Photographie : Blanc-Seing
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« Les « apparences » sont donc bien en péril
puisqu’il s’agit toujours de les sauver. »
« Pensées d’une Amazone » - Natalie Clifford Barney
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Nous regardons une fleur, cette fleur, et nous éprouvons un réel plaisir à la découvrir. En raison de son évidente beauté. Nous pouvons en dresser le rapide portrait. Dire le vert lustré de ses feuilles, ce vert profond, entre chrome et bouteille, il est pareil aux lueurs des abysses ou bien des cryptes ombreuses, là où la lumière palpite à peine, oubliée jusqu’en son impossible résurgence. Dire les fleurs à peine écloses, leur attente en tant que bouton, le secret qui est logé au cœur de leur être. Dire le fond de clarté, il nous fait penser à la lueur d’une mare sous l’œil d’une lune gibbeuse ou bien à la couleur plombée traversant un antique vitrail. Disant ceci, la fleur blanche épanouie, celles en sursis d’éclosion, les lames des feuilles en leur dissimulation, nous n’avons fait qu’effleurer le réel, en tracer une première esquisse. A première vue, nous nous contentons de cette approche et nous pourrions laisser ces fleurs à leur destin sans que rien ne vienne nous alerter plus avant. Ainsi est la marche des hommes, souvent hésitante, se contentant de choisir le chemin le plus droit que lui indique, ici une flèche directrice, là un espace ouvert où déposer ses pas sans s’enquérir autrement de la nature foncière des choses.
Et, parfois, partons-nous à regret, éprouvant en notre fond quelque sentiment d’incomplétude. Certes, ces choses, nous les avons vues, mais avons-nous au moins pris soin d’en cerner la délicatesse, d’en déceler ce qui les fait être de telle ou de telle manière ? Car, nous le sentons bien, nous n’avons procédé qu’à leur rapide inventaire, un peu comme un enfant s’amuse un instant de son nouveau jouet que, bientôt, il délaissera pour un autre ou bien pour suivre un compagnon d’aventure. Les objets dont nous croisons la présence, nous les archivons dans les coins oublieux de notre mémoire avant même qu’ils n’aient tenu, à notre égard, leur mystérieux et profond langage. Nous éprouvons le réel tel un miroir qui ne nous confierait que son immédiat reflet, connaissant un monde sans épaisseur, un genre de feuille de cristal qui ne vibrerait qu’au diapason d’une fugace curiosité. Ceci se nomme « apparences » et, le plus souvent, nous satisfaisons-nous de leur éclat, de leur brillance puis les délaissons aussitôt.
Ce à quoi il faudrait consacrer son énergie : à radiographier le monde, oh certes un monde modeste, ce coin de nature, ce ruisseau sous le bleu des ombrages, cette pommette épanouie, ces lèvres carmin, cette usure du sol, cette empreinte dans le sable, ce rien qui passe et, déjà, n’est plus. Radiographier les êtres, deviner le feu d’un désir, saisir sa perte, sa chute, cette faille ténébreuse qui s’ouvre et, parfois, jamais ne se referme. Rendre cette Belle transparente, deviner ses plus secrètes intentions, faire se lever les nuées de ses fantasmes, déplier son amour, chercher dans la gangue de ses mots qui elle est dont, toujours, elle dissimule la silhouette, préférant le flou d’une vision au tranchant d’une vérité. C’est toujours comme ceci, nous effleurons à défaut de comprendre ce qui se présente dans sa plus effective manifestation.
« Apparence », le maître-mot de notre siècle uniquement préoccupé de « spectacle » (Guy Debord, en son temps, en avait dressé l’admirable cartographie dans son livre où il disséquait les symptômes dont notre société est atteinte jusqu’en son fond), « spectacle » donc, dont l’étonnant phénomène consumériste du « selfie » - cet egoportrait qu’on a pris le soin d’angliciser, mode oblige ! -, se donne à voir en tant que caricature de notre monde soi-disant « postmoderne ». Ici est atteint un genre de point de non-retour à partir duquel l’imperium de l’indivualisme-ombilical se laisse entendre comme la signification ultime de ce que l’homme pourrait donner à voir de sa propre esquisse. Lorsqu’un quidam se prête au jeu du « selfie » - le je-moi-même qui se regarde dans la psyché -, ce ne sont ni les personnes convoquées sur l’écran, ni le monument en arrière-plan qui comptent, mais seulement le Sujet-en-son-extrême-subjectivité, le solipsisme en tant que solipsisme.
Dès lors le compagnon de fortune de l’image, cette sculpture à l’horizon ou ce paysage sublime ne sont rien de moins que des faire-valoir qui installent sur un piédestal Celui, Celle qui en ont décidé la mise en œuvre. Ainsi la « photographie » qui en résultera aura, aux yeux de son promoteur, tenu le seul contrat qui lui était assigné : que les « apparences » soient sauves, le reste n’étant que présences superfétatoires, simple cosmétique s’évanouissant à même sa contingente présence. En réalité, ce ne seront nullement deux êtres (le Faiseur de selfie et telle Personne en Renom) qui se seront rencontrées mais deux opportunismes créant les lieux d’un avoir subitement disponible dont la durée de vie éphémère fait irrésistiblement penser à la lumière éteinte du feu-follet dans la fente du crépuscule.
