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27 juillet 2020 1 27 /07 /juillet /2020 08:34
Un ami est celui…

 

Michel de Montaigne

Source : Wikipédia

 

***

 

« Un ami est celui

qui vous laisse l’entière liberté

d’être vous-mêmes. »

 

Jim Morrison

 

*

 

   « Un ami est celui qui vous laisse l’entière liberté d’être vous-mêmes ». Cette singulière assertion, on la lit d’abord avec des yeux dubitatifs, on y croît sans vraiment y croire. On fait semblant, on esquive, on fait quelques pas de deux, histoire de se rassurer, de ne plus douter, de se munir d’un double, ce supposé « Ami », ce précieux gardien de nos libertés avec lequel on jouera en écho. A deux l’on naviguera mieux, tâche-t-on de penser, à deux ce sera plus facile et puis, quand l’un des deux « larguera les amarres », l’autre sera là, qui tiendra la barre et « vogue la galère ! »

   Le propre des assertions, leur force, est toujours de se donner pour vraies, et c’est en ceci qu’elles nous fascinent, et c’est en ceci que nous nous y attachons, tel le croyant au dogme qui brille tout au bout de sa foi. Mais, parfois, nous doutons de leur efficacité et nous en réduisons la portée que nous ramenons à de vagues propos ne tenant leur valeur que du sein même de leur formulation. Cependant, il faut dire, certaines de ces gentilles « bluettes » nous rassurent et nous nous en emparons comme le ferait un naufragé du tronc qui flotte parmi l’écume et les blizzards, les bouteilles à la mer et les coffres au trésor dont il ne demeure que la légende vaguement boisée.

   Cette assertion, en particulier, nous en faisons un genre de « fond de sauce » dont nous assaisonnerons nos plats, surtout les jours de fadeur et de maximale insipidité. C’est si rassurant d’avoir un « Ami », un vrai qui, de surcroît, nous ménage une place tout en haut du mât de cocagne où sont suspendus les fruits pleins et entiers, rutilants et gorgés de suc de la vie en son immédiateté, en son évidence la plus intime. Mais, voilà, le problème se pose dès que nous nous distancions de la sonorité des mots, de leur belle substance pareille à la chair d’un fruit qui aurait poussé en terre paradisiaque.

   Alors, après avoir chanté, que fait-on, eh bien l’on déchante et commence à se poser quelques questions, autrement dit on se met en posture de philosopher, ou, à tout le moins, d’émettre quelque idée qui ne soit point trop biaisée. Alors l’on reprend la phrase de Morrison, on la scinde en plusieurs morceaux, on la dissèque et l’on essaie d’y voir plus clair. Et cela s’éclaire sans tarder. On s’aperçoit vite qu’il y a « anguille sous roche », que l’on essaie de nous casquer comme on le fait aux faucons destinés à la chasse et que, bientôt, pris par l’ivresse du vol, on planera sans même savoir que l’on plane.

   « Un ami », c’est si vite dit, à peine deux syllabes courtes, la dernière se mourant sur un dernier souffle inaudible. « Un ami », comme l’on dirait « un homme », pris au hasard dans la grande nasse mondiale, comme ceci, sans préméditation, exhibé, « monté en épingle » ; on pourrait du reste en clouer la risible effigie sur la planche de liège de l’entomologiste. « Un ami » qui veut dire, fondamentalement « un Autre », avec une Majuscule à l’initiale. Peut-être les Autres, ces fameux Autres, ne se présentent-ils jamais à nous qu’au travers du prisme réfracté de notre conscience ?

   L’Autre, a-t-il au moins une consistance qui lui soit propre, un contour qui le cerne, une parole par où le reconnaître et le porter au-devant de soi telle cette Singularité dont nous pouvons peupler notre horizon à des fins de certitude ? L’Autre existe-t-il seulement ? Le toucher, l’aimer, le reconnaître tel un frère, ceci ne suffit pas. Ne toucherions-nous seulement des brumes, ne rencontrerait-on uniquement des invisibles, des bouffons qui se donneraient à voir le temps d’une mince sottie, puis plus rien que du vent et la « poudre d’escampette » comme seul témoignage de leur présence ? Ne serait-ce pas ceci, la vérité ?

