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7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 08:07
Comment dire Agrigente ?

Agrigente 1954

Nicolas De Staêl

Source : Journal d’esprit 2

 

 

 

***

 

 

   Agrigente ne serait-il qu’un nom accroché quelque part dans l’espace et le temps ? Une manière de rêve coloré ? Le titre d’un poème antique ? Une cité imaginaire perdue quelque part dans la tête brumeuse d’un romancier ? Agrigente : certains mots invitent au songe à seulement évoquer  leurs sons. Pourquoi donc ? Il y a un mystère des mots comme il y a un mystère des lieux. Peut-être ces derniers naissent-ils des premiers ?

   Agrigente, comment l’écrire ? En deux mots, en un seul, en détachant ses syllabes, en accentuant ses valeurs toniques ? Comment l’écrire ?

 

AGRIGENTE - AGRIGENTE - AGRIGENTE ?

 

   Non, aucun caractère typographique ne lui convient. Ce ne sont ici que des fantaisies qui ne dévoilent en rien l’âme de cette ville, l’essence de cette région. En réalité il faudrait inventer une forme tissée de graphies multiples, varier à l’infini l’aspect de l’apparition. Comme ceci, dans une manière de baroque censé prononcer la pluralité de son être, en brosser la luxuriante polychromie, en donner la haute mesure méditerranéenne :

 

AGRIGENTE

 

   Puis encore se livrer à une rapide exégèse vocalique, dire l’ouverture amplement sonore du A, l’attaque gutturale du G, la rocaille et le roulement du  R, le sifflement aigu du I, la nasale ouverte du EN, l’accroche dentale du T, le souffle du E pareil au vent Grec qui sème la pluie sur les versants exposés aux sillons de la mer. Serait-ce là pure fantaisie de phonéticien ou bien y a-t-il quelque vraisemblance, quelque justification à habiller ce nom des atours de la chimère ? Plus que de phonétique, de souci technique de la langue, de placement des sons, c’est de poésie dont il s’agit, de peinture, autrement dit d’existentialisme en sa plus haute portée. A savoir s’extraire du néant et faire de la vie ce constant numéro d’équilibriste avec la longue perche de bois oscillant une fois vers l’adret, une fois vers l’ubac, ce conflit des lumières qu’est tout parcours humain métaphoriquement abordé.

   Jusqu’ici, tout a été approché de manière à éviter le sujet trop brûlant du tragique. Le scalpel est toujours là qui attend dans l’ombre. En différer l’apparition est peut-être simple manœuvre de contournement. Toute vérité d’expérience brille toujours de son feu, c’est pourquoi tout retard apporté à son dévoilement en accroît la possibilité expressive. Brodant autour d’Agrigente, je n’ai fait que repousser le nocturne qui toujours habite la meute claire des jours. On ne peut parler d’Agrigente et ignorer la vie de Nicolas de Staël, son impétuosité, sa hâte à s’oublier en maculant ses toiles des mots les plus colorés, des traits les plus vigoureux, des stigmates les plus visibles de l’acte de créer.

   Nulle création n’est repos. Nul poème simple jeu de rimes, nulle écriture délassement au bord du dictionnaire. On ne porte quelque chose au jour de l’être - un récit, une toile, une suite de vers, - qu’à exhumer de sa chair le potentiel de langage qui y vit dans le silence dru de l’abîme. Ecrire un mot, poser une touche de couleur, faire se lever une harmonie et voilà que quelque chose sort de l’inavoué pour se donner comme rencontre, lanière de sens, étincelle dans la caravane étroite du doute.

   Ce qu’Arthur Rimbaud criait en voyelles longuement tenues, ces « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, ces mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles », ces gemmes qui brillent sur le charnier de l’absurdité, Nicolas de Staël le profère en vigoureux aplats où la vibration chromatique le dispute à la noirceur des destins ourlés d’inquiétude, de mélancolie, de tristesse fichée au cœur du tangible. « Il faut se faire voyant » nous dit l’auteur des « Illuminations ». « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

   Par « poète », entendons l’Artiste. Par « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », entendons AGRIGENTE, la trituration jusqu’à l’inconcevable du réel, sa domestication, son aliénation. Quitte à épouser soi-même le parti de la démence, que ce qui résiste dans le monde participe à cette immense duperie. Jamais l’œuvre ne sera éloignée de cette violence à communiquer au paysage, à l’homme, de cette puissance à instiller dans la trame même du subjectile. Le fond, ce sur quoi l’Artiste pose sa fureur, ce n’est que le fond de l’exister qui se cabre, se révolte. Le réel ne veut se donner que dans un unique mouvement dont il ne faut nullement contrarier la pure logique. Les dés ont été jetés une fois pour toutes.  Ici, en Sicile, n’est-on pas au pays du fatum, cet indépassable qui, telle la nuance  du ciel et de la mer, n’a qu’une seule valeur, « O bleu », dont il faut faire son profit comme d’un don octroyé pour l’éternité.

