Simples buées.
Deux longues heures se sont écoulées où alternaient la vision des vers de Rimbaud, la vôtre aussi pareille à des feux de Bengale diffusant dans la nuit leur gerbe de clarté, leur bouquet d’étincelles. Jamais, pendant cette éternité, vous n’avez levé les yeux de votre ouvrage. Les Autres paraissaient de simples buées perdues dans les mailles de l’invisible, le monde une pure abstraction. La séquence aurait pu durer aussi longtemps que le jour brillait si, en un soudain envol, quittant votre chaise, vous n’aviez décidé d’interrompre votre lecture, laissant sur place les pages esseulées, traversant de ce pas décidé la salle - quelques lecteurs suivirent votre trajet -, votre robe noire flottait derrière vous à la façon d’une traîne endeuillée. Mais quel événement donc vous attendait qui vous avait fait quitter si brusquement le lieu de votre contemplation ?
L’empreinte de vote corps.
Avais-je alors d’autre solution que de me lever, de gagner la place que vous occupiez il y a peu - elle portait encore votre odeur subtile, l’empreinte douce de votre corps, de vos doigts qui s’étaient imprimés à même le bois -, d’autre alternative donc que de découvrir le secret de votre lecture qui, nul doute, serait à même de révéler une partie de votre énigme, le luxe d’une intimité toujours en fuite d’elle-même ? Le livre est ouvert sur la dernière page que vous avez lue. Son titre : « Les cahiers de Malte Laurids Brigge » de Rainer Maria Rilke. C’est curieux cette étrange coïncidence, cette intuition qui trouve sa confirmation, là, dans ces signes noirs qui courent sur la neige des pages. Cette confluence des idées, le fragile d’une supposition et l’étonnement qu’est la poésie car tous vers portés à l’incandescence, toute prose qui s’élève hors des contingences naviguent de conserve avec la philosophie. Jamais les mots du poème ne sont gratuits, donnés à voir tel l’objet immanent posé sur la table dans sa navrante ustensilité. Être objet pour un usage défini : y aurait-il figure de l’aliénation plus affirmée, destin commis à sa ruine dès sa venue au monde ? Loin de ce statut s’éclaire le poème ou bien la somptueuse prose qui brille à la cimaise de l’art.
Chercheur de sens.
Oui, combien ce pur hasard est heureux qui vous relie à cette sensation immédiate de l’être des choses qu’est l’intuition. Vous paraissez si bien vous harmoniser avec la teinte singulière des écrits de Rilke, si bien endosser la vêture de Malte, ce jeune intellectuel à la santé fragile - ne serait-ce, ici, la double empreinte de l’intellectuel, du poète qui médite sur la vanité des choses ? -, ce chercheur de sens vivant en solitaire à Paris, dans un dénuement total, souvent obligé de garder la chambre afin d’y mettre à l’abri sa complexion chétive en même temps que sa quête ardente de ce qui voudrait bien se montrer qui éclairerait un destin souvent empli de teintes grises, assourdies, saturniennes tel les toits de la ville dans leur rumeur de zinc, sous un ciel souvent si bas qu’il paraîtrait se confondre avec le poudroiement presque invisible du sol.
Fuyante présence.
Est-ce le choix que vous avez fait d’être au voisinage du Canal, dans cette demi-lumière propice aux états d’âme changeants, à la fluence inaperçue de la mélancolie, aux attachements à un passé de brume, à un avenir situé au-delà des limites dont les yeux « humains trop humains » ne peuvent faire qu’un inventaire par défaut, nullement s’assurer d’une vérité qui comblerait le vide de l’existence, emplirait l’ombre de toute vacuité ? Est-ce cela que vous êtes venue chercher dans ce fourmillement de la ville car je vous imagine Etrangère. Etrangère à vous-même. Etrangère à ce monde dont vous ne semblez guère faire de cas, sinon y frapper au poinçon de vos talons la marque d’une fuyante présence. Il me plaît de vous imaginer austro-hongroise, tel l’Auteur, cependant suffisamment au fait de notre langue pour pouvoir parcourir les phrases d’un livre avec une compréhension adéquate. Le thème de l’exil est si disposé à accueilli cet éternel flottement, ce déracinement, cette position à cheval sur une manière de rien dont le souci est lisible chez tout expatrié, au plus profond de sa détresse.
