Œuvre : Barbara Kroll
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« L’aube d’une absence », avais-je pensé, vous apercevant dans le demi-deuil de cette terrasse ombreuse. C’était curieux cette forme de vous que vous adressiez au monde. Jamais, dans ma vie semée d’aventures, je n’avais vu pareille esquisse si proche de la disparition. La lumière n’était nullement lumière mais traînée fuligineuse, sans doute semblable à ces « Ames mortes », à cette sombre représentation de l’enfer existentiel décrit par Gogol. Etiez-vous réellement en enfer ? Pour quel péché, quelle faute que vous ne sembliez pouvoir expier ? Mon âme romantique eut tôt fait de dresser à votre intention une haute dramaturgie. Vous ne pouviez être qu’en proie au doute, au questionnement sans fin, peut-être abandonnée par votre Amant, manière de feuille morte bousculée par le vent.
C’était surtout votre immobilité qui m’atteignait, comme si l’espace soudain étréci vous avait enveloppée dans une étroite tunique, une camisole pour tout dire, votre destin paraissant figé dans une manifeste impossibilité de vous affranchir de sa pesante diction. Tout autour de vous, rien ne pouvait figurer que le vide. Je pensais alors, d’une manière métaphorique, à ces taches d’huile irisées qui chassent au loin tout liquide, toute eau voulant s’inscrire dans leur mystérieux domaine. Aussi, à l’image de deux aimants de pôles identiques qui créent un irrépressible champ de répulsion. Tout le contraire de ces fameuses « affinités électives » qui rapprochent étrangement les êtres à leur insu, sans qu’aucune hypothèse rationnelle ne puisse se déduire de cette attraction passionnée. Une pure effervescence de deux cheminements appelés à confluer, à ne plus connaître leurs propres limites, à se fondre l’un dans l’autre comme s’il en avait été décidé ainsi de toute éternité.
L’espace n’était nullement l’espace. Cloué qu’il était en ce lieu d’étonnante sidération. Une intime et profonde réflexion m’invitait à me tenir sur mes gardes, à ne nullement franchir la limite de votre domaine comme si un invisible magnétisme m’eût soudain placé sous votre domination sans qu’il me fût possible de jamais m’en affranchir. Et, du reste, tous mes essais de rationalisation, de logique, échouaient au rivage du cercle dans lequel vous étiez confinée. Insecte pris dans son bloc de résine, vous n’offriez au monde que cette forme glacée, hors de toute vision ordinaire, pareille à ces origamis japonais, pliure d’une figure de soi sur soi jusqu’au terme d’une déconcertante incompréhension. C’était bien ceci, vous étiez un genre de barbacane à l’angle de quelque forteresse, une tour ronde dont on aurait occlus les fines meurtrières, il ne demeurait que cette sourde puissance, cette énergie interne dont, parfois, je devinais l’impatience, comme un murmure qui enflait et devait se presser tout au bord de votre peau sans pouvoir en franchir l’écran opaque, sans doute douloureux. Nul n’aurait pu demeurer en cet état d’affliction qu’au risque de sa propre perte. En raison de ceci, je vous croyais personnage de fiction, un de ceux qu’à longueur de journée distillait mon cerveau embrumé, ce réseau illisible, y compris pour ma propre pensée.
Mais n’étais-je en train de bâtir, de toutes pièces, une scène dont les tréteaux de fragile constitution ne pourraient longtemps soutenir l’épreuve à laquelle ils étaient soumis ? Il faut dire, mon champ de vision était si étréci et quoique m’étant hissé sur une chaise, la perspective que m’offrait la tabatière débordant à peine du toit, infligeait à mes yeux l’image d’un paysage tronqué, pareil à ces décors en trompe-l’œil d’un théâtre de chambre. Tout au plus s’agissait-il d’une réalité fragmentée, laquelle, chacun le sait, ouvre tout grand les portes de l’imaginaire et des fantasmes qui en sont les habituelles fascinations. Cependant, afin de rétablir en moi quelque sérénité et créer les conditions d’une vision plus apaisée, sinon exacte des choses, j’avais regagné ma table de travail dans ce galetas éclairé d’un jour sévère. Pour mon séjour à C., je n’avais guère trouvé à me loger que dans cette sorte de mansarde, certes poétique et rêveuse, mais refermée sur l’habituel spectacle du monde.
