Photographie : Blanc-Seing
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En cette venue précoce de l’automne, rien ne m’aurait plus étonné que de te trouver, gaie, épanouie, ouverte aux bruits multiples du monde. Mais non, tu étais bien conforme à l’image que j’avais gravée de toi dans le silence de ma conscience. T’avais-je vue rire parfois, ou bien même sourire ? A la vérité je n’en savais rien. Pourtant tu n’étais nullement dépourvue d’humour et, souvent, tes traits d’esprit fusaient, pareils à l’éclat d’une lame. Il faut dire, tu étais une enthousiaste, mais au-dedans de toi, dans une manière d’étonnante intériorité. Jamais tu ne te découvrais en entier mais te protégeais derrière une simple mimique, l’esquisse d’une moue ou bien à l’abri d’un retrait qui te trouvait seule, insulaire parmi les mouvements désordonnés d’une foule dont tu ne semblais percevoir les remous, les avancées, les fuites soudaines.
L’idée ne m’était nullement venue de t’interroger plus avant sur tes états d’âme. Tes états existentiels qui avaient la consistance de la brume, à savoir la mesure d’un impénétrable, d’un touffu pareil à la profusion végétale d’une canopée. Ce que j’aurais dû faire, monter au plein de ton ciel, là-haut où se perdent les étoiles et consentir à n’être qu’un observateur d’une forme non révélée à elle-même. Ainsi, peut-être, me serais-je approché de qui tu étais dont le voilement, parfois, me causait quelque souci ? Etais-tu, au moins, accessible à ta propre essence, en devinais-tu la sourde imprécation ou bien dérivais-tu à l’impossible sur un mystérieux océan sans limite, sans côte proche, sans la giration d’un phare qui eût donné sens à ton étrange navigation ?
Etais-tu l’unique passagère d’un « Radeau de la Méduse », tu sais, ce tableau si sombre de Géricault, avec ses teintes crépusculaires, la contorsion de ces corps voués au naufrage et la Frégate La Méduse, quelque part an fond de quelque impénétrable abysse ? La métaphore de l’humaine condition lorsqu’elle est confrontée à sa dimension tragique, à sa perspective aporétique. N’avions-nous, ensemble, en un pareil automne, visité cette scène dans une des immenses salles du Louvre ? Nous nous étions sentis si petits, si dénués de quelque attache par rapport à la taille de l’œuvre, si démunis devant la tempête qui grondait et menaçait de tout engloutir : nous mais aussi bien la terre entière. Tu m’avais dit, alors, le sentiment sublime dans lequel te plongeait l’épopée humaine face à ses drames les plus inconcevables : ce naufrage-ci, ce Déluge-là, l’écroulement de la Tour de Babel, et tu semblais fascinée par cette image de la disparition, happée par son étrange magnétisme, comme si la finitude était le sol que tu attendais pour parvenir à ton accomplissement dernier. Etais-tu donc si lasse de vivre ? Mon amour, certes métamorphosé en amitié, ne te suffisait-il pas ? Ne serais-tu jamais comblée ? Etais-tu semblable à cette outre vide où ne souffle que le vent initié par Eole ? Décidemment, il me serait fait obligation de renoncer à résoudre ton énigme. Mais n’étais-tu pas réduite au même constat ? Se connaît-on jamais soi-même ? Ou bien alors, seul un modeste archipel dans la vastitude des eaux.
Mais, voici, après maintes réflexions, je crois que c’est mieux ainsi. Si, d’emblée tu m’avais été offerte en ta pure transparence, quel aurait donc été le sens de notre commun cheminement ? Toute promenade doit avoir un but. Tout chemin déboucher sur la croupe de quelque colline d’où se laisse découvrir un vaste horizon, avec ses projets, ses desseins dont nous devinons les intentions à mesure que nous nous en approchons. Un jour, je me souviens, notre amour longeant le bord d’une lisière en forêt, apercevant un rameau d’épines, quelques feuilles teintées d’argent qui émergeaient de l’obscur, tu t’étais écriée :
« Cette lame venue du noir ! »,
et je sentais, dans le vibrato soutenu de ta voix - toujours voilée, était-ce un signe ? -, l’empreinte paradoxale d’une crainte mêlée de jouissance, d’une trémulation inquiète redoublée de la certitude, enfin, de t’approcher de ce dont tu semblais en quête, la résolution de ton être face à l’abîme constant de la question. C’était la justification même de ta présence qui forait en ton centre ce curieux et inépuisable vortex, le hululement d’un vertige qui t’habitait comme la source le frais vallon.
J’avais eu beau te dire la mesure de ton illusion, tu en restais à ton image primitive, persuadée que ton imaginaire valait bien plus que ce réel avec ses éternels soubresauts, ses sauts de carpe, ses surgissements là où l’on ne l’attendait pas. Etais-tu sur le bord d’une folie ? Tu semblais t’enliser dans ton propre marécage, attentive, surtout, à n’en pas sortir. Le plus souvent, je te voyais heureuse comme un mystique en prière tout en haut de son météore. Depuis longtemps je n’ai plus de tes nouvelles. Les automnes se succèdent dans leur belle couleur d’argile sans que jamais ton visage ne s’y imprime. Te dire combien tu es précieuse dans mon souvenir ne ferait qu’aviver une plaie mal refermée. Souvent, faisant le tour d’une clairière, - tu sais mon attrait pour les forêts -, apercevant un rameau ou une tige argentée, je pense à ta remarque de jadis
« Cette lame venue du noir ! »,
avec un long frisson qui parcourt mon échine. Aujourd’hui, je jette cette bouteille à la mer où s’écrit mon message. La trouveras-tu ? Tu es si loin désormais ! Peut-être « une lame venue du noir » qui entaillera mon âme du poison du doute ? Ou le contraire : cette lame, peut-être ne l’avions-nous inventée tous les deux afin que notre séparation puisse se doter d’un vivant symbole ? Comment savoir ?
Les choses sont si confuses dans l’hiver qui vient !