Photographie : Blanc-Seing
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Cette goutte d’eau,
vois-tu, ce gonflement
du rien
sur le lisse de la feuille,
j’en éprouve la grise griffure
au sein même
de qui je suis.
Pourquoi, parfois,
les choses sont-elles muettes ?
Soudain le silence est grand,
l’espace infini et l’on a du mal
à cerner ses propres limites.
Car, alors, l’on ne s’appartient plus
et tout devient indistinct
et tout flotte dans un vide sidéral.
La saison est triste
qui vire du noir au blanc
et se fige dans le gris.
Tu sais, pourtant, mon amour
de cette teinte médiatrice,
de ce moyen terme
entre joie et douleur,
du merveilleux intervalle
entre deux mots,
de la douce tension
qui tient les amants
sur deux versants si proches,
leurs lèvres butinent l’effroi
de se perdre mais disent
l’instant béni
de leur rapprochement.
Comment te dire le jour
qui vient dans son floconneux,
son ténébreux couloir,
à peine un souffle
dans la gorge étroite du jour ?
La lumière est une tremblante
goutte de suif
qui hésite
entre le retrait dans l’ombre
et le surgissement au-dessus
de la lourde fatigue
des hommes.
Hommes éreintés
qui ne savent plus le chemin
de leur futur,
hommes dont le destin
les crucifie, ici,
en ce lieu de la terre
qui est comme
leur dernier reposoir.
Non, ne ris pas à mon lyrisme
teinté de mélancolie,
il est le seul amer
dont je dispose de manière
à ne point sombrer.
Chaque jour qui passe, ici,
sur cette illisible lande,
je lis, ou plutôt je feuillette
ces penseurs tragiques
qui m’ont toujours inspiré
la plus heureuse des félicités.
Je tutoie la métaphysique plénière
d’un Cioran,
je rêve et je doute de moi-même
en compagnie
du Senancour d’Oberman,
je médite sombrement
sur les rives enchantées
du lac de Bienne
avec Rousseau.
C’est ceci l’inclination des affinités,
la reconnaissance de l’état d’âme ami,
la recherche de soi dans une dimension
qui ne l’effraie point,
la reconnaissance de l’altérité
dans le miroir qui, en réalité,
ne reflète qu’une image,
la mienne,
puisque le monde n’est monde
qu’à reconnaître l’unicité
de ma présence.
Toi, à qui j’écris
ces lignes insensées,
ton existence n’a lieu
qu’à me servir
d’accusé de réception,
mais imaginaire,
mais si éloigné
que tu te confonds
avec le lointain cosmos,
tu n’en es qu’une vibration,
une sourde effervescence qui,
bientôt, s’éteindra.
Auras-tu vécu
en dehors de ma conscience ?
Tu ne me réponds pas.
Comment, du reste,
le pourrais-tu ?
Comment les autres hommes
le pourraient-ils,
ces buées,
ces rêves de brume
dans l’heure qui fuit ?
Jamais un mystère
n’a prononcé
le moindre mot.
Jamais un secret
ne s’est révélé
sauf à perdre l’essence même
de son être.
Je regarde cette image
en noir et blanc
punaisée aux solives
de ma soupente.
Derrière elle,
nul photographe
qui eût voulu immortaliser
une scène.
Devant elle, nul spectateur
soucieux d’en percer l’énigme
en clair-obscur.
Car, sais-tu,
toi l’invisible,
je n’existe qu’à même
ma parole.
A peine un mot s’évanouissant
et je n’ai plus
d’attache terrestre,
plus de corps où river
une probable amante
et mes nutriments ne sont
que des mirages
qui me traversent
et ressortent indemnes
de leur voyage
car ils n’ont rencontré
qu’une pensée
vide de sens.
La missive que je te destine
est pareille à une tresse
de gouttes claires
où rien ne s’imprimerait
que l’envers des choses,
leur coefficient
de nulle réalité,
leur brillance
sur l’arche vibratile
du temps.
Comme moi, vois-tu
les feuilles noires
où courent les questions
circulaires
de la rosée,
cette suspension,
ce passage entre la nuit du néant
et le jour de la présence ?
Ou bien suis-je le SEUL
à en éprouver la stridulation
dans ce gris qui meurt
et se désespère
de jamais connaître
l’ouverture, la clairière
par où initier le début
d’un événement,
fût-il mince,
discret telle l’écume
à la crête de la vague ?
Pourquoi donc
cette sotte persistance
à être ?
Comprends-tu,
je devrais être doté
du seul courage
qui soit humainement possible,
m’abreuver à la ciguë socratique,
échapper ainsi à la vindicte
des sophistes
et connaître la seule chose
qui vaille :
LA VERITE.
Non, ne me réponds pas
puisque tu n’es
que la réverbération
de ma propre parole.
Si un pouvoir t’est accordé,
qu’il soit celui de saisir
cette coupe d’airain,
d’y verser quelques feuilles
létales,
d’en broyer la chair
nourricière,
de la mêler d’eau pure,
virginale, lustrale,
de maintenir ma nuque
le temps d’un doux breuvage.
Après ceci,
après ce geste fondateur
de ma propre mortalité,
de ton soudain effacement,
nous pourrons dormir en paix
car ces feuilles
emplies de rosée
seront notre infini repos.
Oui,
INFINI !