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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 09:59
Au revers de la faille d’ombre

                      Polyptyque C

                     Pierre Soulages

             Source : Centre Pompidou

 

***

 

 

   On est là, en avant, perdu dans le noir. Le noir presse les tempes, les ligature dans un étau qui enserre et contraint. On avance, on essaie d’avancer mais le chemin vers ailleurs se refuse, se rebelle, se cambre et consigne à demeure. On est vraiment dépossédé de soi et son corps échappe qui fuit au-delà de son être. On a beau lancer des filins, allumer des sémaphores, rien ne fait écho, rien ne s’ouvre qui viendrait offrir un lieu de possible reconnaissance. On ne sait plus qui on est vraiment, quel but on poursuit, si on en a un, on ne sait que son angoisse engluée de nuit, cernée d’ombre, tapissée de bitume.

   Bitume. Bitume. Deux fois asséné afin que notre lucidité s’en accommode et ne cherche nullement ailleurs une hypothétique issue. Les lianes noires, les lianes de suie, on en sent l’irrépressible présence, on en perçoit la perfide glu comme si les doigts de la mort étaient à l’œuvre qui guettaient dans la coulisse. Et le souffleur dans sa boîte que souffle-t-il sinon une haleine blanche qui pourrait nous consigner au silence pour l’éternité ?

   On est en-deçà du jour, en deçà de la lumière et le jaune solaire on n’en perçoit que quelques échardes, on n’en retient que quelques réminiscences. Plaque safran, Poussin ou bien soufre avec ses lacérations, ses incisions, lesquelles sont les passages où nous pourrions nous exiler de cette nuit et franchir ces « portes d’ivoire ou de corne» nervaliennes au gré desquelles nous quitterions une avancée somnambulique pour atteindre notre propre rivage. Il est si flou, si loin, pareil à une fumée grise qui se dissiperait dans le tissage dru d’un ciel d’hiver.

   Ce que l’on cherche, l’entaille, comme l’on chercherait le sexe de la femme sa douce saveur, la nuit qu’elle nous autorise à penser, pleine de promesse de lumière. On s’arc-boute sur les pieux tendus des jambes, on fouette son bassin, on creuse ses reins et c’est comme un avant-goût de l’éclair du désir, son subit surgissement qui nous déporte de nous, nous installe dans cette faille de l’être par laquelle nous sommes au monde. Pleinement. Entièrement. Sans reste. La toile noire du néant, on vient d’en franchir le mur dense, l’incompréhensible toison. On se débat un peu. Mais juste pour la forme, pour se trouver vivant. On a traversé le mur de sa chair, on est dans le mugissement de la clarté, on est dans l’expérience ultime de soi. Le noir compact, le deuil métaphysique de Soulages on l’a dépassé, on baigne dans « l’outre-noir », on sait la nature de la lumière, son écoulement blanc de phosphènes, la source diaphane de son dire, l’appel qu’elle constitue pour l’égaré que nous sommes, nous le bardé de la nuit de l’absurde et nous y débattons comme la diatomée dans son bain translucide. A peine un battement de cils, une onde vibratile et nous n’avons plus d’épaisseur que le pli de notre conscience. Elle nous regarde et nous invite à la fête de la contemplation. 

 

 

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