Ma maison n’a de luxe que celui que la nature lui accorde, c'est-à-dire la simplicité même. A quoi donc lui servirait-il d’être sophistiquée, de faire un concours de beauté ? En elle-même elle est sa propre justification. Elle vit de sa vie de pierre, de sa vie de tuiles et ne rend des comptes qu’au soleil, à la pluie, au passage du vent qui vient, selon les jours, de la mer ou bien de la terre. Comment la décrire, elle la modeste qui rougirait à la seule idée de s’exposer en public, de montrer ses charmes ? Tout ceci est si discret, si intime. Toujours une maison a besoin de repos, de recueil en soi, c’est sa nature de maison, c’est son rôle d’abri que d’offrir une manière de cocon et d’y demeurer aussi longtemps que la foudre ne l’a pas atteinte, que la coulée de boue ne l’a emportée au loin de ses fondations. Toute maison a une assise, s’y tient, toute maison plonge ses racines au plein de la glaise, ce sont les amarres au gré desquelles elle affirme sa sédentarité, sa fidélité au sol qui l’accueille. Elle est tout le contraire de la tente de nomade, de la yourte que l’on monte et démonte selon le rythme des troupeaux et de leurs pâtures. Elle n’aime rien tant que reconnaître ses orients et donner à chacun la part qui lui revient.
Au nord, ma maison regarde le village de pierres dorées, les plateaux qui se dressent contre le vent, les herbes jaunes où paissent les troupeaux de chèvres et de moutons. A l’est elle regarde les forêts de résineux qui sont encore dans l’ombre bleue d’avant le plein jour, bientôt le soleil en décolorera les crêtes et l’on croira avoir affaire à un océan vert agitant lentement ses vagues. A l’ouest elle cherche à percevoir, sur l’étendue sans fin de la garrigue, les projections des graminées lorsque le crépuscule les touche de ses belles teintes vermeil. Au sud ce sont les terrasses plantées de vieux oliviers aux troncs torses, le lit d’un ruisseau à sec, des sauterelles aux ailes rouges y bondissent incessamment, comme montées sur de fins ressorts.
Ma maison ne dit rien, ne profère rien. Cependant parfois sa charpente craque comme si elle s’étirait, parfois ce sont les tuiles qui chantent sous l’insistante caresse du soleil ou bien susurrent sous la douce onction de la pluie. Ma maison ne demande rien, si ce n’est d’être maison, d’ouvrir ses yeux le jour, sur le paysage dont elle est un fragment, de les fermer la nuit afin que mon sommeil assuré, elle puisse se livrer au sien. Oui, une maison dort comme vous et moi, une maison respire, une maison rêve, j’en entends parfois quelques mots, quelques soupirs qui se perdent dans le tumulte des étoiles. Ma maison est locale, elle vit de ce chemin qui monte vers une cour de poussière où viennent jouer des enfants insoucieux. Elle vit de cette haie proche qui abrite les merles noirs, les gros-becs à la couleur de feuille morte, parfois les huppes qui pupulent puis s’envolent dans une chorégraphie en noir et blanc dès que quelqu’un approche.
Ses pierres, elle les tient d’une carrière voisine. Ses bois viennent en droite ligne de ces pins distants d’à peine quelques centaines de mètres, ils font un cercle joyeux tout autour d’une lumineuse clairière. Ses tuiles ont été façonnées à la main dans la dernière tuilerie qui subsiste et exploite une carrière d’argile que ne visitent guère que les renards et les mulots. Ma maison est en plein ciel parce qu’elle est libre, parce qu’elle respire cet air qui est le sien, qu’elle reconnaît le large horizon, là-bas, qu’elle aperçoit le grand lac aux eaux bleues, les collines de terre rouge creusées de profonds sillons, une haute terre coiffée d’arbres, le vol allongé du héron cendré, celui erratique des martinets, leurs faucilles partagent le ciel, y laissent d’invisibles traces que la nuit reprendra en son sein.
Ma maison est en pleine terre, c’est sans doute la vérité la plus exacte dont elle puisse témoigner. Parfois, en songe, je me plais à imaginer le monde secret sur lequel elle repose. Je descends par un sombre escalier en colimaçon, précédé du cercle blanc de ma lampe. Des roches humides qui suintent, quelques mousses étoilées y sont visibles. Des marches taillées à même le roc, elles luisent tels des visages sculptés dans le bois d’ébène. Des entrelacs de racines blanches, des tapis de rhizomes, fins cheveux qui me frôlent puis retrouvent leur immobile silence. Un bruit d’eau, une façon de clapotis, une lumière cristalline, le rond d’une mare d’eau, un plafond armorié de stalactites, des draperies translucides. Oui, ma maison est bien terrestre, soudée au ventre de la terre, elle en est un genre de concrétion.