   A-t-on jamais énoncé le cogito suivant : « Je pense l’Autre, donc je suis », alors que nous ne parvenons même pas à nous penser nous-mêmes, à aller jusqu’au bout de notre être. Penser l’Autre comme la justification de Soi, n’est-ce pas un piège grossier dans lequel il s’agit de ne pas tomber ? En quoi ce mystérieux Autre pourrait-il contribuer à libérer ma propre effectivité, à cerner ma ressource la plus évidente ? Car, ce dont il s’agit, au premier chef, c’est bien de moi, de la propre existence de ma perception singulière avant même que l’Autre ne puisse faire phénomène et me nommer tel celui-que-je-suis, spatialement, temporellement, inséré dans cette mienne vie dont, d’abord, il faut que j’emplisse la présence.

   « (…) la liberté », quelle liberté ? Celle de rencontrer son destin sous les auspices de la maladie, de l’accident, de la mort ? Quand bien même … de l’Amour, fût-il orthographié « capitalement ». L’Amour a bien une fin, n’est-ce pas ? Alors, quelle liberté, puisque la finitude est le sombre vers lequel notre faible falot se précipite à même l’abîme dont nous ne percevons même pas les bords. Exister librement (quel oxymore !), voudrait dire pousser notre flamme, faire briller notre lumière bien au-delà des limites du bruyant et mystérieux cosmos, peut-être jusqu’au sublime territoire où vivent les dieux aux yeux de braise.

   « (…) d’être vous-mêmes ». Comment énoncer seulement ceci et en faire tenir la mince oriflamme avant même que l’être (où est-il, que fait-il ?), ne commence à s’éclipser dans les replis de ténèbres où, toujours, il se tient et laisse s’exhaler une brise si mince que l’on croirait la respiration d’un enfant nouveau-né encore soudé au ventre de sa mère, encore dans l’en-deçà de la vie, encore dans les limbes de ceci qui tremble et s’agite dans l’horizon des préoccupations terrestres. A-t-on jamais vu quelqu’un être « soi-même » ? « Être soi-même » ou bien est une affirmation liée à une forme de mégalo-paranoïa, ou bien n’est que « poudre aux yeux » lancée par quelque facétieux magicien. « Être vous-mêmes », voudrait signifier être parvenu à l’ultime pointe de son accomplissement, c'est-à-dire, en des mots plus crus, donc plus vrais : être arrivé au lieu de sa propre et unique et singulière mort. Car, « frères humains » qui, en même temps que moi vivez, nous sommes tous logés à la « même enseigne », notre identité pleine et entière ne le sera qu’au motif même de la perte de notre conscience.

   Oui, je le sais, c’est faire œuvre de violence, c’est proférer un genre de « fatwa » contre le genre humain (dire de celui-ci son essence mortelle), c’est pêcher par excès de présence (le contraire de l’omission), c’est « mettre au pied du mur » le-peuple-des-égarés-sur-terre et, donc, le condamner à mort. Eh bien oui, condamnés à vivre, nous sommes nécessairement condamnés à mourir et nul ne pourrait s’inscrire en faux contre cette factualité qui, en même temps, est inexpugnable vérité.

   Tous nous le savons mais nous nous jouons la comédie et feignons de nous croire éternels. Faute de ce nécessaire aveuglement (la croyance erronée en notre éternel destin), faute de ce vital crédo (nous creusons constamment d’immenses parenthèses dans nos vécus respectifs que nous emplissons du premier mensonge venu et nous allouons des mérites auxquels nous ne pouvons nullement prétendre), donc privés de ces nécessaires illusions, notre espérance de vie n’atteindrait même pas celle de l’éphémère dont le nom reflète à lui seul la tragédie de sa propre condition.

   Nous ne serons jamais que l’équivalant d’un vol de phalènes croisant dans le ciel de sa propre cécité. Mais ceci, « entre gens bien éduqués » (le contraire de l’acceptation de la lucidité), il convient de n’en tenir le discours qu’a minima, à bas bruit et, si possible, de n’en rien évoquer qui puisse froisser le genre humain. L’attitude ci-devant décrite, en termes aussi choisis qu’élégants, se donne en tant que cette subtile hypocrisie dont, tous, nous savons user à merveille sans qu’il y paraisse. C’est du reste la loi du genre.

