se soustrait à la vue. La même valeur que ce discret rose à lèvres qui, affirmant sa lumière, souligne la nudité, la quintessencie en quelque sorte. C’est là le rôle de tout artifice - toute vêture est de cet ordre -, que de ravir au regard afin de mieux montrer. Et puisque l’artiste a choisi le titre de « mariage de carnaval », pensons avec lui à cette étrange et double cérémonie : du mariage en tant que fête des corps dénudés, livrés l’un à l’autre dans le recueil de l’amour. Pensons aussi au spectacle du carnaval qui masque les corps sous des atours bariolés alors que les anatomies livrées au débridement de la fête nous sont donnés comme un présent : éclairs de nudité qui se montrent ici et là comme une manière de paradis.

 

   Demeure vêtue, le froid est si vif en tes contrées de l’extrême. Je te dédie mon amitié nue. Puisses-tu en faire bon usage.

 

 

 

 

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