Œuvre : Assunta Genovesio
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Quelle était donc ta posture dans la venue du jour ? Dehors, déjà, l’air était chaud, promesse de brûlure et personne ne se hasarderait dans les rues avant qu’un peu de fraîcheur n’arrive aux abords de la nuit. La nuit aussi était une douleur, un passage à gué entre deux rives que la fureur habitait. Ces lames blanches dans le ciel, cette foudre qui habitait les nuages, ces nuages au teint de plomb, que ne se précipitaient-ils sur la terre afin de lui apporter ce repos auquel elle aspirait ? Cela durait depuis des jours, cela menaçait mais rien ne se produisait que cette étuve où chacun étouffait, cherchant un peu d’air auprès d’un ventilateur, d’une fenêtre ouverte sur un espoir vite déçu. Vraiment il n’y avait rien à espérer. Il suffisait de se calfeutrer, de faire de son corps le territoire le plus étroit, de se réfugier dans la pièce la plus obscure, peut-être une salle de bains et y demeurer jusqu’à l’infini du temps. Les choses, parfois, semblent n’avoir nulle autre fin que leur entêtement à persister dans l’absurde, à vaincre quiconque s’opposerait à leur soudaine splendeur, à leur rutilance, à leur toute puissance.
De la maison que j’ai louée, à Port-Blanc, la vue est immense qui semble n’avoir nul horizon. Au premier plan, la masse claire des rochers, une arche de pierre qui plonge dans l’eau d’opale et d’écume. Au sommet d’une falaise, la ruine d’une bâtisse de granit découpe son étique silhouette. Quelques ilots au large qu’enveloppe une brume de chaleur. J’y viens dès l’aube, carnet de croquis à la main, traçant ici et là quelques lignes qu’ensuite j’emplis d’aquarelle légère, comme si ces touches à peine appuyées pouvaient atténuer cette impression de lassitude que procure l’ardeur solaire dès qu’elle déchaîne son envahissante houle. Invariablement, vers les dix heures, je range crayons et pinceaux et me hâte de regagner mon abri. Le jour durant, derrière les volets croisés, je tape à la machine les textes qui seront mes articles de rentrée au Journal. Parfois, à la limite de l’endormissement, je cède à un rapide somme, espérant un réveil plus lucide à sa suite. La nuit, à la faveur d’une mince fraîcheur, fenêtres grand ouvertes, sous l’œil complice de la Lune, je termine ce que le jour m’avait refusé. Il n’est pas rare que je gagne mon lit vers deux ou trois heures du matin. L’aube point qui me surprend au milieu de mes rêves.
Le réveil, ce matin, est semblable à ce fin brouillard fiévreux - marque de cette haute saison -, qui se voit renforcé par la présence de l’Océan. De fines gouttelettes en suspension qui talquent aussitôt le visage et y dessinent les minces ruisselets qui courent jusqu’à l’éperon du menton et font leurs gouttes étincelantes sur le sol de tomettes. Aujourd’hui je n’irai pas dessiner sur la falaise. Mon travail est en retard et la remise des textes à l’imprimerie est proche. Un petit déjeuner sur le bout du pouce. Juste une halte avant de me replonger dans l’écriture. Je prends mes jumelles et parcours la grande plaine liquide. Quelques voiles blanches au loin. Des promeneurs près de la ruine de granit. Ils édifient des manières de cairns qui regardent le ciel. De grands oiseaux gris décrivent des cercles au-dessus des falaises puis, soudain, obliquent vers l’intérieur des terres. Je les suis et en distingue les becs noirs, les rémiges tendues, le vol incisif, pareil à un coup de canif. Maintenant ils sont hors de portée et les deux cercles des jumelles sont vides de présence jusqu’à ce qu’ils se posent sur cette basse maison blanche que surmonte un toit d’ardoises. Les volets sont fermés à l’exception d’une pièce plus claire - une lumière y brille d’un vif éclat -, dont la fenêtre ouverte semble vouloir livrer quelque secret.
Il me faut accommoder un instant, attendre que ma vision se règle, s’habitue à ce clair-obscur au sein duquel je te vois, Toi l’Etrangère, debout, appuyée au marbre d’une coiffeuse, entièrement dénudée, dans la pose alanguie d’une femme à sa toilette qui, sans doute, applique sur son visage les premières touches de maquillage. Vois-tu, cette image me fait étrangement penser au « Nu provençal » de Willy Ronis, cette ambiance si intime, cet abandon de la courbe du dos à tout regard inquisiteur, cette attitude si doucement disponible à être l’icône inoubliable dont je peuplerai le ciel de mes rêves. Sans doute ne te sais-tu pas observée, détaillée par une vue qui pénètre loin dans la meute ouverte de ta féminité. Du reste tu n’en sauras rien. Demain, j’aurai bouclé mes bagages, en route vers le ciel de schiste de Paris, occupé déjà à peaufiner mes articles que mes lecteurs liront bientôt.
