Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 10:03
Existe-t-il un futur au passé ?

  « La dernière lettre »

    Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

   Le temps nous survole-t-il de telle manière que nous ne pouvons jamais en saisir que quelques bribes vite disséminées dans la toile serrée des jours ? Le temps de l’instant, celui qui brille et rougeoie au plein de notre cœur, dans le pli de notre conscience, que devient-il une fois qu’il a délaissé notre territoire de chair ? La mémoire peut-elle encore s’en emparer comme d’un objet vivant ou bien ne rencontre-t-elle qu’une manière d’étui gris et mort laissé par une chrysalide ? Rien n’est plus précieux que le moment singulier que les anciens Grecs nommaient « kairos », cette décision de l’événement nullement reproductible, cette moirure de la durée qui lisse la peau en y déversant la plus douce des onctions qui se puisse imaginer. Le « kairos », tout un chacun l’a éprouvé un jour. Dans la vision du paysage sublime. Dans le ravissement initié par la contemplation d’une œuvre d’art. Dans le bruit de cristal d’une source. Dans la lumière saisie au plein de la pupille de l’Aimée.

    Mais il en est du « kairos » comme de toute chose rare, c’est un éclair zébrant la nuit, la soudaine fulguration d’une comète, le bond du lynx sur sa proie, la note cuivrée qui frappe le tympan à l’endroit précis de l’émotion. Il n’y a d’autre façon, pour cet étonnant phénomène, que de surgir du néant, de tracer dans la clarté de l’esprit les tresses rapides de la joie et de retourner au lieu même de sa provenance dans la plus intime discrétion. Qu’en reste-t-il, au demeurant, qu’un brillant identique au tranchant de la lame, que la brume d’une larme dans des yeux dépossédés de vision ? Etonnante persistance de l’instant qui n’a de futur que le lieu même de sa parution, puis seul le souvenir en témoigne comme d’une chose si éphémère dont parfois l’on doute qu’elle ait même pu exister. Ainsi se trame la brume de la mélancolie. Ainsi se donne la soie de la tristesse qu’un simple vent pourrait déchirer.

   Pourquoi faut-il donc que, dans la nasse cruelle des jours, parfois, ne demeurent que vase et limon, quelques écailles d’argent et des remous qui témoignent d’une aventure, d’une rencontre, d’une découverte qui furent aussi précieuses que brèves ? Une illumination puis la dalle noire de la nuit qui recouvre de sa chape étrange les rêves les plus audacieux. L’instant qui fut, ce saphir bleu-marine qui, en lui-même, était l’écume, puis la vague, puis l’Océan tout entier que n’est-il là, face à notre réel, que ne nous métamorphose-t-il en cette pure pensée qui n’aurait cure ni des jours qui passent, ni des saisons, ni des frimas et des pluies ? Le déracinement de l’âme est une telle épreuve lorsqu’elle ne trouve plus son sol, qu’elle n’est en dette que d’elle-même, qu’elle n’éprouve ni l’ici ni l’ailleurs et se tourmente de son infinie vacuité.

   Certes, toutes ces considérations pouvaient paraître périphériques, presque à la limite d’un songe creux. Mais voici que la belle toile de Dongni Hou nous éclaire sur l’origine de ce mal infini qui ronge le corps et fore son trou jusqu’à la substance de la conscience. « Affligée » est là en sa douleur aussi belle qu’abstraite. Elle est la note exacte qui joue en écho avec l’irreversible perte de ce qui fut à la manière d’une gemme retrouvant son linceul de terre. Désormais elle n’aura plus d’éclat que sa mutité, que son sanglot intérieur, sa peine que nulle résurgence n’abolira.

   Sa coiffe est belle, pareille à ces apparences singulières de la Belle Epoque, une touche élégante s’enlevant sur un genre de retrait, de modestie. Blanc est le visage, poudré à l’ancienne, une neige à peine éclairée par la douce insistance du jour. Les yeux sont clos sur quelque secret que, sans doute, dévoilerait le contenu de lettres d’amour, fièvreuses, promesses d’une félicité. La bouche est scellée sur des projets qui furent puis parvinrent à leur étiage. Le cou est fin, pareil à celui de la gazelle. Le haut de la vêture est virginal, immaculé. Est-il le témoin de noces qui eurent lieu ou furent simplement projetées ? Le bras est souple, la main fine qui repose sur une table, tout près de cette tache rouge - est-elle sang ou bien signe de la passion ? -, alors que le stylo vient de poser sur le parchemin les derniers mots d’une correspondance.

   Mais « Affligée » convient-il comme prédicat pour souligner cet état de pure absence à soi ? « Résignée » n’eût-il pas été plus opportun ? Mais comment savoir ce que dissimule un visage, ce que vit un corps dont l’effacement est si total, on le dirait de brume et d’albâtre ? C’est nous, les Regardeurs, qui sommes décontenancés par l’attitude de cette Jeune Femme. Elle paraît si loin, dans un monde étrange où ne vibrent plus les trilles des secondes, où ne paraissent plus que des myriades d’instants à la faible lueur de luciole. N’a-t-elle donc rien d’autre à espérer que cette dépossession qui la met aux fers et lui intime l’ordre de ne plus connaître que l’humidité et la nuit d’une geôle ? Un désespoir peut-il être si profond qu’il confine aux rivages d’une perte de soi qui n’aurait plus comme recours que de s’immoler à sa propre peine ?

   La scène d’une tragédie ancienne, « Phèdre » par exemple, n’est guère si éloignée. Mais qu’a donc à se reprocher cette jeune existence ? Et d’ailleurs est-elle en faute ? Ne serait-ce son Amant qui lui a jeté un sort dont, jamais, elle ne reviendra ? Nous voici donc réduits aux conjectures les plus hasardeuses. En réalité, la raison profonde en est que nous sommes passés de l’autre côté de l’image, dans ce marécage de l’inconscient où grouillent toutes sortes d’étranges natures  qui, peut-être, ont aboli nos facultés de juger.

   Mais pourquoi cette encre rouge qui convoque aussitôt aux pires hypothèses qui soient ? Est-ce là le symbole d’une passion qui se serait mutée en son contraire, le désir de convoquer le sang à des noces funestes ? Nous demeurons là, cloués au seuil de l’image et l’instant s’éternise. Puisse la durée revenir ! Puisse le futur s’extraire de la lourde gangue du passé et nous offrir un présent vraisemblable ! Oui, de ceci nous avons besoin. Faute de cela, ce pourrait bien être nos derniers mots posés sur la margelle du monde. Le puits est si profond qui fait son œil noir tout au fond du secret !

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher