Photographie : André Maynet
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Parfois, vois-tu, il faut se lever à l’aveugle, tendre sa vie vers l’avant comme si l’on portait un précieux ciboire ciselé d’or. Ô, nullement quelque geste eucharistique au gré duquel connaître son Dieu ou bien un Être Eternel dont l’image serait si éloignée de soi qu’elle se confondrait avec l’essence même du doute. Non, vois-tu, quelque chose de plus simple, de plus discret, un genre de messe dont l’on serait l’unique officiant, tout à la fois le Prieur et cela même qui serait prié, peut-être ton étrange silhouette se détachant sur cette marge d’invisibilité, cette parution à la limite de figurer, cette fuite à jamais d’un signe plaqué sur le tremblement inquiet du monde.
Toi, là-bas, surgissant de la brume teintée d’ivoire, toi la Seule qui foule le sol de sable, toi l’Eloignée qui te confonds avec la nuée à peine levée de la mer. Que portes-tu en toi que nul ne saurait connaître ? Le contentement immédiat d’une infinie solitude ? Le rougeoiement d’un désir qui brûlerait à peine dans le jais sombre de tes yeux ? Une parole de silence ourlant tes lèvres d’un ineffable corail ? Le silex d’une volonté que seul ton ombilic connaîtrait, plié sur sa sourde rumeur ? L’incision d’une vérité qui glacerait la faille muette de ton sexe ? L’impatience d’avancer dans le temps dont tes talons sentiraient les aiguilles de métal au plus profond de ta chair ?
Sais-tu, tu me mets au supplice d’exister. Tu me cloues à même mon innommable destin. Tu me figes dans cette gangue qui lacère mon corps, le métamorphose en cette transparente glu qui n’a de prédicat que celui du Néant. Ô, Néant, que ne m’arraches-tu aux affres de la vision ? Cette flamme claire qui n’a nul horizon, dont le visage est gommé par ma soif jamais étanchée, cette Levée dans l’aube qui se confond avec la dentelle usée de ma mémoire, quel est donc le motif de sa visitation ? Quel message entretient-elle dont l’inertie est infinie, dont le contenu, jamais, ne sera dévoilé ? Connaît-on, un jour, l’alfa et l’oméga de sa propre énigme, le tissu serré de son obscurité se relâche-t-il, afin qu’un instant éclairé, l’on pût dire qui l’on est, quel est le but de son chemin, au bout de quelle dérive son visage s’illustre-t-il ? Comprends-tu, Néant, combien ton souffle clair taraude mon esprit, combien je souhaiterais qu’en une heure bien disposée, tu consentisses enfin à ôter ton voile, à proférer un seul mot, ou bien deux, du genre :
TU ES,
ainsi, clairement énoncés, détachés comme seule peut l’être une Vérité, un coup de gong qui percute l’âme et y dépose le bleu d’une irrémissible souffrance. Car, mieux souffrir que de ne nullement savoir le motif qui en alimente l’ineffable cours. Car, OUI, je souffre de ne point me posséder, de ne jamais happer que quelques fragments qui dérivent au loin, manières de glaces entre deux eaux ourlées d’un sinistre quotient d’infinitude.
INFINITUDE,
peux-tu, au moins, Néant, entrevoir ce qu’il y a de terrible à entendre claquer ces cinq syllabes, elles sont le coup de fouet qui lacère les Vivants et entaille leur chair, mors angoissants dont nous n’excipons pas, dont nulle sortie ne saurait être envisagée.
C’est bien ceci, nous sommes
IN-FINIS,
c'est-à-dire que nous n’atteindrons nullement cette hypothétique complétude après laquelle nous courons depuis que nous sommes au monde. Comment ne pas être affectés par une telle irréparable perte ? Mais, NEANT, viens donc près de moi, donne-moi l’invisibilité de ton étreinte et méditons ensemble le Vide qui nous visite et nous tient en haleine.
