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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:08
Au plus près de soi

« Rivage atlantique »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « L'atmosphère, ici, était d'une qualité équivalente (...). Jusqu'à cette moiteur de l'air, cette pureté du silence qu'il est impossible de trouver ailleurs que dans un couvent. »

 

                                      Georges Simenon - « Les vacances de Maigret »

 

*

 

   « Rivage atlantique », peut-être faut-il l’aborder au travers de cette citation de Simenon, l’accentuant, la lestant du poids si léger de la pureté. Puis redoubler cette manière d’apesanteur du luxe inouï du silence. Comme si l’une, la pureté, ne pouvait appeler que le silence, comme si l’autre, le silence devait s’envisager, uniquement, sous la figure de la pureté. Osmose des choses entre elles, fusion du beau en un seul et même endroit du monde afin de dire ce qui, ici, dans cette stance illisible de l’instant, devient l’essentiel, l’incontournable, le sens à l’infini réverbéré par le miroir de sa propre conscience. Dans cette expérience d’un minimalisme qui tutoie l’illimité, l’on devient transparent, invisible pour tout regard qui se mettrait en quête de notre propre silhouette, on perd jusqu’à son épaisseur, on est simple ligne confondue avec le fil de l’horizon, on est pâle rayon de soleil noyé dans sa mer de nuages, on est inapparence à la face de la terre, souffle d’un vent encore innommé, aube à peine levée dont nul pas ne pourrait tracer l’avancée sur la courbure inépuisable du réel.

   Alors, on s’est tellement allégé des soucis ordinaires, tellement abstrait de la sourde cantilène des villes, tellement éloigné des venelles agitées de mouvements multiples, que l’on vit dans une manière de délicieux vertige, on plie son corps dans la souple étoffe du songe, on s’enrubanne des flocons d’eau venus de l’océan, ces fines gouttelettes qui poudrent notre peau d’un baume si onctueux, on se croirait plongé dans un bain de jouvence au subtil parfum d’éternité. Voyez-vous, cette impression d’allègement me fait soudain penser à ces étonnants météores (Simenon ne parle-t-il de « couvent », dans sa belle évocation ?), donc ces météores de Thessalie, abritant tout en haut de leurs stalagmites de galets et de sable, ces « monastères suspendus au ciel », ces concrétions spirituelles dont on se demande si ce n’est notre faculté imaginaire qui en a tracé les contours.

   Et, par une immédiate association d’idée, je ne suis guère éloigné du Mont Olympe, de son sommet enneigé qui se découpe sur le bleu (la pureté ?) du ciel. Pur attirant le pur, silence appelant le silence. Genre de retraite ascétique où plus rien n’existe que la proximité de soi, où plus rien ne se dit que le corps du monde que rejoindrait le nôtre dans un geste d’ultime donation. Les dieux ne sont guère éloignés que rejoindrait notre propre mythologie personnelle. Les grands espaces océaniques, les étendues d’eau illimitées, lissées de vent, les hautes altitudes où glissent les longues caravanes d’air sont les portes au gré desquelles se connaître sans détour jusqu’en son fond le plus exact. Il n’y a plus de place pour la fuite, l’on est livré à l’entièreté de son être, conscience qui se regarde en tant que conscience.

    Mais, si l’on est devenu cet illisible signe, cette empreinte légère dans la trame d’un antique palimpseste, il ne faut nullement renoncer à décrire le réel, à le faire venir à l’horizon de nos yeux, le convoquer tout contre la conque de nos oreilles, le sentir frissonner sur la dalle attentive de notre peau. Réalité tout contre réalité. Du monde, la nôtre. Entre les deux, même pas la place d’un cheveu, le glissement d’une feuille d’eau, l’immatérielle présence d’un fin sentiment. Le ciel est infiniment levé dans sa parure d’ombre. Rien ne s’y dévoile que la mystérieuse vibration des ténèbres, faille à l’infini où se logent nos rêves. Une longue presqu’île de nuages cendrés flotte à mi-hauteur, médiatrice entre les hommes aux modestes destinées et les dieux immortels dont, parfois, l’éclair est la lumière, le tonnerre la sourde voix, la grêle la parole adressée aux Hésitants qui courbent l’échine sous le faix d’une existence devenue trop lourde, trop lente à se mouvoir, genre de toile percée en son centre de l’abîme d’une palpable tristesse.

   Une longue bande grise sous les nuages, elle est vision des hommes au sortir de leur torpeur nocturne, elle est espoir que la lumière vienne féconder leurs yeux, apporter l’amour, délivrer cette joie qui les fait tenir debout, parfois, en des manières d’étranges incantations, leurs mains se dressent vers l’azur pour en saisir quelques fragments dont ils pensent qu’ils sont habités d’esprit, traversés des ondes pulsatiles du bonheur. Inénarrable condition humaine qui confond, en un seul et même geste, symboles et réalités qui les portent, leur donnent essor !