Alors, Toi la Survenue d’une longue nuit - celle de l’inconnaissance -, tu ne seras plus que cette vague couleur sur l’arête d’un prisme, peut-être un simple indigo, une améthyste dormant dans le feutre de son écrin. C’est pourquoi aujourd’hui, dans cet instant que je fais mien, je veux rassasier mes yeux, leur donner à satiété cette nourriture rare que tu es. Ils sauront bien me dire la limite à ne pas dépasser, au-delà de laquelle je ne serais que le contemplateur d’une âme se livrant dans son plus total dénuement. Oui, laisse-moi encore ce genre de « permission de minuit, de midi ? » afin que, rendu à mon âme d’adolescent, je puisse rêver de ta féminité au-delà de la féminité, c'est-à-dire t’installer dans ce palais de cristal sur lequel tu règneras sans partage. Non, tu n’auras nulle concurrente. Pas même une Survenue de quelque gynécée d’Orient sur lequel quelque Prince exercerait son souverain désir.
M’apercevrais-tu, dissimulé derrière le double foyer de mes jumelles, tu penserais avoir affaire à un Voyeur sans scrupule voulant dérober jusqu’à la plus infime parcelle de ta vie intime. Mais, je te l’assure, ma contemplation n’a rien à voir avec la pure curiosité ou bien l’intention licencieuse. Tu aurais été vêtue, je n’en aurais pas moins assuré mon tour de veille, en sauvegardant jalousement l’éternelle durée. Ceci, tu ne peux le savoir, je suis un incorrigible romantique qui lit sans discontinuer cette littérature d’un autre temps. Je m’évade dans les replis de « Gaspard de la nuit » d’Aloysius Bertrand, je rêve avec Musset aux « Contes d’Espagne et d’Italie », je vole au rythme des songes de Gérard de Nerval, je vibre avec « Myrtho », « divine enchanteresse ». Alors le risque que tu cours n’est pas grand. Te retrouver dans l’un de ces poèmes que j’écris le soir, près de l’Île Saint-Louis, face la Seine avec ses remous d’étain, ses longs trains de péniches, quelques promeneurs isolés à la pointe du Quai de Bourbon. Il me faut ma moisson d’images, ma collection de sensations. Sinon, comment pourrais-je sortir de moi, de cette geôle de l’ego qui, toujours, m’assigne à demeure ?, et je ne suis plus que Narcisse devant le désespoir de son propre reflet.
Voilà le terme de mon intrusion. J’ai plié mes jumelles, prenant soin d’y loger cette saisie visuelle dont, peut-être, je bâtirai ma prochaine fiction. La plupart de mes lecteurs pensent que mes personnages sortent tout droit de ma tête. Mais il faudrait que cette dernière soit bien grande, bien fertile ! Le peuple de mes fantasmagories, dont maintenant tu fais partie, voici comment j’en assure l’existence. Voir sans être vu. Jeu de chat et de la souris. Mais, imagine, je ne sais plus, le plus souvent, du chat ou de la souris, qui je suis réellement. C’est le piège de l’imaginaire que de tout diluer dans un même creuset. De tout confondre et de ne rien rendre à soi qui dirait l’identité. Heureusement je dispose de quelques garde-corps ! La lecture, le songe éveillé, l’errance sans appui dans quelque toile découverte, au hasard d’une promenade, Rue de Seine, à la vitrine d’une galerie. Sinon la folie serait au bout avec ses habits multicolores et le bruit fascinant de ses grelots.
Ma nuit a été illuminée des éclairs de ta chair. Des bistres se mêlant à l’acajou soutenu de tes cheveux, à l’ambre léger de tes épaules, à la terre d’ombre de ton sexe que j’imagine à la manière d’une feuille lancéolée dans la demi-nuit d’un sous-bois. Que demeurera-t-il de tout ceci qui refleurira au hasard des mots ? Je serais bien en peine de le dire tellement la confusion m’habite. Comme si j’avais bu à la fontaine de Léthé, comme si j’avais fumé du chanvre indien qui me laisserait dans l’indécision de moi-même.
Me voici sur la route. L’air est frais encore qui coule sur la dalle de mon visage. Passant devant chez toi, j’ai pris soin de noter ton adresse. Ce poème que je ne manquerai d’écrire lorsque les jours chuteront, que les berges du temps ne seront plus que frimas, que les passants dans la rue mimeront des glaçons pendus aux branches, oui, ce poème, souvenir d’une toilette en train de s’accomplir - cette naissance -, je te l’enverrai. Tu ne sauras qui te l’a adressé. Un Voyeur est toujours un voyageur de l’ombre. Que l’ombre s’allonge donc, l’hiver est si long à venir où brasille l’impatience d’écrire. Le feu !