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17 mai 2020 7 17 /05 /mai /2020 08:05
Claire exténuation du jour

« Croquis »

Barbara Kroll

 

***

 

   Pourquoi faut-il que les choses soient si peu venues à elles, à peine irisation du jour sur la joue de l’Amante. Pourquoi ? L’aube est encore en son pli et nul bruit ne parcourt les rives de la terre si ce n’est le lourd sommeil des océans, la fuite venteuse et aérienne sur la courbe d’un nuage, l’exhalaison, loin, là-bas, de passions éteintes avant que d’être consommées. On est posés sur sa couche, pareils à deux taches d’ennui qui auraient trouvé le lieu de leur éternel repos. Eternel ? Oui, sans doute, car rien ne saurait paraître que la lame d’une angoisse sans horizon, sans autre perspective que ses hypothèses avortées, ses raisonnements à vide.

    Au travers des persiennes, un peu de lumière coule dans la pièce. Mais est-ce vraiment une pièce ? Le lieu d’un recueil, d’abritement de l’essence humaine ? Une clarté de résine longue à venir, longue à mourir. On est allongés sur sa couche de hasard. On respire à peine. On ne veut rien déranger, ni de soi, ni du monde. On ne veut même pas se connaître car savoir sur soi serait pire que cette ignorance plénière qui nous reconduit à la mutité de la pierre, à la longue patience du végétal. On serait des lianes, des sortes de volubilis échoués à la périphérie de soi, des ombelles rayonnant à même leur propre lassitude. Sur le tapis rose de la chambre, dans l’indifférence cruelle d’un clair-obscur, on est deux présences dans l’oubli d’elles-mêmes.

    Savez-vous, vraiment, ce qu’est un sentiment de totale vacuité ? Ce glissement à jamais, ce néant privé de bords, cette chute dans le gouffre étroit d’un puits, une lentille d’eau brille dans l’étrange, elle nous attire, nous fascine et ne cherchons nullement à lui échapper. Cette mince feuille d’eau est si semblable à la dérive de nos existences. Une face brillante, mais lointaine, mais mystérieuse, une face d’ombre dense qui dit notre revers, la généreuse Mort en cette flaque anonyme, elle guette, elle attend sa proie.

   Vous les Vivants - ou qui croyez l’être -, ne cherchez pas à nous sauver, nous aurions trop de mal à être, à ouvrir les yeux, à marcher sur la lourde boule de glaise, à rencontrer nos commensaux, ces spectres, ces fuyantes esquisses glissant dans l’inconsistance de leur condition. Car, savez-vous, rien n’est plus dangereux que de se croire vivants. Le croit-on et c’est alors une kyrielle de gestes qui se ruent dans la première immanence venue, clouant les vertus au pilori, faisant l’éloge des vices les plus pleins et les plus délicieux. Nous, les Absents, nous les Erratiques figures sommes à l’abri de telles avanies au simple motif que nos consciences sont si minces, si éphémères que ne s’y impriment guère que les passages du noroît et les arabesques d’argent des libellules, ces demoiselles que nous essayons de saisir mais qui se jouent de nous puisque, aussi bien, à leurs yeux, nous n’avons guère plus de réalité que la brume se dissipant au-dessus des marais.

   Mais notre existence fût-elle aussi mince que le prétexte d’amour entre deux brûlantes étreintes, fût-elle identique au poids léger d’un souvenir ancien, eût-elle le mérite de s’élever dans l’azur, flamme abritée dans sa cage de verre, nous ne serions même pas assurés de notre nature, tellement nos chairs se dissolvent au contact de l’air, résistent à toute tentative de les faire surgir du mutisme qui en tapisse les invisibles parois. Nous sommes pareils à ces papiers huilés des maisons de thé, membranes translucides que personne ne voit, pas même le sage en méditation qui y cherche abri. Nous aimerions tant que l’on nous dise l’énigme dont nos corps sont tissés, nos yeux abreuvés jusqu’à la cécité, nos oreilles assourdies de n’entendre que les cataractes de silence chutant le long de nos membres, les métamorphosant en de pesantes stalactites. 

   Quelqu’un venu de loin, au-delà des horizons herbeux des steppes, au-delà du moutonnement des dunes, au-delà des mers aux ventres écumeux de houle, quelqu’un a prétendu que nous n’étions que deux silhouettes d’aquarelle posées sur un papier blanc. Autrement dit nous serions un début d’histoire, les premiers mots d’une fiction. Ainsi, je figurerais un homme allongé, appuyé sur son coude, regardant dormir ou bien se reposer sa compagne posée sur le même espace du lit. Cependant, cette anecdote fût-elle empreinte de vérité, je ne peux me saisir moi-même car je ne possède nul visage, pas plus que mon soi-disant écho n’est à même de me regarder, de m’entendre. Nulle bouche, nul regard, seulement un chiffre sans valeur abandonné là, dans cette étrange feuillure du rien.

   Si je suis bien un croquis, et combien déjà, s’il s’agit de ceci, un don de présence m’est fait qui est inestimable, la question que je formule est celle-ci : que sera donc mon futur, en aurais-je au moins un, connaîtrais-je ma forme accomplie qui dira mon sens d’homme ici, en ce lieu, en ce temps ? Avez-vous au moins songé que l’homme, la femme, vous qui lisez et regardez les amples mouvements du monde, son immarcescible carrousel, avez-vous au moins, fût-ce à titre infinitésimal, la sensation d’être ?

