"Bois Levé en Varennes de Loire"
Photographie : Thierry Cardon
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Tu m’avais dit, les choses nous interrogent du fond de leur inapparence.
Je t’avais écoutée dans la distraction car je te savais vouée aux spéculations ombreuses, aux longues et sinueuses réflexions qui, nuitamment, traversaient ta tête sillonnée d’éclairs. En réalité, ne te l’avouant, pas plus que je n’en confessais la terrible révélation à ma propre conscience, j’enviais la prose effrénée qui parcourait ton cerveau à la vitesse des météores. Mais où donc allais-tu t’enquérir de toutes ces pensées profuses qui cherchaient à décrypter le réel, à radiographier le glissement du nuage, à interpréter le chant de la source dans le pli à peine levé de l’aube ? Où donc ? Rarement on ne s’inquiète du tarissement de la fontaine, plutôt de son étonnante profusion. Fallait-il que quelque mystérieuse Muse t’inspirât, te soufflant ces idées en forme de vrilles, de dentelles qui ornaient ton front des pampres les plus beaux qui se pussent imaginer !
Nul ne te posait plus de question, redoutant que ton imaginaire n’envahît le champ dévasté de leur attention. Il y avait trop de confluences, trop de densité, trop d’infimes ruisselets qui s’échappaient de toi et inondaient de leur flux incessant l’épiderme de ceux, de celles qui se confiaient à accueillir quelque savoir. Certes, ils se faisaient rares et étaient d’autant plus précieux. Certains, parfois, des plus intrépides, tels de jeunes louveteaux, s’accrochaient à tes mamelles et s’abreuvaient de cette ambroisie, y trouvant mille prétextes à s’émerveiller.
Un lait se répandait,
un miel gonflait,
un nectar poudrait
leurs lèvres dont tu ne faisais nul cas. S’est-on jamais étonnés du fait que quelqu’un respirât, s’alimentât, s’ouvrît à la fontaine d’amour afin que sa vie, illuminée de l’intérieur, s’offrît comme cette belle corne d’abondance qui habite les voyageurs éblouis et les chercheurs d’inconnu ? Bien plus que de manifester quelque étonnement, il convenait, face à toi, à ton inépuisable faconde, de la recevoir comme un don naturel, un oiseau échappé du ciel, une loutre glissant dans l’eau soyeuse de l’étang, un bourgeon se déployant du cœur même de son luxueux silence.
Tu m’avais dit, les choses nous interrogent du fond de leur inapparence.
C’était déjà hier, dans l’extinction du jour, dans la venue du noir, et bien que m’essayant à retenir la nuit, de m’agripper à ses ailes d’organdi et de mousseline mêlés - il n’en restait que quelques rares déchirures -, ne demeuraient, dans l’escarcelle de mes mains, que quelques gouttes de rosée et une pluie de brume. En quelque manière, j’étais au désespoir de rien connaître. Pourtant tu m’avais dit :
Cette étrange contrée semée de tout et de rien, cette à peine clairière où, dans l’heure grise, tels d’ésotériques sémaphores, des présences de bois se lèvent au cœur même du monde que, sans doute, nul ne verra jamais. Cette étrange contrée, quel esprit l’habite donc, quelle âme en anime l’immobile parole ?
Oui, c’est ceci que tu m’avais dit, qui avait métamorphosé les rives de ma nuit en voiles blancs qui battaient tout contre la paroi de mon corps.
Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là pour en confirmer l’apparition ?,
avais-tu rajouté, avec le ton glacé de l’énigme. Un instant, je me serais pris pour Œdipe interrogé par le Sphinx. Voici le motif que tu avais livré à mes interrogations, qui travaillait sourdement depuis la grotte plombée de mon crâne, alors que des nuées de pensées contradictoires fusaient du sol de mousse et de lichen sans qu’il fût en mon pouvoir, en aucune manière, d’en démêler l’incompréhensible écheveau.