Ma maison est de modeste dimension. Mais à quoi me servirait donc un palais aux mille pièces, pourrais-je y vivre simultanément dans mille espaces à la fois ? Ma maison a un seul étage. En haut, un petit cabinet de toilette, sa fenêtre donne sur le chemin qui descend vers les champs semés de cailloux, tapissés d’herbe. Puis ma chambre avec un minuscule balcon. Il me suffit. J’y passe parfois de longues minutes à observer la découpe bistre des collines, le lac gris-vert des oliviers, l’empreinte noire de quelque faucon en chasse. Ma table de travail est légèrement en retrait de la fenêtre, je ne dois nullement me laisser distraire lorsque j’écris. Les murs sont tapissés de livres, si bien que l’on n’aperçoit leur surface blanche, crayeuse telle une falaise, que par endroits. Quand je travaille, il n’est pas rare que je pose, sur le lit proche, mes notes manuscrites et un ou plusieurs ouvrages que je consulte pour un article en cours. Le silence est souverain, ici, sauf la cymbalisation continue des cigales en été. Mais j’y suis habitué et leur bruit cesserait, je crois qu’il me manquerait.
Au rez-de-chaussée, une seule pièce unique, de modeste dimension. Tout est badigeonné à la chaux. Un coin-cuisine séparé du salon par un buffet rustique en noyer, à la belle teinte blonde. Une cheminée d’angle dans laquelle, à la mauvaise saison, des bois d’olivier brûlent en dégageant une bonne odeur. Deux portes dont l’une donne à l’est, l’autre vers le sud. L’hiver, le soleil découpe, sur les tomettes rouges, un franc rectangle de lumière qui réchauffe la pièce. L’été, la porte semi-tirée laisse passer assez de jour et l’ombre, au fond, distille une douce fraîcheur. C’est l’heure rêvée, l’heure méridienne où tout dort sous le soleil, l’heure où nul ne passe et la pendule égrène ses minutes, pareilles au bruit de gouttes qui sombreraient dans la gorge d’un puits. Une seconde en appelle une autre, qu’une encore suit de sa belle impatience. Ainsi fuit le temps au-devant de lui dans une souveraine confiance. Rien ne pourrait venir troubler ce lieu abrité du monde, ce lieu de doux voyage à l’intérieur de soi. Dans le salon qui flotte entre deux eaux, celle de l’aube, celle du crépuscule, je me consacre à la lecture de mes chers livres, quelques anciens romans parfois sortis d’une étagère poussiéreuse et, surtout, de la philosophie, elle me tient éveillé et me tire à elle pour y trouver de substantielles nourritures. Lorsque l’heure a tourné, qu’elle vire au parme, que ni les oiseaux ne volent plus, ni les moustiques n’attaqueront, je m’installe dans la cour étroite clôturée de murs supportant un grillage et je poursuis ma lecture jusqu’à la limite du jour, à l’entrée de la nuit.
Cette nuit qui tangue et m’appelle à la joie immédiate du repos. Je m’allonge sur mon lit, sur le dos, légèrement tourné vers la porte-fenêtre. La lune est en plein ciel. Elle fait sa large étoile blanche, écumeuse. Elle court parmi le peuple de la Voie Lactée, elle efface quelques constellations qui dérivent au loin et se perdent dans l’inaccessible cosmos. Sur les murs blancs, je suis la lente giration de la Terre, le bal des comètes, le passage, parfois, d’un oiseau nocturne, peut-être une dame blanche entreprenant son voyage hésitant. C’est l’heure sans heure qui précède l’aube. Ma maison est calme. Je suis en son centre comme elle m’habite totalement. Nous sommes une seule et même réalité. Je vis par elle qui vis par moi. Je ne suis moi que par elle, elle n’est elle que par moi. Dans la nuit qui déplie lentement ses flux, nous flottons tous les deux, attirés par un unique destin.
Nous allons loin et ma maison ne le sait pas, mais je radiographie son âme, je connais toutes ses inclinations, je pénètre toutes ses affinités, je me loge au creux le plus secret de sa mémoire. Nous sommes de vieux amis qui naviguons de concert. Où elle va, je vais. Où je vais, elle vient du fond même de son immobilité, elle me suit en songe et m’appelle, me hèle à la belle fête de la rencontre, de l’échange, des émotions ressenties en commun. Nous sommes un couple, ma maison et moi. Un couple avec ses humeurs parfois sombres, avec ses moments de plénitude, ses confidences, là, au coin de l’âtre lorsque la bise souffle et que l’hiver serre les murs de ses mains de neige. Jamais nous ne nous séparons longtemps. Vite, je la sens loin de moi. Son absence crée un vide, une manière de néant qui fait son sillage d’ombre et qui m’égare en plein ciel, mais un ciel d’encre qui n’écrit plus rien que des mots sans signification.
Lorsque je pars en voyage, beaucoup me disent qu’ils la trouvent triste, que ses volets fermés sont comme une longue plainte qui ne trouverait nulle oreille où verser sa peine. Voyez-vous, une maison, une vraie, une qui a planté sa racine en vous, vous ne pouvez plus vivre loin d’elle pour la simple raison que vous devenez orphelin et qu’il n’est jamais bon de se trouver seul sur terre, sans abri, ni ami. Je crois que, plus jeune, j’étais un nomade avide de découvrir des pays, de visiter des villes aux noms qui chantent, de voir des pics enneigés, des îles entourées d’eaux turquoise, des steppes battues par les vents, des vallées semées d’eaux claires. Maintenant, mes livres et moi, mon écriture et moi, ma maison et moi, nous ne sommes heureux que rassemblés. Pouvez-vous comprendre ceci, vous les infatigables qui parcourez les vastes horizons, pouvez-vous ? Avez-vous une maison, au moins, pour vous réconforter de retour au pays ?