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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:46
Inquiétude du temps

« La tête »

Gravure

François Dupuis

 

***

 

    Nul ne peut regarder cette gravure sans être troublé jusqu’en son intime, sans être affecté d’une vive inquiétude quant au fait de vivre. En réalité nous ne savons nullement d’où vient cette brusque immersion qui nous conduit en quelque endroit métaphysique dont nous ne soupçonnions pas l’existence avant même cette rencontre. Nous sommes émus, aussitôt placés dans une manière d’écho, pathos contre pathos. Celui de cette Jeune Fille sans doute à l’âge prépubère, le nôtre qui ne sait la nature du temps qui l’affecte en propre et ne se donne jamais qu’à la façon d’une eau invisible qui chute du ciel sans que nous nous avisions d’en questionner plus avant, ni la provenance, ni la destination. Ce qui nous désarçonne le plus, dans la conscience que nous avons de notre exister, cette fluidité à jamais, ce long flux immémorial qui nous traverse, cette avancée qui jamais ne s’arrête. Ce qui nous préoccupe c’est bien la mesure temporelle, elle qui ne se donne que dans le retrait, la fuite, la dissolution de son essence.

   A peine une seconde vient-elle de bourgeonner, qu’une autre la recouvre de son insistante scansion et, nous, au milieu de cette incessante chorégraphie, qui ne savons plus où faire porter notre regard : vers ce passé qui n’est plus, vers ce présent qui s’écoule, vers ce futur qui vient vers nous mais dont nous ne percevons jamais qu’un lointain brasillement, un feu ondoyant, une gerbe d’étincelles ? A côté de ceci, l’espace est un don immédiat que nous pouvons décrire, enclore dans l’empan d’une vision, contempler poétiquement ou bien seulement dans l’horizon d’une pure immanence. Ce que le temps soustrait à notre regard, l’espace le comble dans la prodigalité de son être.

   Mais, puisqu’il y a interrogation, puisqu’il y a champ livré à son propre secret, il ne nous reste plus qu’à décrire, peut-être les mots dévoileront-ils une pensée ? Le crêpe des cheveux est haut placé qui découvre un large front où s’impriment des rais de lumière. Les sourcils sont arqués, fournis, ils nous font songer à ces lumineux portraits de Frida Kahlo auprès desquels nous ne savons si nous avons affaire à une enfant ou à une femme, à moins qu’il ne s’agisse d’un être hybride empruntant à ces deux âges de la vie. Les cils sont longs, les yeux deux taches noires qui s’effacent presque dans un geste grâcieux de pudeur. L’arête du nez, l’aplat des joues sont visités d’une belle clarté. L’ovale du menton se perd dans l’évocation rapide du cou. Tout ceci qui compose cette nature ne se révèle pleinement qu’à l’aune du tracé de la gravure, mille lignes, mille patiences entrelacées, mille incisions disant ce qui, ici, se dévoile, qui est certes l’inquiétude du temps, comme l’annonçait le titre.

   Or, si le temps est toujours affecté d’inquiétude, s’il est l’oriflamme du souci humain, ici, il se rend visible à la manière dont un filigrane fait apparaître la texture d’un billet, ce que nous pourrions nommer « son devenir », rendu visible à la hauteur de ce pur artifice. Mais il faut maintenant dire en quoi, sous la gravure, perce une ontologie, une donation du principe temporel, en quoi aussi cette technique se différencie radicalement de la peinture. A cette fin et choisissant de mettre en opposition deux temporalités différentes en leur nature, identiques en leur finalité, nous ferons appel à un autre portrait de facture certes bien éloignée, mais qui annonce ce tourment humain plus qu’humain, il s’agira d’un « Autoportrait » de Van Gogh.

 

Inquiétude du temps

"Autoportait" de Vincent Van Gogh

 Agostini/Getty Images

Source : « L’Express »

 

 

   Sur cette toile, l’inquiétude donc, se donne avec une évidence radicale. Nul espace qui viendrait distraire en fixant les lignes de fuite et les perspectives d’un paysage, fût-il provençal ou bien nordique. Non, ici, tout fond sur le sujet pourrait-on dire, comme le rapace fond sur sa proie. Vincent est un tourmenté et comme tout candidat existentiellement assiégé par sa propre angoisse, c’est de temporalité dont il est question, qui n’est que le redoublement de la finitude. Qu’y a-t-il à remarquer sur le plan strictement formel ? Les lignes sont longues, flexueuses, le fond est un genre de végétalisation, d’efflorescence qui dit le temps de la germination, donc celui de la durée. Certes les coups de brosse sont visibles mais entre les touches de pleine pâte, nulle césure, nulle scission qui donneraient à voir la trame des choses. Une seule et unique continuité qui court le long de la peau, tresse les fils de barbe. Nulle interruption et l’on croirait apercevoir une manière d’onde, de mouvement aquatique qui parcourt toute l’œuvre et pourrait, aussi bien, dépasser le cadre, rejoindre quelque coefficient d’immuabilité dont nous ne saurions deviner les contours. L’inquiétude est sans repos qui se cherche une hypothétique éternité. L’angoisse vangoghienne est-elle liée à ce défaut de futur, de certitude qu’il y aurait à dépasser sa sombre condition pour connaître les longs rivages d’une vie éternelle ? Ceci nous le croyons et d’autant plus que Vincent a étudié la théologie en ses jeunes années, qu’il a voulu devenir pasteur. Doivent bien demeurer, en quelque coin de la psyché, des traces de cette possible vocation dont chacun sait bien qu’elle n’est, au final, que cette recherche d’une existence infinie que la foi nous donnerait, que nous refuse notre vie commune, ordinaire.

