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13 avril 2020 1 13 /04 /avril /2020 09:02
Là où hurle le vent.

Œuvre : André Maynet.

L’endroit de la rencontre avait été si romantique, si semblable aux paysages bucoliques du Berry, si près d’une mare qui eût pu être « du Diable », qu’immédiatement, je vous comparais à cette jeune bergère prénommée Marie dont Germain, le personnage de Georges Sand dans le roman éponyme, tombe amoureux afin de se consoler de son récent veuvage. Voici, les caprices de l’imaginaire m’avaient porté, sans doute, à mille lieues de la réalité dont Vous, la belle Inconnue, étiez la dépositaire. Mais il faut revenir à cette divine surprise et s’y confier comme si, soudain, le présent recomposé apparaissait pour la première fois avec son visage d’aube neuve. Le soleil est à peine une tache claire posée sur la ligne d’horizon. Partout nait une brume si claire qu’on la croirait sortie, tout droit, d’un conte de fée, peut-être de l’âme d’un écrivain en quête de solitude, de repos. Ici, les arbres sont clairsemés, là court un sentier semé de sable, plus loin une minuscule mare avec le reflet des troncs d’arbres faisant leur herse régulière. Comme si le peuple sylvestre avait souhaité retenir la mince étendue d’eau entre ses bras protecteurs. Je suis adossé contre un chêne séculaire qui féconde le sol de ses milliers de glands. Je me désaltère d’un peu d’eau, pose ma gourde entre mes jambes de manière à en sentir la subtile fraîcheur. Les herbes sont des tiges de cristal que couronnent les diamants noirs de gouttes en suspension dans l’air. Un pic-vert a fendu l’air de sa trajectoire rouge et verte, a déchiré le silence de son cri surpris. Alors je vous ai aperçue, vous reposant auprès de la mare, avec cet air de mélancolie sans fond, une infinie tristesse alanguissant vos yeux couleur d’opale. Votre teint était si nacré qu’il inclinait vers ces poupées vénitiennes dont on n’oserait se saisir de peur de les briser. Une empreinte de rose à peine esquissé rehaussait vos lèvres, non dans la joie cependant, mais comme pour souligner, par contraste, la dimension affligée de votre visage. Je me suis levé à la façon d’un automate pareil à ces jouets mécaniques que l’on remonte et qui, brinquebalant, cahotant, cheminent si maladroitement qu’ils risquent de chuter à chaque pas. Possiblement l’émotion de faire pareille rencontre en un endroit si modeste, si dépourvu des charmes qui conviennent aux rencontres ménagées par le destin. Car je ne pouvais ôter de mon esprit que cette confluence de nos parcours ne fût simplement fortuite. Là-dessous, nécessairement, il y avait une nécessité, une voie tracée depuis un temps immémorial et voilà, enfin, qu’elle consentait à s’actualiser.

Je vous offris mon bras. Je ne percevais nullement combien cette attitude était compassée, hors du temps, empreinte d’une ridicule préciosité, geste décadent d’un dandy en mal d’antiques sensations. Cependant vous l’avez accepté. Il est vrai, nous n’étions plus dans le temps présent, mais dans une histoire située au milieu du siècle dernier, dans un simple souci champêtre dont les mondanités étaient absentes et le snobisme hantait davantage les hôtels parisiens que cette désespérance douce d’une nature sereine, remise à son propre rythme.

Marie, combien je vous sens triste, sans doute affectée par quelque trouble de l’âme, peut-être par la perte d’un être cher ?...

Je laissai volontairement ma phrase en suspens, pensant que cette pause révèlerait votre pesant secret, car, assurément, il y en avait un.

Je ne me prénomme pas Marie, mais Catherine. C’est une simple confusion. Il faut dire, ici, sur cette lande de bruyère battue par les vents, au milieu du chaos des rochers et des touffes de fougères, il est fréquent de perdre ses repères, parfois même, c’est la raison qui chancelle, cherche ses amers. C’est si difficile de vivre dans cette solitude, là tout près de possibles déchirements !

