« A terra » 1998
Tempera e pastello
Marcel Dupertuis
***
A peine ai-je regardé
et je suis dans le rouge.
Le rouge du plaisir.
Le rouge du désir.
Il est si facile de quitter son être,
de basculer dans la forme qui s’offre
et mourrait de ne point s’offrir.
L’amour est toujours question
par rapport à la mort.
Ne pas y succomber et l’on meurt.
Y succomber, on y meurt aussi,
de la « petite mort ».
Orgasme, évanouissement, syncope,
tous termes équivalents qui disent
l’arrachement à soi,
l’immolation en l’autre.
Immolation par le feu.
Braise contre braise.
Rubescence contre rubescence.
Gerbes d’étincelles
comme dans l’œil du cyclone
ou bien dans les cristaux
d’un kaléidoscope pris de folie.
A peine ai-je regardé
et déjà je ne m’appartiens plus.
L’autre m’a ôté toute liberté.
Je suis pris
dans la nasse de son regard,
dans le filet de ses mains,
dans la liane volubile de son corps.
Je suis moi en cet événement
qui va survenir
dont je ne sais rien,
dont je ne peux nullement
tracer la courbe,
envisager la rive
qui sera celle de mon destin
lorsque le plein de l’expérience
sera atteint.
Peut-être un point de non-retour.
Jamais l’on ne revient de l’amour.
Toujours un lambeau de chair
entre les dents de porcelaine de l’amante.
Toujours un fragment de conscience
qui demeure fiché dans ce roc adverse
traversé de mille tellurismes.
Toujours une limite franchie
dont on ne pourra évoquer
ce qui la constitue hors notre vue.
A peine ai-je regardé
et je suis dans le rouge.
Et je suis « A terra », atterré d’être ici
alors que je devrais être là.
Là où est la vérité de la forme
en son urgente apparition.
Tête fichée au sol
- du moins le pensè-je -,
césure blanche qui entaille le cou,
qui aurait pu porter la mort.
Simple question d’une blancheur de l’espace
qui, traversant,
moissonnerait l’invisible face.
Epiphanie si distraite.
Nulle femme ne peut montrer
son visage
dans le temps flagellé
de la jouissance.
Ou bien de l’attente.
C’est cousu du même fil,
serti dans le corps avec une trace
de vive brûlure.
Le toboggan du dos
est arrêté dans sa chute.
Il connaît la vive tension.
Il éprouve la crainte du saint
devant son icône.
Il vibre de l’intérieur
et appelle le sacrifice.
Le sang est là
qui fait son bruit de lave,
son bouillonnement intérieur.
Il piaffe et mugit.
Il est parfois cinabre-soleil-couchant,
parfois andrinople-seuil-de-nuit,
parfois amarante et c’est un nocturne
avec ses vêtures de deuil,
sa pathétique scansion temporelle.
A peine ai-je regardé
et je suis dans le rouge.
D’elle.
De moi.
Irrémédiablement.
Je fais l’ascension
de ceci qui me fascine.
Je glisse tout le long
de l’épine dorsale.
Je me pique à ses harpons.
Je me réjouis à son tissu de soie.
A ma gauche l’orient originel,
sa pure lumière,
premier saut du jour.
A ma droite l’occident terminal,
sa nuit, ses vices, sa perdition à jamais.
Je suis sur la ligne de crête
avec la rumeur solaire
qui joue à damer le pion
à cette ombre dense
pliée dans ses secrets,
perdue dans ses mystères.
Parvenu au sommet,
sur le silex luisant des fesses,
je ne suis plus vraiment moi
mais une modeste abeille-ouvrière
qui vient servir sa Reine.
Sujet simplement
alors qu’elle est l’objet sacré
qui brille au fond de sa grotte.
Mes ailes vibrionnent
à la vitesse des pensées.
Elles s’enduisent de rosée nuptiale
sur le bord nacré des pétales.
Elles se gorgent de pollen
au contact des étamines.
Je bois le divin nectar.
Je suis au cœur du monde.
Je suis dans le réceptacle
qui m’accueille
tel celui qui était attendu,
peut-être le fils prodigue
qui revient au foyer,
dont le destin est de mourir, là,
au plus brûlant de l’être,
dans cette fosse séminale
qui gémit d’être aimée
et me donne la mort en retour.
L’amour-la-mort,
un seul et unique geste.
Cette épreuve du feu
n’est jamais reconductible.
C’est pourquoi au futur
je n’en retrouverai le goût.
Tout amour est déchirement,
présent plus que présent.
A peine ai-je regardé
et je suis dans le rouge.