Maintenant nous regardons une montagne, sa crête enneigée, ses flancs cernés de givre, les éboulis qui en structurent les cônes de déjection, les épicéas qui en verdissent la pente. Mais que voit-on ici ? « L’apparence » de la montagne, c'est-à-dire son avoir ou bien son essence, à savoir ce qui la constitue en son fondement intime et la singularise telle l’identité dont elle seule connaît le lexique interne ? L’évidence est bien que nous n’apercevons que sa forme externe, un croisement de lignes, des jonctions de masses, des convergences de failles, ses arêtes vives, ses diaclases qui, somme toute, ne sont que les ouvertures géologiques au gré desquelles nous en saisissons la belle et unique matérialité. Donc de l’avoir sous lequel disparaît son être, puisque, aussi bien, jamais l’être d’une chose ne se donne dans la pure évidence. L’être est toujours ce qui se dissimule et toujours nous interroge. L’être est l’instigateur de la métaphysique, le questionnement à l’aune duquel surgissent l’étonnement et sa conséquence : la philosophie.
Mais revenons à la montagne et appliquons-lui un regard doué d’une plus grande précision. Donc l’être-de-la-montagne n’est jamais ce rocher-ci, ce ravin-là, cette stalagmite qui tutoie le ciel de son bloc de basalte ou bien de gneiss. Tout ceci, simples bouleversements tectoniques et fantaisies de la Nature. Afin de sortir du cadre des « apparences », s’abstraire des illusions et des faux-semblants, il nous faut nous approcher d’une montagne plus essentielle dont les prédicats, à peine effleurés, feront déjà signe en direction de son être. « La Montagne Sainte-Victoire » (non, elle n’est nullement évitable !), telle que traitée par Cézanne au crépuscule de sa vie est certainement l’une des façons les plus sûres d’en percevoir l’immémoriale et infinie présence. Ici, « l’apparence » est occultée au profit d’une saisie certes picturale, plastique, mais surtout spirituelle. Il faut dépouiller la représentation de sa lourde gangue de réel, il faut aller vers la légèreté, le silence. Ce sont les conditions nécessaires d’une perception approfondie de ce qui veut venir à nous sur des « sandales ailées ». Ces sandales, ces « talaria » de la mythologie grecque, attributs du dieu Hermès, le messager des dieux, celui qui réalise le passage, ouvrent le sens de la rencontre. Car ces sandales « magiques » appartiennent à la fois à la lourdeur terrestre, à la fois à la grâce diaphane du ciel. C’est à la jonction des deux, de l’humus fermé et de l’éther ouvert que s’installe tout processus de signification. Translation d’une ombre terrestre à une clarté céleste. Cézanne avait bien compris l’enjeu auquel était confrontée la représentation en peinture : éviter l’écueil des pleines pâtes qui saturent la toile (l’espace de la parole), créer de minces oculus par où se dira l’évanescence de l’être (l’ouverture du sens plénier des choses).
La Sainte-Victoire est la mise en musique des harmoniques imperceptibles de la substance : seulement des touches de couleur, des vibrations colorées, des blancs qui espacient l’œuvre, lui octroient sa respiration (le souffle est la manifestation de l’âme qui se dit en flux et reflux alternés : un balancement, un rythme, une scansion qui est le poème du temps, sa diastole-systole, son effervescence interne). C’est à l’aune de ces touches subtiles que se déploie ce qu’est la Montagne en son principe le plus accompli. Jamais elle ne se donne sur le mode d’une chose apparaissant dans son propre écrin dont il suffirait de prendre acte sans forer d’une manière plus subtile le caractère imprescriptible des sèmes qui y courent dans l’épaisseur d’une figure appellant le jeu d’un voilement-dévoilement. C’est identique à l’éclosion de la rose. Son être n’est ni le bouton clos dans son en-soi, ni l’efflorescence et l’explosion des pétales dans leur excès, mais seulement le voyage des « sandales ailées », d’une forme à l’autre, autrement dit le chemin incessant qui va de l’une à l’autre, tantôt apparaît ici, tantôt se dissimule là, un clignotement sans fin qui est le don inépuisable de la temporalité.
L’être-des-choses est bien moins leur étendue, leur plan spatialisé, leur contour que l’intervalle qui se donne dans le battement des secondes et s’accomplit dans chaque instant qui passe. L’être est cette instantanéité qui ne se dissimule mieux qu’à être recouverte par la pellicule du réel, cette « apparence » que nous prenons pour l’essence même de la chose mais qui n’en est qu’une sorte de mirage, de certitude payée en « monnaie de singe ». Si nous sommes émus face aux propositions florales de l’image placée à l’incipit de cet article, si nous le sommes également, absorbés dans la vision de La Sainte-Victoire, ce n’est nullement en raison de l’épiphanie tangible dont elles sont, à l’évidence, atteintes, mais au regard de ce qu’elles dissimulent, qui nous placent en chercheurs inquiets des pluralités de significations qui s’y abritent en creux. Oui, « en creux » car toujours le plein de la vision appelle le vide de la conscience toujours aux aguets. Non, nous ne ferons de « selfie », ni de la fleur, ni de la Montagne car ce n’est que de nous dont il s’agirait à chaque fois, de nous dissimulant la figure de l’essentiel. Or c’est ceci que nous voulons : connaître et, à chaque étape nouvelle, faire régresser cette chape d’inconnaissance qui soude nos oreilles et rive nos yeux. Nous voulons ! Quoi donc ? Surgir-dedans-le-monde. Ceci est, avant tout, affaire de lucidité et de juste curiosité face à ce qui ne peut jamais être nommé qu’à partir de l’innommable. Or, toujours, l’être demeure celé en son bourgeon. C’est à nous seulement, d’en permettre la clairière, de la rendre patente et de l’abandonner à son secret. Nous n’en avons prélevé qu’un minuscule fragment. Mais quelle joie, déjà, que d’avoir pu s’approcher de son être ! Pas de plus beau transport. Il s’agit bien de l’âme ici, et non de sourde matérialité, n’est-ce pas ?