Poème du monde.
Détresse. En êtes-vous la forme la plus subtile qui soit puisque nul caractère n’en paraît que cette constante réserve, ce luxe affirmé dans la discrétion, cette progression à bas bruit dans la souffrance du monde ? Les jours sans couleur, ceux où, retenu au Journal par quelque tâche urgente, la félicité de vous suivre seulement m’est déniée, voici à quoi j’attache mes pensées. Tout comme votre double, ce paradoxal Malte Laurids Brigge - son nom si complexe est déjà signe vers une constante préoccupation, un réseau de difficultés inhérentes au réel, un faisceau de contradictions qui scinde le poème du monde en cet incompréhensible sabir qu’est tout destin en son habituelle profération -, tout comme Malte je vous aperçois forme errante au hasard des rues de la Capitale, chaque chose rencontrée devenant le lieu d’un questionnement : une fissure du trottoir, la croisée d’une fenêtre ouverte sur l’incompréhensible hiéroglyphe d’une chambre, une main courante descendant vers les quais de Seine, un anneau d’amarrage dont aucune péniche ne semble vouloir faire le motif d’une halte. Oui, combien est précieuse cette flânerie absente des alentours, cette immense liberté qui ouvre sa gerbe parmi la diversité éployante du réel. Et une multitude d’enchaînements, de liaisons, d’associations d’idées dont un heureux vertige est le tribut le plus apparent.
Le bonheur, cette coquille vide.
Oui l’ivresse est ceci qui nous livre tout entier au miracle de l’être, à sa profusion, à sa générosité. Quand on a connu cela, l’esprit s’affranchit de toutes contraintes, vole en toutes directions de l’espace, en toutes circonstances du temps. Cependant il serait naïf et même insensé de croire que cette disposition à se situer dans l’immédiateté des choses constitue le tremplin sans reste d’un bonheur. Le bonheur, cette coquille vide que chacun habille des oripeaux de la facilité. Je suis sûr, à vous observer, que vous avez la profondeur requise, l’exigence de dépasser l’advenu pour vous inscrire dans cette belle pensée de ce qui se manifeste à en sonder l’abîme, à en retourner la peau afin que l’intérieur, la pulpe se révèlent en tant qu’essentialité de ce qu’il y a à connaître.
Chant joyeux d’une eau vive.
« Les Cahiers » : voici nommée la lecture de mon adolescence, de ma jeune vie d’adulte. Ce n’était nul bréviaire, je suis trop affranchi pour suivre quelque précepte que ce soit. Uniquement un fil à suivre, une inclination de l’âme à expérimenter, le prétexte à mille songeries émaillées de l’abîme d’une réflexion. Quoi de plus beau que de découvrir, au hasard des lignes, tel ou tel événement qui joue en écho, non seulement avec ce que vous avez fait, mais avec ceci même que vous êtes en votre fond. Alors tout se met à couler vers l’aval avec le chant joyeux d’une eau vive. Quelle subtil plaisir que de résonner avec une conscience dont l’enjeu, le questionnement, un jour, ont été comme la réverbération de cette subite révélation, de ce flux de beauté qui vous a envahi au gré d’une rencontre, dans l’éprouvé d’une sensation, dans le sillage d’un pas dans lequel vous inscrivez le vôtre.
Péché d’amour.
Oui, vous l’Innommée, avez-vous déjà éprouvé le vertige de suivre la trace d’un quidam, de vous lier à son aventure, de faire sourdre à même la rencontre ce que je nommais souvent « un péché d’amour », avez-vous éprouvé l’étrange force d’aimantation, la gratuité d’un geste se limitant à sa propre forme, suivre en tant que cette action se justifie à seulement être poursuivie sans but, sans finalité. Marcher en duo, sans que l’Autre soit aucunement inquiété de votre présence. L’autre vous tire dans son ombre. L’Autre vous reçoit comme son double. L’Autre vous fait place et accueil dans la rêverie première qu’il tend au monde. Alors on devient la partie immergée de son chiffre, la case manquante dont il fallait s’assurer pour que le mot croisé ne demeure en suspens, le verbe dont la phrase était en attente afin de connaître la sublime unité.
Douces pluies.