Chaque jour qui passait me voyait penché sur le clavier de ma machine, gravant dans le papier, à coups répétés de fins caractères, une histoire qui semblait plutôt dépendre d’un simple hasard que d’une volonté qui aurait été mienne, soutenue par la nécessité de quelque raison. Comme au sein d’un somptueux mystère, les mots se déposaient sur la page blanche un peu à la façon dont un grésil voltige dans le blizzard ne sachant ni le lieu de sa provenance, ni celui de son étonnant périple, pas plus que de sa fin, sans doute une chute dans quelque ornière vêtue de rien. Autrement dit mon existence, ici, sous les toits emplis de brume, ressemblait davantage aux rivages incertains d’un songe qu’à l’accomplissement d’une tâche inscrite dans le chiffre impérieux du destin. Je dois avouer, j’aimais cette manière de subtil flottement, entre deux airs, entre deux eaux, ne sachant, à vrai dire, quelle terre recevrait l’empreinte de mes pas et si même, un jour improbable, il m’était donné de fouler cette argile dont mes pieds ne conservaient même plus le souvenir, juste une lointaine saveur perdue dans l’antique corridor de la mémoire.
Mais que je vous dise, vous l’Enigmatique, vous l’Etrangère, vous la Mystérieuse, je crois bien que je commence à cerner vos traits, à deviner vos manigances, à saisir les desseins que vous poursuivez tout en feignant de paraître cette Touriste égarée attendant sur le quai de quelque gare le train qui la conduira en direction de son curieux et complexe futur. Mais, bien plutôt que de développer un discours allusif, elliptique, laissez-moi donc vous dire qui vous êtes, comment votre présence s’adresse à moi sur un mode que je pourrais qualifier de « fantastique », tant votre conduite tutoie le bizarre, l’inconséquent, le paradoxal. Voyez bien ceci : je suis assis derrière la table qui supporte ma machine à écrire, un cercle de lumière nappe les feuilles couleur de neige, les feuilles semées de fins signes noirs, tels des insectes portant dans leur logis les brindilles amassées. Parfois ma vue se trouble-t-elle de fixer ces minces errances, ces bribes de mots qui dessinent une curieuse Tour de Babel typographique.
Maintenant, dans une manière de déplacement subreptice, à peine la translation d’une lame d’air dans le silence d’un corridor, vous voici derrière moi, je sens la vibration de votre corps, je devine la froideur de votre haleine, je perçois le moindre de vos mouvements, à la façon dont l’araignée est alertée de la présence d’un insecte pris dans les mailles de sa toile. Alors que je venais tout juste de taper, sur ma Remington, la phrase suivante :
« Magda, au faîte de sa jouissance, exaltée du plein et beau sentiment d’exister, lissait sa peau souple du plat de sa main soyeuse, s’étirait longuement dans le jour qui naissait, trouvait mille raisons de se réjouir de qui elle était, de vivre intensément chaque instant qui passait, de transformer toute chose, fût-elle infime, en un événement hors du commun qui, désormais, métamorphoserait sa vie en un pur éclat, soleil d’une gemme dans la nuit du monde ».
Alors donc que je m’apprêtais à inscrire quelque autre sentiment d’exaltation et de bonheur simple éprouvés par mon Héroïne, je te vis approcher, vêtue de cette sombre robe à carreaux verts et noirs, on aurait dit un vitrail ancien, je te vis encore poser tes mains jaunes aux longs doigts, des serres pareilles à celles des rapaces de haut vol, les ongles peints de rouge rubis, éclats de sang dans la pénombre de ma « garçonnière », poser tes doigts sur mes poignets afin d’en immobiliser la course, je ne pouvais plus frapper quelque signe que ce soit, je vis le compas de tes jambes s’ouvrir grandement, enserrer le contour de ma taille, ta robe s’écartant, j’apercevais la broussaille de ton sexe, j’y devinais tes lèvres humides et désirantes - Magda était bien loin, perdue dans sa mer de signes -, je vis l’antre de ton plaisir pris de sombres et étranges convulsions, tu ne disais mot, tes gestes suffisaient à te décrire telle celle que tu étais, cette Ombre habitant le clair-obscur des choses, peut-être leur unique émanation, à peine une vibration à l’entour du silence, je te vis saisissant ce verre d’absinthe jaune, couleur de soufre, je te vis y tremper le double arc de tes lèvres - était-il mauve, ou bien n’était-ce qu’un reflet, la teinte d’une éternelle affliction ? -, je te vis boire longuement ton breuvage, m’invitant à imiter ta libation, je vis, sur ma table transformée en guéridon pareil à une chair épanouie, un étui à cigarettes ouvert que jouxtait une boîte d’allumettes, tu saisis entre les brindilles raides de tes doigts une longue « Bridge » au filtre de liège que tu allumas, tirant de son tabac odorant de souples volutes de fumée, nous fumions alternativement et mes lèvres rejoignaient les tiennes, au travers de l’empreinte de ton rouge posé sur le mince cylindre de papier, je te vis entière ou presque, je vis le gouffre béant de ton sexe, tumeur arachnide, peut-être Damon Diadema au corps plat et triangulaire, peut-être Argiope Bruennichi à l’abdomen rayé de jaune et de noir, je te vis dans l’entièreté de ta monstruosité, incapable de faire le moindre geste pour me soustraire à ta gluante emprise.
