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12 juin 2019 3 12 /06 /juin /2019 15:16
Etendard de la joie

« Linge séchant 

Tiruvannamalaï, Inde

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

   « Etendard de la joie ». Y aurait-il autre chose à énoncer au sujet de cette photographie que de la placer sous l’insigne de la joie, cet état si difficile à atteindre ? Oui, car parler de la joie ne s’envisage guère que sous les auspices de la rencontre amoureuse, de la communion du sādhu se libérant des voiles de la māyā, se fondant dans le flux de la grande mer cosmique, de l’artiste connaissant la cimaise de son œuvre, du soufi dans l’ivresse infinie de sa giration. C’est une commune pensée de croire que la félicité ne peut jamais se donner que dans les perspectives d’états extrêmes de la conscience, à la limite d’une dissolution du réel. Ceci est pécher par omission de tout ce que le Simple recèle de beauté vacante dont, le plus souvent, nous nous exonérons, pour la simple raison que nous visons plus volontiers le macrocosme que le microcosme. C’est vrai, Saturne dans sa belle sphère ocre entourée de ses anneaux de poussière se rend bien davantage visible que la fragile diatomée, cette architecture de verre qui se dissoudrait à être simplement regardée.

   « Regarder », cette fonction éminemment humaine, voici la seule voie possible d’accéder à ce qui se montre dans l’évidence : le vol stationnaire du colibri, la belle métamorphose du caméléon, la pierre de lave couchée dans la cendre du volcan. « Linge séchant », le titre donné par le photographe à cette scène d’une limpide exactitude. Il va droit au but et se dote ainsi d’une valeur quasiment « performative » où l’action est entièrement contenue dans l’énonciation qui la fait surgir dans la présence. Dès lors l’œil est guidé, dès lors la pensée se focalise sur cet acte simple du séchage qui s’inscrit dans le mode même de son être. L’emploi du participe présent « séchant », lui confère la forme d’une durée. Immensément présent, ce linge se hisse tout au sommet de sa positivité, ce fait négativant tout ce qui n’est pas lui. A l’arrière-plan, la rivière et son ilot de boue ne se vêtent que de teintes plombées, sourdes, se détachant à peine d’une illisible matière. Le mur qui court derrière le sujet qui nous occupe ne livre de son apparence que le mince liseré de sa partie haute. Un vase, peut-être d’étain ou de métal ordinaire disparaît derrière son écran de pierres. Un autre linge est à terre dans l’abandon de soi. Quelques cailloux épars occupent le premier plan, sur lequel vient ricocher la lumière. Description simplement « clinique » d’une réalité qui se donne tel l’adjuvant entourant le nutriment essentiel dont notre esprit s’abreuvera comme de la chose essentielle à connaître.

   Beauté irradiante de ce tissu plissé que supporte le faisceau rayonnant d’une palme. On pourrait y lire le jeu de formes multiples : les traits d’un visage, les lignes de force d’une terre ridée, peut-être le masque de plâtre d’une tragédie antique attendant de rejoindre l’âme de son acteur. Mais, ici, rien ne nous avancerait de doter cette simple apparence de prédicats qui en justifieraient l’émergence. Le plus souvent, face à un phénomène qui paraît telle une énigme, nous sommes comme des enfants décryptant à force d’imaginaire toute une scène vivante dont nous voudrions peupler notre vision naïve, primaire, en quelque sorte. Alors nous inventerions tout un bestiaire fantastique qui, bientôt, alimenterait les rives brumeuses de nos songes. Mais il y a mieux à faire : soit demeurer dans une approche abstraite du lexique formel, n’y deviner qu’une simple factualité, le résultat d’un geste domestique. Un linge a servi à ôter l’eau d’une ablution corporelle. Ou bien il s’agit d’une toile commise à des usages variés comme on en trouve de nombreux dans le cycle des activités humaines.

   Quoi qu’il en soit, peu importe la destination de cela qui nous est montré. C’est surtout la force de persuasion de ce champ spatial qui nous émeut, son fort coefficient d’empreinte esthétique qui nous importe. Sa mise en lumière, son écriture de photons puisque, aussi bien, la photographie n’est que cela : harmonisation de la clarté, dégagement de lignes de force, jeu du noir et du blanc, dialectique des ombres et des zones claires, sémantique des avancées et des retraits, négations et présences, effacements et surgissements. A la limite, et c’est la grande beauté des images jouant sur la seule bichromie que vient médiatiser la valeur intermédiaire du gris, c’est ce simple jeu de contrastes, cette essentialité du réel réduite à ses plus fondamentales valeurs qu’il nous importe de repérer, de porter en nous comme des motifs de révélation intime car rien, jamais, ne se révèle mieux que dans la conciliation du clair-obscur, cette entité unifiante, révélatrice de ce qui fait écho avec l’être (lumière), de ce qui fait écho avec le néant (ombre).  C’est sur cette ligne de crête existentielle identique à celle qui partage la montagne en deux versants, l’adret solaire, l’ubac nocturne que se trouve toute signification dont notre capacité réflexive peut se doter afin que quelque chose de sensible puisse découler de cet intelligible qui toujours nous questionne mais dont, rarement, nous possédons la clé interprétative.

   Bien évidemment, tout le jeu rhétorique d’approche de l’image se déroule à bas bruit et ce n’est qu’à la mesure d’une distanciation spatiale et temporelle que ces schèmes signifiants se dévoilent en tant que les armatures qui en soutiennent la belle architecture. Tout un travail souterrain s’accomplit qui, de la pure sensation, de la relation primaire émotive se hisse insensiblement en une perception qui, déjà, substantialise le réel, puis c’est au tour du concept de tracer ses axiomes, de bâtir ses théorèmes, d’élaborer dans le secret les thèmes de son processus, puis c’est l’entendement qui, accomplissant la synthèse finale, livrera le sens dont il aura éprouvé une manière de vérité. Une « manière », certes, car chacun des regardants ne pourra expérimenter sa propre liberté qu’à ressentir de telle ou de telle façon les phénomènes qui se présentent à sa conscience. La vérité est multiple, polymorphe, chamarrée, chatoyante et c’est en ceci qu’elle est précieuse. Tel verra dans cette image la simple constatation du quotidien, tel autre une formalisation esthétique, tel autre encore un document relatif à une civilisation autre que la sienne. Toute œuvre, par définition, est polysémique. C’est à chacun de l’approprier à sa propre sensibilité. L’image est toujours en chemin, toujours dynamique, affectée d’un inévitable coefficient de temporalité. Que nous dira-t-elle demain qu’aujourd’hui nous  n’avons su y voir ? Il reste la totalité du visible à saisir. De telles photographies nous convient à la fête de la vision. Regardons, chantons, dansons puisqu’il est encore temps ! Tant de choses sont à voir qui reposent ici ou là !

 

 

 

 

 

 

 

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