Je vous imagine le plus facilement du monde, tel Rilke, tel moi-même, dans une manière d’emboîtements multiples, de dispositions gigognes, de déambulations en abîme par lesquelles tous nous rejoindre dans le sein de la grande tribu humaine, toujours en quête de l’Autre - ce mystère, cet inatteignable et seulement ceci autorise la poursuite de l’errance -, je vous perçois affairée, tout comme lui, tout comme moi, à vous inscrire dans les premiers pas venus, à en suivre la capricieuse trace, à en deviner les changements de direction, les sautes d’humeur, les orages, les douces pluies, les coups de blizzard, les brumes soudaines. Toute une météorologie de l’inconnu, du fortuit, toute une climatique des affects, tout un saisonnement des décisions sans délai, des retraits, des sauts de carpe, des retours en arrière, des quant-à-soi, des changements de bord, des navigations hauturières.
Cette allure qui vous jette en dehors de vous.
Mais que je vous dise l’aventure qui est la mienne, qui pourrait être celle de n’importe quel individu sommé de ramener au terme de son expédition quelques indices, quelques trouvailles qu’il pourra confier à son carnet de bord afin qu’instruit de certaines choses, sa prochaine sortie fût couronnée de succès, peut-être une route à deux sur les flots qui sommeillent encore. Mais quel prodigieux dédoublement de soi que cette allure franche qui vous jette en dehors de vous, vous contraint à votre corps défendant à emboîter le pas de telle Inconnue, d’en éprouver la juste harmonie, parfois au contraire la discorde - quelque chose résiste, se brise de l’intérieur qu’il faudra réparer -, à esquiver tel passant, tantôt à forcer l’allure, tantôt à ralentir, étrange pas de deux vécu à distance, un seul des danseurs possédant le livret, un seul s’accordant aux mouvements que l’autre lui impose sans avoir conscience de ce qui, dans son dos, se trame. Mais ce n’est nulle surveillance, un accord discret, un cheminement en écho, deux vies qui s’ignorent - du moins la vôtre ne connaissait-elle la mienne -, l’essai d’une improbable rencontre, la fuite de deux fleuves en direction d’un estuaire qu’ils n’atteindront jamais. Ceci fait toute la richesse de l’épreuve : savoir que le jeu se poursuit en tant que jeu l’espace de quelques places, de quelques rues, de quelques boutiques.
Bergamote flottant.
Vous l’Innommée du Canal, aussi bien que toutes les Innommées du monde, voilà la façon dont je m’inscris dans vos itinéraires. Vous suivre au détour d’une ruelle, faillir de glisser sur les pavés, se dissimuler parfois derrière l’écran d’un arbuste, jongler parmi la marée des hommes, s’arrêter devant la vitrine d’une galerie, feindre de regarder une toile, Vous êtes entrée, sans doute pour un renseignement, je cueille la beauté de vos gestes, ces arabesques qui sont l’écriture de votre âme, j’épie l’ombre rapide qui glisse sur votre visage, un désagrément passager, la lumière d’un contentement soudain, Vous de nouveau dans la rue traversée du rire des enfants, cernée du bruit des conversations, Vous voilà dans une librairie occupée à feuilleter un livre, je suis à l’unisson, essaie de deviner quel ouvrage retient ainsi votre attention, vous êtes si sérieuse, si concentrée, un pli au front, quelques rides à l’angle des paupières, Vous sortez munie d’un sac en papier, je crains de vous perdre, la foule est si dense, ici, dans le maelstrom incessant, les flux et reflux des gens pressés, Vous dans ce silencieux salon de thé buvant à petites gorgées ce capiteux Darjeeling qui vient jusqu’à moi par effluves, comme si votre être dissous connaissait la liberté aérienne, en profitait pour butiner, ici une fleur, là l’arrondi d’une tasse, encore plus loin le fumet d’une odeur amie, une Bergamote flottant le long des poutres armoriées du plafond.
Passager clandestin.