Ce que je vis en rêve, était-il un lointain écho du réel ou bien, de mon cerveau malmené, quelque monstre surgissait-il dont je redoutais la venue ? Du sol illisible, des troncs s’étaient dressés. Ils parlaient, mais dans le genre d’un galimatias, d’une parole confuse qui ne pouvait qu’être une émanation de mon propre inconscient, à moins qu’il ne s’agît d’un esprit venu du sol se voulant réincarner ? Et ce genre de boiserie semblable à un linge plié, ceci était-il prodigieuse production d’un imaginaire atterré ou bien y avait-il, quelque part sur terre, cette chose innommable qui guettait dans l’ombre et n’attendait que de fondre sur sa proie, peut-être moi, en l’occurrence ? Et cette branche à l’aspect de reptile se contorsionnant au gré de son essence, quel sombre projet fomentait-elle ? Etait-elle venue là par hasard ? M’attendait-elle de toute éternité ? Parfois, entre deux sommeils, entre deux feuillées du rêve, je t’apercevais, toi la Magicienne de mes nuits, perchée sur le haut de notre commune couche, agitant, tels de bruyants grelots, les pierres vives de ta pensée, faisant s’entrechoquer les galets de tes lumineuses idées. Je ne savais alors quel était ton coefficient de réalité, si ce n’était cette sirupeuse folie dont, depuis toujours, je redoutais et souhaitais la survenue, qui t’avait installée là, au point rougeoyant de mes soucis, genre d’athanor au centre duquel une vive combustion menaçait, à chaque instant, de nous réduire en cendres ?
Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là pour en confirmer l’apparition ?
Les choses existent-elles lorsqu’aucun regard n’est là ?
Les choses existent-elles ?
Ta voix, décroissante, menue de plus en plus, se perd dans quelque remous du temps. J’essaie de te rejoindre, de te saisir, mais mes mains ne crochètent que le vide et il ne m’étonnerait point que tu ne t’effaçasses ainsi qu’une fumée dans le ciel qui l’aspire. Voici donc ce que j’entends, trois fois proféré dans la faille de lumière qui traverse les premières rumeurs de l’aube. Est-ce ton rire, cette manière de crépitement qui fuse encore de toutes les parties de la chambre comme si, subitement devenue une simple matière, tu souhaitais me voir questionner à ton sujet ? Que, peut-être, à ton image, ne fais-je que m’immerger dans la matière pour ne plus jamais en ressortir ? Vois-tu, Ombre à moi dédiée - il ne peut s’agir que de ceci, n’est-ce pas ? - ne serais-tu, par hasard, une vibration du Néant m’enjoignant de rejoindre le lieu de ma propre illusion ? Je sais, les gens me disent atteint de démence, situé sur les marges de l’exister. Mais tous ces insensés ne savent rien du monde et des choses. Ils ne croient volontiers qu’à ce qu’ils touchent : l’autre qui leur fait face, ce rocher-ci, cette femme-là, cette écorce rugueuse sur le tronc, cette monnaie qui résonne dans leur main.
Mais moi, je sais que tu n’es pas seulement une parole en l’air.
Car, oui, je crois que j’ai trouvé la solution de l’énigme : tu es la Muse qui souffles à mon oreille des vers si souples qu’ils s’enroulent dans le limaçon de ma cochlée, y installent une infinie vibration dont, jamais, je ne me lasse de sentir les ondes. La Muse qui peint mes yeux des couleurs qui saturent les choses. Tout m’est alors arc-en-ciel, tout se colore comme la gracieuse parure du caméléon. La Muse qui dicte les mots, ces indivisibles et hautes présences qui tissent la toile du bonheur. Comment ne t’avais-je reconnue plus tôt, toi qui le jour durant, guides mes pas, toi qui illumines mes nuits des délices du songe ?