Je pensais à Magda, à l’une de ses répliques les plus « brillantes » dans le livre que j’écrivais : « Les femmes te tueront, ce sera le prix de ta fascination pour les Veuves Noires ».
En effet, mon Héros de papier était dans une quête permanente, quasi-obsessionnelle de ces femmes d’âge mûr, mais encore pleines de charmes, pleines d’attraits, ces femmes d’expérience qui font de leur sombre désir un violon d’Ingres, de leur rubescent plaisir une manière d’œuvre d’art. Boris, en effet, hantait les salles glauques des casinos où ces Belles jouaient à la roulette, comme elles jouaient leurs propres vies, misant tout sur le Rouge (l’Amour) ou bien le Noir (la Mort) car ces « Belles de nuit » étaient à la recherche d’un absolu qui les comblât, ce à quoi n’avaient pu les conduire leurs défunts maris. Plus d’une avait été soupçonnée, soit d’avoir fait ingurgiter une boisson léthale à son ancien compagnon, soit de l’avoir précipité dans le vide, lorsque, tel « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », distrait du monde et des choses, il devenait soudain si facile, à l’aune d’une simple impulsion de l’index, de le conduire à trépas. Invariablement toutes les enquêtes avaient conclu à des empoisonnements volontaires des victimes, un suicide donc, ou à un vertige fatal qui aurait attiré sa proie, car en plus d’un vice fiché au plein du corps, ces Aventurières étaient douées d’une intelligence hors du commun.
Cette faculté tout entière, elles la destinaient à l’accomplissement de leur vice qui, somme toute, n’était que l’envers de leur vertu, de leur piété car, il n’était nullement rare qu’au détour de quelque forfait sanglant, ces Pieuses Destinées n’allassent prier dans quelque église ou sanctuaire à l’ombre desquels elles faisaient pénitence, leur acte de contrition le plus habituel consistant, dans le silence du lieu, à boire de longues rasades de Chartreuse ou bien à feuilleter quelque revue coquine où elles prélevaient les détails scénographiques dont elles s’inspireraient afin d’honorer dignement leu prochain martyr.
Je te vis, mais te voyais-je encore, seulement le tour bleu de tes lèvres qui ressemblait étrangement aux plis ourlés de ta vulve, je te vis donc habitée d’un sourire qui en disait long sur la qualité de ta pulpeuse jouissance, tes chairs s’animaient d’étranges convulsions, ton regard de braise me touchait en plein cœur, je me débattais dans ton antre libidineux mais plus je m’agitais, plus je sombrais en de ténébreuses conques abyssales. Il y avait comme de curieux et doucereux flagelles qui butinaient mon corps, parfois je sentais la succion insistance d’une ventouse, parfois l’enroulement, autour de mon sexe, de filaments que j’imaginais être ceux d’une maléfique hydre commise à ma fin. J’avais beau me débattre, essayer de crier, les sons de ma voix, comme dans les mauvais rêves, éclataient sur mes lèvres telles de risibles bulles crevant l’eau lourde des marais.
Oh, oui, alors, ma Geôlière devait bien s’amuser, se repaître de mon désarroi, jouir pleinement de la puissance terrible qu’elle déployait à mon encontre. Je me savais en sursis, mais, comme tout condamné à mort, tant que ma tête reposait sur le billot, qu’elle n’était pas tranchée, j’espérais quelque miracle qui m’ôterait des griffes de mon bourreau. Conservant encore un brin de lucidité, je me demandais pourquoi « bourreau » était du genre masculin. En l’occurrence le féminin remplissait son office à merveille. Je m’enfonçais doucement dans la grotte primitive, éprouvais des sensations évidemment inverses à celles ressenties par un nouveau-né. Je retournais à un lieu originel qui, peut-être, me dirait son mystère. Ce serait la contrepartie des douleurs qui m’étaient infligées.
Bien près de disparaître de la surface du monde et des choses, dans un ultime élan d’énergie, pensant sauver ma peau du désastre, je m’entendis articuler haut et distinctement cette tragique supplique :
« Magda, je t’en prie, tire-moi donc de ce mauvais pas. Je te le rendrai au centuple ».
Au-dessus du gouffre qui me retenait prisonnier, le visage hilare de Magda m’apparut, armé d’un sourire grinçant :
« Boris, je te l’avais toujours dit que les femmes te perdraient. C’est bien toi, écrivain indigent qui m’as métamorphosée en Veuve Noire, le seul destin que tu aies remis entre mes mains tel le plus précieux des dons. Boris, ta fin est venue avant même que tu ne mettes un point final à ton roman. Le titre que tu cherchais vainement, le long de tes nuits blanches, le voici, je te l’offre en guise de viatique : « Douce sera ma mort ». Oui, Boris, tu as joué, tu as perdu ! Je fleurirai ta tombe au Père Lachaise. Un bouquet d’immortelles, Boris. D’immortelles, m’entends-tu ? »