Je demeurai coi un long moment, arrêtant même notre commune progression, présageant de cette halte qu’elle ménagerait une éclaircie dans cet événement qui devenait aussi mystérieux qu’incompréhensible. Subitement le paysage avait changé, le mince bosquet auprès duquel nous nous tenions, la mare, le sentier s’étaient effacés. Nous étions en haut d’un large plateau semé d’herbes rases qu’un continuel courant d’air parcourait comme si un fleuve souterrain en avait agité les rhizomes. Un peu en contrebas, deux arbres serrés l’un contre l’autre, tordus par les souffles d’air ; la ruine d’une bâtisse qui avait dû être imposante autrefois, mais dont il ne restait que quelques moignons de pierre lacérés par la bise acide dont on apercevait les remous, tout là-bas, au loin, parmi les nuages lourds et les meutes de clarté qui, parfois, les traversaient avec une force irrépressible, magnétique. C’était curieux cette impression de soudaine désolation. On eût dit être arrivés tout au bord du monde, sur l’aire terminale de la Terre dont l’étrave surplombait le vide, tutoyait l’abîme. Je restai longtemps dans un état identique à celui d’une sidération, sans doute semblable au Promeneur devant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, cet archétype du romantique tourmenté regardant les convulsions de son âme se perdre dans l’écume blanche des songes ou bien des arrières-mondes. Comme lui, j’étais fasciné par l’apparition sublime en même temps qu’effrayé. La beauté est toujours tragique. Etait-ce ma propre image que je voyais se profiler sur ce paysage de ruines ? Etait-ce l’âme romantique allemande qui en habillait les contours ? Ou bien quelque hallucination qui me visitait et me remettrait, bientôt, entre les bras de la folie ?

Mais, Catherine, dites-moi, je ne rêve pas, je ne suis pas possédé par quelque mauvais esprit qui troublerait ma vue, pervertirait mon sens critique ? Ce sont bien deux silhouettes humaines que j’aperçois comme si elles émergeaient d’une brume ? La première d’une femme drapée dans une longue vêture noire, un genre de large cape dans laquelle elle semble flotter sous les assauts du vent ? La seconde, celle d’un homme encore jeune dont l’attitude d’imploration fait signe vers une tragédie vécue, non encore dépassée ?

Mes paroles résonnaient, s’enroulaient en volutes, frappaient les boules des nuages et me revenaient comme en écho, pareilles à de très anciennes incantations qui se seraient égarées dans les plis complexes du temps.

Non, vos sens ne vous abusent pas. Sans doute eût-il été préférable qu’ils le fissent ! Certes, mes paroles doivent vous paraître bien étranges. Mais, qui n’a jamais vécu de drame intime ne peut ressentir, dans la densité de sa chair, la vive blessure qui y gît pour l’éternité.

Tout ceci avait été proféré dans un silence glacial avec une voix profondément troublante, pareille à celle que j’imaginais venir d’outre-tombe bien que, jamais, ma vie n’en pût éprouver le terrible vibrato. L’au-delà est une chose plaisante quand le discours en fait état d’une manière détachée. Combien le pathétique est plus visible dès qu’on se mêle de le toucher du bout du doigt ! Catherine, cependant, s’était rapprochée de ma personne, au point que nos bras étaient presque siamois et il s’en fallait de peu que nos haleines ne fussent emmêlées.

La première silhouette, celle hissée sur un rocher, dont le visage blême, la main pâle également, dépassent à grand peine de toute la noirceur environnante, eh bien c’est ma propre effigie venue du plus loin du temps, du plus inconcevable de l’espace. Celle que vous voyez, dont à côté de vous, je figure la provisoire présence, c’est la même que cette éplorée qui ne paraît vivante qu’à l’aune de la mort qui vient de la terrasser. Voyez-vous, vous côtoyez un fantôme. Mais, au fait, que ressentez-vous à cette proximité ? Êtes-vous au moins effrayé ? La terreur glace-t-elle votre sang ? Pourriez-vous marcher, bouger, vous occuper à une occupation si je vous en intimais l’ordre ?