Je te prenais pour une Etrangère, pour l’une de ces mauvaises femmes qui tressent dans l’ombre les crochets venimeux de la malédiction. Faut-il que mon âme soit torturée, que ma vigilance faiblisse, que mon intérêt vacille pour que cette distraction me fasse différer de moi au point de ne nullement te deviner ? Je te pensais une épouse vindicative juchée en haut de ma couche, débitant ses chapelets de sornettes à seulement me conduire en Enfer. Dans la gueule de soufre du Néant.
Comment pourrais-je donc me racheter à tes yeux, si ce n’est en t’adressant une supplique, en te priant de demeurer si près de moi que, confondue avec mon propre corps, mon propre esprit, je n’aurai nullement à m’inquiéter de mes créations futures. Elles couleront de source, elles vivront de nos haleines mêlées, elles s’enlaceront au creux intime de nos bouches jointes et, alors, je connaîtrai la grâce la plus étonnante :
devenir ce langage, être ces mots
qui me prennent de l’intérieur et menaceraient de me métamorphoser en un corps subtil dont je n’aurais plus la possession, car les nuages seraient mes frères et les anges mes compagnons de vol. Vois-tu comme tu m’es nécessaire ? Comme ta présence m’enivre et me fait divaguer. Un instant je me serais cru dans le berceau d’azur des présences chérubiniques avec des nuées de plumes et des flocons d’écume. Tu vois, ma Muse, les gens me disent fous. Ils ont raison mais l’idée qu’ils se font de moi est bien inférieure à la réalité. Et moi de rire sous cape !
Mais ma supplique ? Je te l’avais promise. Et je sais combien il est urgent que je te l’adresse. N’étais-tu, déjà, en train de te disposer à partir, me laissant en plein désert, tel Simon au faîte de son désespoir ?
Muse, ô ma Muse,
n’interromps point ton activité arboricole. Tu es semblable à ces troncs, tu en possèdes l’inestimable force ; à ces branches, tu en as la vigueur ; à ces sublimes racines qui plongent dans l’encre noire de l’inconscient, cette merveilleuse nuit semée du chant des étoiles et parcourue du dire infini des poètes ; semblable à ces ramures levées dans le ciel, elles s’abreuvent au mystère du monde.
Sème donc ton fabuleux langage,
fais donc rayonner le pistil du vivant,
déplie les étamines de la beauté.
Il n’y a que ceci de vrai, la beauté ! D’un mot, d’une image, d’un symbole, d’une œuvre. D’une femme. Oui, Muse, tu es la plus belle des femmes et il faudrait être un tubercule mort, une pierre sourde et muette pour ne pas entendre ta voix et succomber à ton charme.
Tu te hisses, telle l’oriflamme, dans la perdurance du jour et croîs au milieu des destins abîmés qui habitent la lourde mangrove humaine. Comment vivre sans toi ? Comment ne pas reconnaître, dans ces formes torturées, troncs, branches, racines, ceux, celles qui végètent dans la sombre forêt des habitudes et, jamais, ne connaissent le pur calice de la lumière ? Ta présence seule les fait tenir debout et les sauve d’eux-mêmes, ce qu’ils ne pourraient faire seuls car ils n’ont de connaissance que de la terre, basse à leurs yeux et ignorent le vaste horizon où court l’immaculé poème de l’univers.
Oui, je sais, ma Muse, je pêche par excès d’amour et mes mots sont ceux de l’emphase et du lyrisme. Mais toute cette ivresse, tout ce vertige, toute cette manifestation hors d’elle, comme lors de l’extase du mystique, ne sont fichés au plein de mon âme qu’à sentir ta présence, oui, ta présence. L’on pourrait m’arracher les yeux, brûler mes oreilles, percer ma peau de mille trous que j’entendrais encore le son mélodieux de ta parole, que coulerait, en l’intime de ma chair, le suc à nulle autre pareil qu’un jour de pure grâce je connus pour ne jamais l’oublier.
Muse, ô ma Muse
sois qui je suis,
je serai qui tu es.
Pour le monde présent,
pour le monde à venir,
ô ma Muse !