Œuvre : Barbara Kroll
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Sais-tu le prix d’un égarement ?
Sais-tu le prix d’une douleur
quand le monde n’offre
nul point fixe ?
Une seule fois
il m’a été donné
de te voir.
Une seule fois
et ton écharde est là
qui saigne
au creux de ma chair.
Non, jamais je ne l’ôterai,
ce serait me condamner
deux fois.
Plutôt périr que de renoncer
à toi,
à cette vibrante image
qui vacille au loin
et brûle mes yeux
d’une longue cécité.
Un horizon de cendre,
un ciel de suie
et pourtant je demeure
et pourtant l’espoir, en moi,
fait son bruit de luciole.
Tu ne me connais pas.
Comment d’ailleurs
pourrais-tu me connaître,
toi qui marchais
dans l’avenue du jour,
moi qui n’étais
que ton ombre,
à peine le feu d’un galet
sur le parvis d’une grève.
Je n’avais guère
plus d’épaisseur
qu’une joie
et pourtant
je me sentais habité.
Habité de toi,
de ta souplesse féline,
du vert dont tes yeux
devaient être teintés,
de l’ébruitement
de tes hanches,
cette fascination à jamais.
L’heure était venue
d’une saison printanière.
Les arbres chantaient
du geste des oiseaux.
Le pollen poudrait l’air de cuivre.
Les étamines s’ouvraient
sous la douce complainte
des âmes.
Oui, des âmes,
on ne voyait plus des corps
mais leur simple forme éthérée,
leur balancement
dans des ondes de lumière.
Tes escarpins,
sur le trottoir de ciment,
battaient la mesure
que mon cœur reprenait
en silence.
Nous étions
deux au monde.
Non, j’étais seul
mais je te portais en moi
comme le rameau la feuille.
Nul espace ne nous séparait.
Vois-tu j’étais une manière
de passager clandestin,
d’hôte discret
dont les convives
n’aperçoivent nullement
la présence.
Au demeurant je n’aurais pu
m’élever de moi,
figurer au monde
avec la sotte prétention
des curieux.
Je me voulais captif,
semblable à ces nacelles
qui volent haut,
qu’un fil retient
sur la terre des hommes.
Plus d’un aurait songé
à rompre le lien,
à s’évader,
à voguer
sur de blanches caravelles.
Mais moi, non,
je ne voulais nul exil,
je me voulais ton esclave
en quelque sorte,
aimanté par ton regard,
fasciné par ce corps
que j’imaginais de jade,
un genre de vert sombre,
de tache de prairie
parmi le suspens de l’heure.
De ton corps,
de tes seins,
de ton ventre,
de ton pubis
je voulais être
le berger,
le gardien perché
tout en haut
de son sémaphore.
Certes nul ne m’aurait connu
mais j’aurais connu la félicité
au prix de mon étrange aliénation.
Ne pas être libre
afin d’être libre,
tel était mon souhait
le plus ardent.
A quoi donc m’aurait servi
la liberté
si ton image s’en était absentée ?
Rien n’est plus éprouvant
que cette fausse autonomie
que l’on traîne après soi
comme une malédiction.
Au jour où j’écris ceci,
depuis la modeste chambre
où le Destin a pris la couleur du deuil,
ne demeure en moi
qu’une braise,
mais un feu
qui renonce à s’éteindre.
Ta présence,
je l’ai cherchée partout,
au creux des sources,
sur l’épaule des vents,
à l’ombre des arbres séculaires,
dans la fumée âcre des tavernes,
dans la brûlure d’alcools vénéneux.
Je l’ai cherchée en vain
sur l’épaule d’autres femmes,
mais jamais,
tu n’es réapparue,
Déesse habitée de clarté
que la rue saluait.
Que me reste-t-il alors
qu’une capricieuse mémoire,
qu’une imagination distraite,
qu’une espérance usée
tel un vieux tissu ?
Mais peut-être
est-ce mieux ainsi ?
Je me nourris
de ma propre indigence,
mon univers est empli
d’étoiles filantes,
de queues de météore
qui raient l’espace,
de bruits cosmiques
soudés de vertige.
Ils me disent mon esseulement,
ils entonnent ma tristesse,
ils font se lever le blizzard
de ma mélancolie.
Mais, au moins je possède
quelque chose
et mes mains happent le vide
et retournent à moi
avec cet air de nostalgie
qu’ont les arbres
en leur dépouillement
d’automne.
De moi, à ton corps défendant,
puisque tu ne me connais pas,
tu as fait un territoire sans nom,
tu as prononcé mon repli,
tu m’as déposé sur un mont
d’où rien n’est visible
que de vastes plaines désertes
semées de la laine
de lointains troupeaux.
Comme ces hauts plateaux
du Tibet
usés par le vent,
quelques yacks
au pelage hirsute
y broutent une herbe rare,
des yourtes grises
fument dans le grésil,
des femmes barattent le beurre,
des enfants jouent
de poupées de chiffon.
De moi tu as fait
un nomade,
un homme sans terre,
un réfugié au cœur du rien.
Comment te dire merci,
toi l’Inconnue,
pour le don précieux
de ton absence ?
Il se dilate en moi,
il amarre ma conscience
à des filets de brume,
il fait sa voix en sourdine
qui ne me quitte plus,
qui ne me quitte plus.
Ainsi s’annonce
mon éternité.
Pourrais-je y renoncer ?