ELLE, LÀ-BAS,
dans la brume de mer, est-elle au moins réelle ou bien est-ce la conjugaison de nos troubles esprits qui en a dessiné l’esquisse de coton, en a créé le toucher d’ouate, a procédé à cette forme en dissolution d’elle-même ? D’elle nous ne sommes guère qu’en dette. Une fois vue, une seule, et sa persistance s’installera au creux même de notre conscience. D’elle nous ne pourrons nous séparer, notre insatiable et paradoxale curiosité nous y attache. D’elle, nous ne pouvons rien énoncer de positif. Par exemple la nommer de telle ou de telle façon, lui affecter un lieu, l’ordonner selon un temps. À la rigueur la doter d’un passé déjà évanoui, d’un futur vertigineux qui s’ouvre bien au-delà du globe ulcéré de nos yeux.
Mais le PRÈSENT,
le seul temps dont nous puissions avoir quelque confirmation, voici qu’il se défait à mesure que nous tâchons de l’appréhender. Nous ne pouvons que questionner et n’attendre nulle réponse. L’une d’entr’elle se manifesterait-elle à l’horizon de notre angoisse et alors, subitement réjouis, nous perdrions ce souci fondateur de nos êtres, nous serions dépossédés de notre essence. Or, Néant, tu le sais bien, l’humaine condition n’est possible qu’à connaître la trappe que tu ouvres sous ses pieds, que le Vide redouble, que le Rien confirme comme l’unique destin qui nous est, de tout temps, alloué. C’est pourquoi je ne fais qu’interroger l’Inconnue et ainsi la préserver en son être. Je lui demande :
Quelle est donc la nature de ce fond
qui t’offre à mes yeux
tout en te reprenant en son sein ?
Ce mystérieux fil d’Ariane
dont tu tiens la fragile texture,
vers quel événement t’appelle-t-il ?
Est-ce un cerf-volant
que tes mains tiennent captif ?
Pour quelle raison ?
En partance pour quel site ?
Quelle idée vibrionne donc
sous le casque obscur de tes cheveux ?
Pour quelle raison tes yeux
sont-ils obturés par un bandeau ?
Que redoutes-tu donc de voir ?
Des faux-semblants,
des mirages,
des cohortes d’illusions,
la perte d’une eau pure
dans une faille acérée du sol ?
Ton corps si fluet
est-il la métaphore
de la fragilité
de tes semblables ?
La tienne aussi,
mais que j’envisagerais
sous le signe de l’hébétude ?
Cette monochromie
qui glace l’image est-elle destinée
à ta propre dissimulation ?
Es-tu libre de tes mouvements
ou bien sont-ils guidés
par quelque divinité
dont nous pouvons supputer
l’invisible entité ?
Ou bien n’es-tu
qu’une allégorie
du Temps qui nous presse
de cueillir aujourd’hui
les roses qui, demain, seront fanées ?
Es-tu la simple et évidente
épiphanie de l’art ?
Ou bien l’inique faille contingente
par où se donnent les minces aventures
du quotidien ?
Quelle langue parles-tu
que nous n’entendons pas ?
Es-tu SEULE sur Terre ?
Es-tu la messagère
de quelque peuple secret
qui t’enverrait pour nous sauver ?
Es-tu née du silence alentour ?
Ta nudité reflète-t-elle ta volonté
de t’en remettre au Simple ?
Rêves-tu parfois,
ou bien es-tu la matérialisation
de quelque songe venu de l’au-delà
de nos étroites visions ?
Existes-tu vraiment ?
Serais-tu mon double ?
Mon aura ?
L’énergie au gré de laquelle entretenir
le lumignon de ma pensée ?
Vois-tu, Néant,
je crois qu’il est temps
de nous retirer sur la pointe des pieds.
Nous serions fautifs d’avoir réveillé
celle qui, peut-être,
n’est que l’empreinte de l’aube
sur les paupières lourdes des dormeurs ?
Dormons, Néant.
Pour l’Eternité ?
Dormons !
Nous verrons bien !