C’était à peine si j’osais tourner le regard en sa direction. De l’allure belle autant que mélancolique qu’elle avait auprès de « La Mare au Diable », ne demeuraient plus que des mèches de cheveux identiques à de la filasse, des orbites creuses, deux trous à la place du nez, un liseré étroit faisant office de bouche. Quant aux mains, elles étaient si décharnées, si transparentes qu’on eût pensé avoir affaire à un jeu d’osselets que le vent aurait disséminé au gré de sa fantaisie.

Et l’homme ?, dis-je, la voix tremblante, les yeux perdus dans une brume dont je pensais qu’elle serait la dernière à se présenter avant que je ne disparaisse moi-même.

L’homme, voilà un mot bien important pour un tout jeune garçon qui ne connaîtra jamais les rives de la vieillesse. Lui aussi me rejoindra dans cet absolu qu’a été son amour pour moi, sa passion, ce sentiment métamorphosé en haute solitude, cette inclination à se détruire plutôt que de renoncer à cette flamme qui le ronge de l’intérieur et, bientôt, le réduira en cendres. Pour le moment, vous le voyez rôder comme un loup, arpenter la lande avec violence car son désir de rejoindre sa Cathy - moi, l’anonyme, moi, l’inaccessible, la fiancée du néant, - son désir est si fort de venir à moi qu’il me sent près de lui, ici, sur ce rocher usé par le vent, là sur les écailles acérées de l’air, là-bas dans les pierres qui se descellent et construisent les ruines de Hurlevent, encore plus loin dans l’invisible chant qui naît de la terre, cette terre que j’étais, cette lande qui me traversait comme les feuilles balaient le ciel d’automne.

Soudain sa voix s’étiola, fondit en un long sanglot pareil au mugissement du vent sur le dos perclus de ces terres désolées. Je n’osai me retourner de peur de voir les progrès de la mort me livrer une image que, jamais, je ne pourrais effacer de mon âme si, toutefois, elle y inscrivait sa délétère empreinte. Puis l’air consentit à se radoucir. Au loin, les landes commençaient à disparaître, mêlant leurs tumultes à des théories de bosquets dont la forme plus familière venait apporter une onction à l’infinie tristesse qui avait érodé mon corps au point de le rendre muet, presque impossible à rejoindre. Maintenant les nuages flottaient avec sérénité sur la surface du lac qui brillait à la façon d’un galet poncé de clarté. Le chemin de sable faisait sa ligne fuyante au travers des chênes assemblés comme pour une fête. L’arbre vénérable contre lequel j’étais adossé figurait une manière de légende aussi rassurante que patriarcale. Avant de fermer mon livre et de prendre quelque repos, je lus encore un passage que j’avais encadré d’un trait de crayon. C’était une manie que j’avais contractée dans ma prime jeunesse et je pensais qu’elle m’accompagnerait jusque dans l’au-delà.

« Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances d'Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation ; elle est impossible. »

(Wuthering Heights, chapitre IX, extrait d'une déclaration de Catherine Earnshaw à Nelly Dean).

« Nelly, je suis Heathcliff », combien cette déclaration de Catherine Earnshaw était belle en direction de celui qu’elle aima, de celui qui l’aima aussi d’un amour absolu, car, d’amour, il ne peut y avoir que cela !

« Je suis Cathy ». Voilà ce que je voulais affirmer moi aussi car ma passion pour Catherine, pour Hurlevent est si entière qu’elle ne peut qu’être fusionnelle, sans partage, aussi exigeante que l’est cette belle terre du Yorkshire qui enfante des prodiges.

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