   Mais il faut revenir à « La tête » gravée par François Dupuis et, par contraste, y deviner les motifs profonds qui en traversent le graphisme scandé par la venue du noir, les retraits du blanc.

Ce que le pinceau lisse, étale, installe dans la durée, fragment d’éternité, la gravure à coups rapides de burin qui incisent le métal, fait surgir les esquisses successives de l’instant. Ici et encore, d’une manière récurrente dans nos écrits, il nous faut citer ce beau et inimitable « kairos » des anciens Grecs, cet « instant décisif » au gré duquel quelque chose comme un jaillissement de l’être-des-choses nous serait donné, dans la brusquerie de l’éclair, dans le coup de fouet de l’intuition, pareil à ces météores venus du plus loin du cosmos qui brillent d’une rare intensité puis s’évanouissent dans la nuit de l’espace après qu’ils nous ont marqué de l’expérience d’un temps irréductible à son apparence, marque insigne du destin venant poser sur nos fronts le sceau de l’illimité et de l’inexplicable. Sans doute, au cours de notre vie, chercherons-nous à réactualiser la venue de l’illumination, mais ces instants ne brillent qu’à être rares et singuliers, aussi nous marquent-ils du rougeoiement d’une braise.

   La brosse est plus douce que la gravure, elle étire les couleurs, applique les nuances, fond le tout dans un chromatisme des quatre saisons : parmes printaniers, lumière solaire estivale, teinte rousse de l’automne, vert Véronèse ou malachite se perdant déjà dans les torpeurs hivernales. La gravure, elle, est bien plus incisive, mordante, ne jouant que sur une temporalité binaire comme si l’on devait passer, sans interruption, sans délai, des hautes lumières de l’été, au froid déchirement des glaciations de décembre. Surgissement de l’instant et de lui seul dans la figure retirée en soi comme si, à chaque coup de scalpel, de burin, correspondaient la brusque prise de conscience de l’éphémère, le basculement de la seconde dans l’abîme, le moment parcellisé, source d’angoisse au seul motif de sa brièveté.

   Si le regard de Vincent, sombrement tragique, semble fixer quelque chose au loin, peut-être l’image hallucinée de quelque Paradis espéré ou bien perdu (ce qui, en définitive, revient au même), celui de « Tête », sans doute plus mélancolique, plus méditatif, ne semble guère se focaliser que sur le site proche qu’elle occupe, peut-être se limiter au territoire de son propre corps. Comme quoi, en seconde instance, la qualité de l’espace varierait selon la nature de la temporalité : distale pour les préoccupations éternelles, proximale pour celles, plus étroites, de l’instant, de l’immédiateté. On le voit bien, les variations formelles entraînent avec elles des changements sémantiques qui ne sont nullement de l’ordre d’une cosmétique mais touchent aux profondeurs les plus substantielles de l’âme. Ainsi les techniques artistiques, isolées de leur contexte simplement matériel, porteraient en leur sein même des valeurs essentielles fondatrices d’une singulière et toujours renouvelée vision du monde.

   Pour nous qui sommes les Voyeurs, percevons-nous une différence dans les tourments respectifs de ces deux visages ? Il faut faire le pari que nous n’en voyons aucune, si ce n’est sur le plan du traitement de l’image. L’une est colorée dans une espèce de continuité, alors que l’autre joue sur un vacillement, un tremblement du noir et du blanc, nous disant une fois la présence (le noir), une fois l’absence (le blanc), comme des notes de musique sur une portée musicale, comme des mots inscrits sur la neige de la page, le mot comme sens, la séparation comme non-sens ou, plutôt, comme médiateur de ce dernier car il ne saurait y avoir de signification en l’absence d’une altérité. Prendre conscience de l’éternité de l’instant ou de l’instant d’éternité, sans doute est-ce là notre tâche d’homme la plus exaltante. Une fois dans la touche lisse, l’effleurement de la brosse, une autre fois dans le geste pointilliste, scarificateur, qui taille, entame la matière afin que, soustraite à notre regard, en éprouvant le manque, nous nous mettions en quête de son être. Oui, en quête ! De son être. Eternel instant. Instant éternel !

  

 

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