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3 décembre 2019 2 03 /12 /décembre /2019 09:57
 L’immense face à soi

 

                             Illes Formigues

                         Palafrugell, Espagne

                      Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avons-nous jamais une réelle sensation de l’espace ? Avons-nous conscience, en quelque endroit du corps ou de l’esprit, de l’immense, de l’étendu, de cet ailleurs qui toujours nous questionne au motif que nous n’en connaissons ni les limites, ni la substance ? Le monde est si multiple avec ses milliers de montagnes qui se perdent dans le peuple des nuages, avec ses océans aux eaux illimitées, ses hauts plateaux semés de vent, ses larges plaines où ondule la meute serrée des épis. Notre curiosité est grande qui voudrait tout saisir, notre soif de connaissance inépuisable dont nous voudrions, qu’un jour, elle fût comblée au centuple de sa longue et anxieuse attente.

   C’est une plaie vive au sein de l’âme humaine que de vivre sa possession de l’univers selon son envers, une constante privation qui nous laisse au bord des choses avec un sentiment d’infini dont, jamais, nous ne pourrons imaginer la vastitude. Nous nous vivons tels des êtres fragmentaires envoûtés par cette totalité qui toujours recule au fur et à mesure que l’on poursuit son chemin têtu d’annexion de nouveaux territoires. Aussi, nous faut-il renoncer à découvrir ces terres australes qui flottent au loin dans un brouillard blanc, ce plateau de Mongolie étoilé de yourtes rondes, ces rizières d’Asie dont les terrasses étincelantes nous font signe tels de magiques miroirs. Certes nous avons l’imaginaire, la littérature qui nous racontent le monde à leur manière et peut-être est-ce mieux ainsi, notre liberté n’en est que mieux décuplée.

   Le poème, le roman, mais aussi la photographie qui témoigne pour nous d’un univers dont nous ne pouvions soupçonner l’existence. Le dépaysement, le rêve ne se donnent nullement à l’aune du lointain, du tropical, de l’exotique qui, le plus souvent, déguisent le réel sous les atours d’une facile beauté. Toute beauté, par définition, est exigeante, toute beauté se mérite. Il suffit de s’y rendre attentif par un travail permanent de la conscience. Démêler le vrai du faux, sous l’apparence déceler ce qui ne fait que nous abuser et ne brille qu’en raison d’une supercherie. Rien n’est plus précieux que les paysages modestes, exacts, logés au sein même de leur propre nature. Une feuille balancée par le vent, le cours d’un ruisseau dans l’étroit d’une gorge, la garrigue semée d’arbres dépouillés et parcourue de l’éclat blanc des pierres, un semis d’îles près d’une côte, la pure élégance de rochers qui flottent au ras de l’eau, pareils à d’étranges animaux antédiluviens qui n’auraient plus la mémoire de leur antique provenance.

   Le ciel est haut, très haut, il est cette inépuisable symphonie qui se ressource constamment à la lisière des vents, à la courbe des nuages, aux gouttes de pluie qui le festonnent de leur lumière de cristal. Le ciel est noir, profond, attaché au vertige de la galaxie, proche cousin des trous noirs gonflés d’énergie, traversés par la lointaine clarté des étoiles. Le ciel, ce ciel, est la ramure qui couvre de sa palme le front soucieux des hommes, il est la cimaise qui accroche nos regards lorsque nous sommes amoureux ou bien désespérés. Le ciel est un baume, une onction, raison pour laquelle nous lui confions nos secrets et nos peines. Sous sa mer sombre glissent, comme dans un lent ballet, les fines crinières des nuages. Les nuages courent, ici et là, et parfois l’on entend leur galopade pressée que cernent les coups de boutoir du tonnerre, que divisent les éclairs au dard rubescent.

   Plus bas, le ciel se décolore, vire au gris, cette teinte qui n’en est pas une, ce simple passage de la nuit au jour, cette tache d’acier dans l’œil de l’Amante qui se rend désirable autant que redoutable. Désirable en ce qu’elle nous trouble, nous enivre. Redoutable car nous pourrions la perdre et il ne demeurerait dans la grotte de nos mains que la poussière des souvenirs et la cendre des regrets. L’horizon est un simple trait, une parenthèse qui ne se serait ouverte qu’à nous convoquer vers cet inconnu qui nous happe et nous tient en suspens. Qu’y a-t-il donc au-delà de notre vision que nous ne pouvons percevoir : d’autres îles groupées en essaim, des Sirènes aux longs cheveux ruisselant d’eau, des caravelles aux voiles gonflées, des Conquistadors aux vêtures chamarrées, aux cuirasses luisantes ? Ou simplement le Rien dans son absolue plénitude ?

   Au-devant du mystérieux horizon, un ilot court au ras de l’eau, suivi d’un poudroiement de rochers qui fait penser à la queue d’une comète. Ressent-il la solitude ? Ou bien est-il heureux dans cette marche solitaire au gré des flots et des courants ? Comment savoir si la matière pense, si elle n’est que pure gratuité dans le vaste événement de monde ? Sans doute est-ce nous qui projetons notre pensée, appliquons nos raisonnements, poinçonnons le réel de nos fantasmes, de nos étonnantes divagations. Peut-être est-ce mieux ainsi, témoin d’une liberté toujours en mouvement. Puis la nappe claire de l’eau, écumeuse, lumineuse. C’est comme le bourgeonnement d’une parole qui viendrait des abysses et trouverait le lieu de son déploiement, là, au centre de la belle lumière, de ses éclaboussements, ses ruades joyeuses, ses cabrioles facétieuses.

   Y aurait-il quelque chose de plus beau, de plus vrai, qu’elle, la lumière, dans sa constante et souple effusion ? Regardez la lumière. Voyez ses bondissements, ses reflets, ses milliers d’échos, ses ondes qui frissonnent et deviennent semblables à une immense plaque de métal qui contiendrait le ciel, la terre et tout ce qui fourmille dans la variable et toujours renouvelée diaprerie humaine. Voyez sa force, sa puissance, ses éclats, mais aussi son incroyable douceur, cet onguent qui coule à fleur de peau, cette source s’abreuvant à même son constant jaillissement.

   Si, au moins une fois, vous avez vu la lumière avec l’œil de l’esprit ou de l’âme, vous n’en oublierez jamais la si belle texture et serez en demande de sa réitération. Car l’avoir vue, c’est être allé au cœur même de qui vous êtes, à savoir cette unique conscience autour de laquelle tout vit en orbite, aussi bien votre propre corps, que la bannière de vos sentiments, que le satin de vos émotions ou le coutil de vos chagrins. C’est pourquoi nous ne pouvons détacher notre regard de cette plaine lisse, fascinante, porteuse de tous les destins de la terre, du ciel et, bien évidemment des siens, de cette eau qui, ici, se donne comme lustrale car, aussi bien, nous pourrions y renaître et prendre un nouvel essor. Tout en bas de l’image, sont de larges taches d’argent qui sans doute, ne sont que les reflets des nuages. Fusion accomplie des éléments en un seul et unique creuset, tels Amant et Amante qui se donnent à la manière d’un être indivisible, inaliénable. Quelques fragments de rochers émergent de cette étendue de platine et d’écume comme pour dire la persistance de l’archipel avant que de rejoindre la « Terre des hommes ». Tant de beauté en un seul lieu recueillie et nous sommes comblés d’avoir vu. Ainsi se gravent dans la chair les images que nous avons rencontrées dans la pure joie d’être. Ceci est ineffaçable.

 

 

 

 

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