   Pourtant les félicités terrestres sont si nombreuses que semblent dire, ici, cette belle et brillante dague de lumière, cette merveilleuse lame polie de clarté qui vient féconder le sable du rivage à la hauteur de son intelligence, de sa lucidité. Oui, la lumière est intelligente, lucide, elle qui fait briller nos yeux, elle qui nous révèle la profondeur du cosmos, la crête enneigée des montagnes, la grande bannière bleue de la mer, la hanche de l’Aimée à contre-jour de notre rubescent amour. Oui, belle est la lumière, elle est la vie en son plus beau déploiement. Et cette langue de sable ridée des attouchements subtils des flux et des reflux, ne nous dit-elle, en modulations graphiques, l’immémoriale geste humaine avec ses avancées et ses retraits, ses pleins et ses vides, ses célestes ascensions et ses terrestres chutes ? Notre vie même est cette constante dialectique, ce passage du noir au blanc, du blanc au noir qui se nomme ordinairement « actes du monde » dont nous tissons, jour après jour, le minutieux coutil. Il est la structure de notre être, il tend ses fils tout autour de nous à la façon d’un subtil cocon dont, habitude aidant, nous ne percevons même plus le luxe inouï de sa présence.

   Et cette première amorce de la dune - la dune ce joyau des rivages battus des vents, poncés d’eau -, cette plateforme si claire et si discrète à la fois, cette modestie qui pourtant part du socle de la terre et monte au plus haut du ciel, parfois sa douce forme féminine se confond, se fond dans la vaste matrice océanique de l’illimité. Etonnante unité du visible lorsqu’il s’ingénie à troubler notre vue, à jouer avec la plasticité de notre corps. A tel point que, parfois, pris de vertige sur l’épaule d’une dune, nous ne savons plus qui nous sommes vraiment, homme contemplant un paysage, paysage soi-même, chair de sable, d’air et d’eau dont la vastitude, pour un instant, nous donne cette étrange illusion de liberté, d’éternité. Et ces touffes de fins oyats, ils sont les antennes par où la matière respire et rejoint le dôme infini de l’espace. Ils bougent à peine sous la caresse du vent. Leurs multiples rhizomes connaissent tous les secrets des dunes, leurs galeries à l’infini où court le peuple du sable, les nœuds de la terre qui sont ses bourgeons, la lumière noire du sable plongé dans sa longue nuit, qui la métamorphose à petits pas, matière qui, bientôt pulvérulente, habillera les vents de cette belle teinte d’ivoire, de ce talc venu du ciel telle une énigme.

   Tout, ici, est de l’ordre de la confluence, tissé d’une souple et rassurante unité. Rien ne se disperse de soi. Rien ne fait fugue. Rien ne cherche l’en-dehors afin de rassurer l’en-dedans. Pour la simple raison qu’il n’y a ni dehors, ni dedans, comme l’on opposerait le sujet à un objet, l’esprit à la matière, le fini à l’infini, tout est en tout d’une seule pensée sans partage, sans distraction. Pour cette raison nous éprouvons un grand calme à être les Observateurs attentifs de ce qui a lieu devant nous. Avoir lieu veut dire trouver les assises les plus exactes de son être. Être en soi plus que soi. Être dans l’ultime qui rassemble et ôte toutes les fissures et les failles du monde. Plus de factualité ni de contingence puisque l’immobile, le donné pour sûr, la disposition immédiate des choses pour qui regarde, n’ont plus de justification à apporter, de légitimation à fournir. L’Amant, l’Amante que l’Amour unit en une seule forme indissociable ont-ils à chercher à l’entour d’eux-mêmes des raisons qui les expliqueraient, qui se poseraient comme d’indispensables déterminations à partir desquelles les rendre vraisemblables ? Non, dans cette heureuse dyade, tout se ressource à sa propre venue en présence, tout fait sens à l’intime même de l’événement.  Il y a un unique mot qui est central, tout le reste, tout le périphérique n’est que pur bavardage, fiction pour des regards non encore parvenus à maturité.

   La climatique romantique disait l’être du paysage aussi bien que celui de la passion sous l’égide du sublime. Certes, mais le sublime, par son illimitation, son immensité, écrase, broie ce qu’il porte en lui à la manière d’une mortelle ciguë qui appellerait le tragique bien plutôt que la joie naturellement attachée, par essence, à toute beauté. L’homme, en dernière instance, est victime du sublime, il n’en est nullement l’élu aux mains emplies de lumière. Il s’effondre sous la charge trop lourde. Il disparaît à même sa mortelle contemplation. A l’opposé, le paysage doux, unitaire, sans faille apparente, est doté de vertus balsamiques, émollientes, astringentes pour employer la rhétorique de la pharmacopée réparatrice. Peut-être ne sommes-nous que de fragiles plantes qui nécessitent des soins constants ? Il nous faut d’attentifs jardiniers penchés sur notre croissance, afin qu’isolés des atteintes du mal, qui ont pour nom « indifférence », « désaffection », « oubli », « nonchaloir », nous puissions connaître cette magique efflorescence au seul gré de laquelle quelque chose comme un cheminement ouvert sera possible. Oui, OUVERT ! Une Clairière ! « Cette pureté du silence » est à ce prix. Simplicité, bienveillance, sérénité ne veulent nullement dire abandon, désaffection de soi au prix d’un renoncement. Tout menhir n’est qu’un dolmen qui s’est redressé. Oui, redressé.

  

  

 

 

 

 

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