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9 août 2019 5 09 /08 /août /2019 17:20
Arbre venu au jour

                       Route d'Aubrac -05-

                  Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Tout est alangui. Rien ne bouge. Il y a là comme une immense vacuité qui chercherait le lieu d’un éternel repos. Tout pourrait demeurer ainsi jusqu’à la perte infinie du temps. Nul ne passerait ici que le vent, la pluie parfois, les giboulées au printemps, les feuilles d’automne dans leur parure de feu, l’empreinte du gel au carrefour de l’hiver, les ondes de chaleur au pic de l’été. Nul animal en maraude qui dérangerait le silence pareil à un plomb, à un couvercle de fonte qui aurait posé son immobile venue sur ce paysage d’au-delà des âges. Mais depuis quand donc est-il allongé dans cette manière d’irrépressible léthargie ? D’où vient-il, de quel pays de brume et de songe pour avoir ce calme absolu, cette longue sérénité que rien ne paraîtrait devoir entamer ? Comme une scène de théâtre sans acteurs, seulement un décor en gris et blanc qui dirait la perdurance de son être. Avouez, il y a de quoi rester silencieux, ne nullement se déplacer, prendre la place, là-bas, à l’horizon, de ce bosquet et ne vivre que du lourd sommeil des pierres, du mystère de l’onde couchée sous l’étain poli du ciel.  

   C’est heureux que de tels espaces libres  existent, on dirait presque aux confins du monde. On imagine. Il faudrait une longue marche, des jours durant, avoir franchi les boules des collines, avoir traversé des combes ombreuses, être passé au milieu d’épaisses frondaisons, s’être perdu à la croisée des chemins, avoir connu la crainte de l’égarement, s’être rasséréné au franchissement d’une clairière, avoir débouché, enfin, sur ce vaste plateau couru de rien, semé du bruit récurrent de nulle parole, haut lieu d’une immatérielle présence. Alors voici que tout s’éclaire, que tout s’illumine, que les choses s’ouvrent et invitent au secret de la parution. On est là, un peu surpris, un peu lunaire, tel un Pierrot blafard dans sa vêture flottante, vaporeuse, en attente de sa Colombine. On sait que quelque chose va venir, oh, tout doucement, sur la pointe des pieds, à la manière d’enfants insoucieux s’apprêtant à surprendre un compagnon de jeu au gré d’un simple saut, peut-être d’un cri. Mais tout juste proféré, dans l’amabilité, la complicité. C’est toujours étonnant la rencontre avec le rare et l’inconnu. Cela parle un nouveau langage, cela dit des mots de laine et de velours, parfois quelques piquants y sont logés, qui font sursauter. C’est la grâce de la découverte que de nous montrer ce à quoi nous n’étions nullement préparé, que nous n’attendions pas, dont peut-être nous pensions l’impossible venue.

    Alors, que reste-t-il à faire sinon regarder, combler sa vue du prodige qui s’annonce dans son inaltérable modestie ? Alors on dit le ciel taché d’un voile d’ombre, le bourgeonnement des nuages, leur effet de filé, parfois, à la limite d’une extinction. Alors on dit le surgissement de clarté, au-delà de la ligne des arbres, une manière de doux embrasement qui convoquerait, sinon à la lucidité, du moins à l’attention soutenue aux phénomènes qui, ici, tiennent leur exception de leur empreinte d’un prodigieux idéal. Comme si, du plein de notre activité fantasmatique, avait soudain surgi l’image que l’on bâtissait à l’intérieur de sa propre citadelle en tant qu’une réalité indépassable, qu’un songe lumineux trouvant soudain le lieu de sa propre éclosion. Alors on dit les plis et les bosses de la colline, leur infini et plaisant moutonnement, leur naturelle déclivité en direction de cette eau qui appelle et aimante, cette eau fascinante comme le seraient mille soleils éclairant de leurs rayons aigus le fond  ténébreux de la galaxie.

   Alors on dit la moirure de l’onde, sa teinte de métal poncé, la réverbération du ciel, ce miroir si haut que l’on ne parvient même pas à dire son nom, seulement une fuite infinie au-delà des communes passions humaines. Le ciel, nul ne peut le toiser. Il est trop loin, trop vaste, habité de l’illimitée puissance des dieux. Il faut demeurer humain, consentir à plier l’échine, à avancer dans son étroite rainure - elle s’appelle « destin » -, à renoncer à sa part de liberté, à cesser de rêver au vol d’Icare, de toute façon il n’est que le prologue d’une chute. La chute, cette faille de toute existence dont la borne est fixée par avance, une ambroisie nous est soustraire que nous pensions éternelle. Mais, ici, sous la bannière déployée du ciel, près de l’eau fascinante, de l’avancée de la colline, de la poudre des nuages, convient-il d’émettre ces pensées si tragiques ? Et si nous le faisons, quelles en sont les motivations souterraines dont notre conscience ne pourrait prendre acte, prise qu’elle est dans le filet des immédiates représentations ?