   Pour revenir sur la totalité de l’énoncé qui donne comme possible l’affirmation suivante : « Un ami est celui qui vous laisse l’entière liberté d’être vous-mêmes », nous la prétendons fausse ou, du moins, exagérément optimiste. Elle apparaît comme  pure position d’idéalité, posture théorique, ne résultant nullement d’une réalité empirique qui recevrait sa vérité de la vie ordinaire, mais bien plutôt d’une pure délibération de l’homme voulant, tout à la fois, se réaliser en son entier, demeurer libre alors que l’Autre, l’Ami, par la loi d’une simple réciprocité éthique, se verrait constamment  confirmé dans sa propre liberté.

   Or nous savons bien, par expérience, que nombre de libertés sont incompatibles, qu’elles ne sont nullement miscibles, que si ma fantaisie de l’instant consiste, en cette belle journée de début d’été à aller m’enfermer dans la salle silencieuse d’une bibliothèque en compagnie de mon Ami-de-toujours pour y méditer le magnifique « parce que c’était lui, parce que c’était moi » du couple Montaigne-La Boétie, il y a fort à parier que l’Ami, dépité de ne pouvoir aller conter fleurette à une « Amie » de hasard ne me gâche mon plaisir, tout comme il renoncera, provisoirement, au sien. Non seulement nous en serons marris tous les deux mais notre indéfectible amitié commencera à témoigner de belles lézardes étoilant l’édifice en ses plus natifs fondements.

   A l’évidence le concept de Jim Morrison résulte d’une triple « imposture » qui, aussi bien, est une impossibilité  d’existence de la sphère anthropologique : l’Ami tel que le conçoit la partie idéaliste de notre être est simple et définitive utopie ; l’entière liberté est, soit anténatale, soit contemporaine du domaine post-mortem, dans un seul et même lieu, celui de l’Absolu ; notre nous-mêmes, notre identité propre, n’est pas atteignable de notre vivant puisque sa réalisation implique notre finitude et celle-ci atteinte, comment disposer d’une conscience qui reconnaîtrait l’entièreté de son essence ?

   Ici et là, dans le déroulé de ce court texte, apparaissent de nombreuses expressions « pittoresques » tirées d’un usage courant, familier de la langue (« monté en épingle » ; « anguille sous roche » ; « mettre au pied du mur », etc...   Elles n’ont de raison d’être qu’à ramener à de plus juste considérations « prosaïques » des points de vue qui paraîtraient bien trop « philosophiques » (en apparence seulement !), donc éloignés de ce qu’est l’existence en sa nature interne : des rencontres multiples et variées, de soudains coups de foudre pour de « nouveaux amis », des retraits et des reniements, des déceptions et des emballements, des « retours de flammes », des pertes dans des fonds ombreux et parfois même abyssaux, suivis d’étonnantes résurgences, des ruisseaux que l’on croyait perdus qui se mettent à tinter tel un cristal ramenant à la mémoire des « petites madeleines » dont on avait oublié jusqu’au goût.

   Ainsi va la vie avec ses fragments polychromes, ainsi vont les connaissances, les amitiés qui « font 3 p’tits tours et puis s’en vont » aussi bien dans la vie « réelle » (que veut donc signifier cette étrange nomination ?), aussi bien dans celle, de plus en plus virtuelle, qui fait de nous des marionnettes derrière la vitre de leurs écrans, nous sentant bien à l’abri, bien au chaud, au creux de l’intime avec cet autre « Ami » qui est loin, que peut-être nous ne verrons jamais. Aura-t-il au moins existé, « l’Ami », en toute « liberté », ayant pris soin de ménager la nôtre ? Aura-t-il été ?

   Chez moi, les fins de textes (les « Fins de partie », aurait dit Beckett), se concluent, la plupart du temps, par ce procédé rhétorique de l’anaphore qui pourrait paraître telle la volonté de ne jamais en finir avec le texte, peut-être avec « l’Ami » qui lira et trouvera sa propre liberté jouant en écho avec la mienne ? Peut-être ! A bientôt l’Ami. Sans guillemets, j’espère ! Comment savoir ? La multitude est telle qui vibre telle une ruche. Oui, une RUCHE !

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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