    Et quel cogito donc vous assurera que votre vie est fondée en raison, que vous pouvez en fournir une explication, apporter des preuves, déduire d’un faisceau de causes et de conséquences l’invariabilité de qui vous êtes, tracer les coordonnées de votre propre fondement ? Non, certes non, tout comme nous, vous êtes trop vaporeux, trop remis à votre peine immédiate. Touchez donc du gras de votre pouce la partie du corps qu’il vous plaira d’inventorier et vous ne ferez que vous enliser dans le sable tiède des incertitudes. Car vous n’avez nulle consistance et vous savez bien que la fameuse conscience intentionnelle que l’on vous prête est pure fable qui glisse tout contre l’horizon du monde.

   Comment, du reste, pourriez-vous avoir une volonté, des désirs, comment pourriez-vous ourdir quelque projet, dresser la carte du Tendre de vos sentiments, faire rougeoyer la braise de votre sexe, tout ceci n’est qu’illusion au large de vos yeux et vous ne happez jamais du haut de votre insatiable curiosité que quelques flocons de présence, que quelques traces de grésil qui fondent dans l’hiver qui étreint votre chétive silhouette. Quel paradoxe, tout de même, se prétendre existant alors même que la paramécie, au fond de son bouillon de culture, n’oserait.

   Vous sentez bien que quelque chose cloche, que quelque chose dérape, qu’il n’y a nulle logique à votre vie, nul emboîtement qui vous rassurerait quant à vos pas, ici, sur ce que vous pensez être le site irremplaçable qui écrit l’endroit exact de votre topologie. Vous et les vôtres, venant si peu à l’être, n’êtes qu’une articulation qui fonctionne à vide, condyle ne trouvant nullement son glénoïde, ce logement dont vous attendiez qu’il vous rassurât, image, en quelque sorte, du contenu et du contenant logée au sein même de l’acte sexuel. Vous pensiez vous sauver, croître et embellir à l’aune de ce geste immémorialement répété, cette manière de sinusoïde sans fin ni repos, dont vous attendiez que la génération vous sauvât du désastre. Mais sachez que vous ne vous sauverez jamais, que le néant qui vous traverse vous ruine de l’intérieur, que votre peau n’est qu’une outre gonflée de vide, que vos soi-disant paroles sont de laine, que nul n’entend, que nul écho ne saurait faire rebondir, lui donnant un sens que vous espériez, ne sachant pas l’horizon illimité de votre vacuité, de votre perte. C’est un aven infini qui ouvre sa gueule noire et vous reconduit à la nuit que vous n’avez jamais quittée.

   Oui, je sais, vous arguerez qu’un savoir venu vous visiter des confins d’outre-tombe, vous auréolant d’une gloire certaine, vous autorise à nous toiser de haut, nous pauvres esquisses abandonnés dans le gris et rose du lavis, en attente de paraître, peut-être ne naissant jamais au-delà de cette supercherie, de cette ombre dont nous témoignons, de ce simulacre de chair que nous tendons faiblement, juste une flamme dans le courant d’air d’une crypte, que le premier vent mouchera comme le bedeau souffle le feu d’une chandelle dans le silence gris d’une sacristie.

   Mais vous feriez mieux de vous observer dans le tain d’un miroir. Un qui dit vrai, ne ment jamais. Mais qu’y verrez-vous donc d’autre qu’une image de nulle consistance identique à la nôtre ? Jusqu’ici, vous vous pensiez telle une icône devant recevoir toutes les oboles du monde, telle l’idole aux pieds de laquelle vos admirateurs se prosterneraient, tel un acteur de grande renommée paradant devant son public conquis. Eh bien, je vous l’accorde, vous tombez de haut, pire sans doute que ce tragique Icare, vous n’avez plus ni ailes, ni rémiges et votre corps de plomb ne tardera guère à creuser le sol d’un vaste trou semblable à ceux des météorites venues du plus loin cosmos.

    Ma compagne et moi, certes êtres de papier, mais doués d’une belle éducation malgré cela, viendrons à votre sépulture. Sur votre tombe en forme de cratère, nous déposerons quelques fleurs des champs, rien que des simples et des modestes. Sur une croix de branche nous graverons votre épitaphe à la seule force de notre regard :

 

« Tels sont morts qui avaient cru vivre ».

 

   Nous porterons un toast à votre santé définitivement compromise. Nous reviendrons habiter humblement ce lieu sans lieu, cet espace sans espace, ce temps sans temps qui est le nôtre que, cependant, nous n’échangerions pour rien au monde, surtout pas pour ce théâtre d’ombre que vous avez habité votre vie durant, occupant seulement le trou du Souffleur, alors que vous vous preniez pour des Acteurs et des Actrices au destin fabuleux, pour des Immortels en quelque sorte. Que le Néant dont vous n’êtes jamais sortis recueille vos suppliques muettes. Vous ne méritez que l’oubli, vous vaniteuses figures, vous êtres de rien qui vous êtes crus plus grands que le Ciel et la Terre réunis. Sans doute avez-vous pêché par omission. Comment aurait-il pu en être autrement, vous étiez omission parmi la désolation du vaste monde ! Oui, du vaste monde. Sur vous, nous avons un avantage définitif :

 

Nous savons qu’il N’EXISTE PAS !

 

 

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