   En réalité, c’est un manque de sens qui se fait jour, qui plaque notre être tout contre l’écran de la manifestation. Nous n’avons nul recul pour jauger les choses, leur attribuer quelque prédicat qui viendrait en qualifier la subtile présence. Donner du sens à une chose, c’est se détacher d’elle, percevoir, dans sa matérialité têtue, les lignes de force qui en sous-tendent la vitalité, en libèrent l’énergie. Alors nous regardons à nouveau, sans effort, sans volonté de faire se distendre le réel, de le désoperculer afin qu’il ne nous laisse démuni par rapport à son silencieux face à face. Nous regardons dans le genre d’une sérénité, d’un abandon confiant au paysage, à son essence qui, nécessairement, va s’annoncer au terme de notre infinie exploration. Jusqu’ici nous étions livré au hasard de notre vue limitée, imparfaite, soucieuse de débusquer l’irreprésentable sans y parvenir jamais. C’est simplement notre curiosité, notre impatience qui obturaient l’accès à cette signification dont nous étions en quête, pareil à un prédateur dans l’inquiétude de ne nullement s’emparer de sa proie.

   A lire ce paysage dans une certaine adéquation quant à son fond, nous avions omis de considérer cet arbre émergeant des flots tel un cierge se levant dans le crépuscule d’une crypte. Soudain, il s’est mis à parler, à prononcer les mots qui le rendaient visible :

   « Arbre, je suis, dont les racines plongent dans les profondeurs illisibles de l’inconscient. J’y lis tes actes manqués, Etonnant Voyageur, mais aussi tes désirs de gloire, j’y décèle tes fantasmes les plus cachés, ils sont des flammes qui brûlent en toi, te donnent la force d’avancer. Oui, d’avancer, car sans ces valeurs hautement cathartiques, tu t’effondrerais ou prononcerais ton propre autodafé en moins de temps qu’il ne faut pour craquer une allumette et faire resplendir sa tête de phosphore.

   Arbre je suis, qui émerge de l’onde comme tu le fis en un temps lointain, quittant l’abri amniotique qui t’hébergea avant même que tu ne paraisses au monde. Tu en conserves une vivante nostalgie, preuve ta quête inassouvie de ces compagnes auxquelles tu demandes rien de moins que de recréer ce milieu anténatal qui était la marque d’une imprescriptible félicité.    

   Arbre je suis, au tronc qui s’élève dans l’azur, tout comme tu te projettes vers ton singulier avenir. Sur ma peau se lisent, comme en toi, des scarifications, des blessures, des larmes de sève, des dépliements et des retraits, parfois des excroissances que l’on nomme « loupes », qui concentrent en un endroit déterminé les sucs rassemblés de la vie : des joies, des peines, des émotions, des haines, des amours multiples, des réussites et des échecs.

   Arbre je suis qui s’élève au ciel, pensant tirer de ce tutoiement quelque allégresse inépuisable. Mais ceci est souvent pure perte de soi en des hauteurs nullement accessibles. Tu aurais voulu atteindre des sommets, toi aussi,  être ce grand artiste au goût infaillible, ce savant jonglant avec les concepts les plus avancés, cet amant pareil à un Casanova qu’auraient entouré des pléiades de jeunes vierges commises à n’assurer rien d’autre que ton possible bonheur. Combien je comprends ta déception, toi qui t’es toujours situé dans cet « infiniment moyen » qui est le lot de tout homme sur terre, dans cette étroite contingence dont le goulot resserré n’autorise guère la moindre fantaisie. Tu as assumé la part de destin qui t’était octroyée et eus espéré bien plus mais la réalité est là qui tient, au-dessus de ta tête, sa tranchante et cruelle épée de Damoclès.

 

Je suis arbre et ne peux t’offrir

que le déploiement triste

de mes branches dénudées.

Tu es homme et ne peux m’offrir

que la prodigalité de ta contemplation.

 

Nous sommes arbre-homme,

 homme-arbre,

deux destins réversibles,

 

chacun s’accroissant de la proximité de l’autre,

du don à accomplir pour être total,

ne nullement demeurer

dans le fragmentaire,

l’inaccompli.

 

Le SENS n’est rien d’autre

que cet éternel voyage,

 

cette passée

de toi à moi,

de moi à toi.

 

Demeure en silence,

toi mon compagnon de solitude.

Peut-être n’y a-t-il

rien de mieux à espérer

de nos cheminements de hasard !

Demeure !

 

 

 

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