Oui, j’en conviens, combien ce long voyage onirique peut être fastidieux, sujet à tous les rebondissements de l’imaginaire, à toutes les fantaisies de l’esprit. Il me faut revenir à de plus justes considérations, éprouver davantage de réalité, vous serrer au plus près grâce aux rares indices qui sont en ma possession. Je suis rentré dans mon appartement et regarde les convois de péniches faire leurs longues processions sur le tapis jaune de la Seine. Une péniche suivant l’autre. Ont-elles, les péniches, le sentiment qu’on les suit, qu’on veut en connaître le trajet, voguer avec elles en direction du grand large où doit s’éprouver le lieu d’une liberté sans limite ? Souvent je me surprends à monter à bord, à m’asseoir à la poupe, sorte de passager clandestin qui ne dira ni son nom, ni le but de son voyage. Voyager pour voyager, tout simplement. Une manière d’auto-accomplissement, de « servitude volontaire », de trajet sans complaisance, libre de lui, juste un clin d’œil, une ouverture pratiquée dans la vêture de l’Autre, le don d’une Solitude à une autre Solitude. Mais les mathématiques existentielles ne sont-elles de pures abstractions qui n’additionnent rien, qui juxtaposent seulement : une Solitude + une Solitude = une double Solitude, non une présence à deux, non un seul être sphérique, mais deux boules s’accomplissant l’une à l’abri de l’autre, chacune roulant sur les rails de son destin. Jamais les destins ne sont miscibles qui, toujours, divergent, se perdent dans un illisible chaos.
Hier fondant dans aujourd’hui.
Je viens de retrouver mes vieux « Cahiers de Malte » de ma jeunesse. Certes un peu défraîchis, jaunis, quelques pages cornées. Mais combien l’air d’autrefois y fait souffler son étonnante présence. Je parcours les pages, sans doute à la recherche de signes amis. Ma propre image ? La vôtre ? Celle de la littérature ? Les trois ensemble. Bientôt un passage entouré au crayon. Je suis familier de cette accentuation du sens et, adolescent, j’encadrais sans cesse des extraits, des sentences, des citations dont, sans doute, je souhaitais faire quelques règles de vie. Voici, le passé rejoint le présent. Le passé afflue en boules compactes, en flèches de poix, en insectes de soie qui bourdonnent dans l’azur. Tout hier fondant dans aujourd’hui. N’est-il pas étrange, tout de même que Nous, les deux Inconnus du Canal ayons reconnu le même passage - vous y aviez apposé le mordant de vos ongles pour en souligner la force incomparable des affinités, des confluences, des vérités faisant leur bruit de source -, le même passage, à tel point qu’’il nous confond dans une identique figure. Serions-nous des jumeaux qui s’ignorent ? Deux entités superposables ? Ou bien, alors, plus troublant, serions-nous une seule et même personne, une dualité existentielle se rejoignant dans une unité ontologique ? C’est si étrange de penser à cet éclatement de l’être en ses multiples fragments indifférenciés ! Peut-être n’y a-t-il qu’une seule présence au monde qu’éclairent mille feux divergents, ouvrant la dimension confondante de l’illusion ? Etait-ce cela vivre ? Est-ce cela vivre ? Vivre sera-t-il cela ?
Soi, l’Autre, le Monde.
Voici ce que disaient en des temps différents, en des lieux séparés, en des personnes singulières, Rilke, Vous, Moi, voici ce que disait cette inaudible voix, ce concert unitaire de sentiments, cette confluence de ressentis, cette convergence des vécus :
« J'apprends à voir.
Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu'ici, cela prenait toujours fin.
J'ai un intérieur que j'ignorais.
Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe ».
Toujours nous apprenons à voir. En nous, en dehors de nous. Dans l’espace qui s’installe entre Nous et un autre Nous.
Tout pénètre en Nous plus profondément, Soi, l’Autre, le Monde car jamais il n’y a de séparation entre les choses sauf la volonté de l’homme d’établir des clivages, des lignes de partage, des catégories, boîtes où ranger l’être selon la Raison.
Tous nous avons un intérieur que nous ignorons le plus souvent.
Tout y va désormais, Soi, l’autre, le Monde car toujours il faut proférer et proférer à nouveau afin de donner aux choses le site de leur Vérité.
Nul ne sait ce qui s’y passe. Pour ceci nous cherchons toujours en Nous, en l’Autre, dans le Monde la figure pleine et entière de notre Destin.
Parfois y parvenons-nous. Parfois !
Vous, demeurez donc hors de Moi afin qu’esseulé ma quête m’exile de Moi, seule façon de vous connaître. Oui, de Vous connaître.