   Mais l’Homme du séjour au Harar, nous met en garde, ce bleu que symbolise  « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges » est précisément cet indocile qui rue dans la clameur d’une folie hauturière. Nul ne peut exciper de cette fatalité. Créer est donner son âme au Diable et errer telles les figures fantomatiques de Dante dans les cercles de l’Enfer. La création n’est-elle d’origine divine ? Alors pourquoi lui opposer ces tentatives humaines qui ne sont que simagrées, essais d’imitation du Démiurge ? A trop vouloir ressembler à Dieu, l’Artiste ouvre les limbes dans lesquels son âme comburera jusqu’à sa complète dissolution.

   Agrigente 1954, cette toile est si belle que tout commentaire en constitue l’inévitable euphémisation. Comment dire en mots, cette ressource infiniment temporelle, marquée au sceau d’un long cours,  ce que la peinture dévoile dans l’instant même de sa présence ? Symphonie s’opposant à la fugue. Longue période le cédant à la fulgurance de l’interjection. Il y a toujours hiatus entre ce qui se dit et ce qui se voit. Dire est succession, voir est simultanéité. Et pourtant, il faut tenter des passerelles, jeter des ponts au seul souci du principe d’unité, de cohérence des éléments du divers dont il faut bien synthétiser le sens. Il ne saurait y avoir, au regard de la conscience, de territoires séparés, de diasporas réalisant la condition d’une in-signifiance.

   Tout porter dans un même creuset de compréhension, peut-être le don le plus précieux remis aux hommes. Ils en sont comptables s’ils veulent que leur aventure s’éclaire de l’ouverture de la connaissance. Oui, Rimbaud, De Staël, des sentiers différents mais qui conduisent en des terres communes, infiniment confluentes. La tragédie est latente tout comme la naissance des voyelles qui portent dans leurs « corsets velus » les germes mêmes de leur corruption. Si le langage est éternel, si l’art est éternel, les hommes qui en ont soutenu la vibrante épreuve, eux, sont mortels. Chaque jour, les mots qu’ils burinent, les pâtes qu’ils travaillent conspirent à leur perte. Ironie du sort qui porte la matière à sa plénitude alors que celui qui en a décidé meurt d’en avoir fomenté le cours obscur. Toute œuvre est sacrifice qui dérobe au corps sa texture fragile. Tout mot est brodé de cette perte, toute couleur est irisée d’une blancheur qui en gomme le subtil éclat.

   Agrigente 1954. Une dernière explosion colorée, une ultime fulguration avant que la mort ne s’annonce comme la seule issue possible. 1955 : le dernier voyage, la clôture d’une œuvre pourtant parvenue à son acmé. La mort comme site indépassable où l’absolu se donne d’un seul trait. Il n’y a plus rien à rajouter, la totalité est enfin atteinte. Sans reste. Ni le rouge carmin, ni le  jaune solaire, ni le blanc de titane, ni l’orangé des Tournesols ne viendront concurrencer le saut indéfectible dans le vide fondateur d’une insondable liberté. Voyage de concert avec Vincent d’Arles, avec Arthur des mots quintessenciés. Faut-il en conclure que toute mort est le sommet de l’art, la forme accomplie du langage ? Certes il est tentant de le penser mais nul n’a vécu jusqu’à son terme la quête de l’absolu pour en faire la recension du plus loin d’une absence couronnée de la neige du silence. Le blanc en tant qu’épilogue d’une aventure humaine seulement inscriptible en termes de transcendance. L’art est cet inatteignable qui nous fascine et nous enjoint de nous taire. Alors l’immanence est là qui nous tend les bras du quotidien et du directement accessible. Il est encore temps d’y puiser la mesure de la joie ! Arthur, Nicolas vous en êtes les sources vives, les oriflammes qui dispensent dans la nuit serrée l’étoile ouvrante de la confiance. Tout art est constellation qui jamais ne s’éteint !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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