Léa Ciari
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D’où venons-nous ?
Où sommes-nous vraiment ?
Vers où notre hésitant chemin ?
Les choses sont si indistinctes
sur le dépoli de la mémoire,
si floues à l’horizon nu du monde.
Certes, nous avançons.
Certes nous progressons.
Mais comme les aveugles,
mains tendues vers l’avant,
paumes auscultant les failles d’air,
doigts crochetant quelque bribe infime du réel,
corps se frayant une impossible voie
dans la glu dense de l’exister.
Mais pourquoi donc n’existe-t-il
un Grand Livre de la Vie
dont nous pourrions feuilleter
les pages avec certitude ?
Combien, au lieu d’obscurs hiéroglyphes,
nous souhaiterions apercevoir les signes
de notre propre avancée,
une manière de sentier de lumière
bordé de joies simples,
ouvragé des belles dentelles du jour !
Au lieu de ceci une superposition
de strates limoneuses,
un empilement de manuscrits anciens,
un erratique palimpseste raturé, surchargé de doute,
suintant d’irrésolutions.
Le pire, sans doute, pour nous les hommes,
n’être qu’une tache,
une feuillée de cendre,
un illisible chiffre
parmi la pullulation mondaine.
Nous avons beau jouer des coudes,
bomber le torse, emplir nos poumons
des alizés du projet, rien n’y fait
et nous ne faisons que procéder
à notre propre enlisement,
nous distraire de nous
et ne plus savoir qui nous sommes.
Il faudrait, tels d’insouciants et candides enfants,
faire confiance à la joie de l’heure,
cueillir ici un brin de mousse étoilée,
là un rameau poudré de lichen,
plonger dans la première eau claire, limpide, lustrale
dont, sans doute, nous ressortirions
renaissant à nous-même,
les yeux lavés des scories
qui obscurcissent le monde.
Mais nous savons que ceci n’est
que la courbe d’un songe,
la réitération circulaire d’une pure obsession,
le retour sur soi d’une tragique cantilène.
Non, nous ne pouvons prétendre à nulle liberté,
puisque notre présence ici, sur terre,
n’est que le fruit du hasard,
non la résultante de notre volonté.
C’est pourquoi nous nous sentons
si esseulés,
si exilés
au milieu des marées existentielles,
tellement remis à notre propre destin,
cette peau de chagrin qui,
chaque jour un peu plus,
connaît l’étroitesse de sa condition.
Voici, nous regardons cette image.
Nous la trouvons belle
mais ne savons nullement pourquoi.
Joue-t-elle avec nous quelque partition
qui nous serait commune,
celle, par exemple, d’une infinie tristesse
que nous pourrions partager,
d’un chagrin dont nous ferions le don à une altérité,
laquelle, en retour, ferait un peu partie de nous,
s’immiscerait dans la faille à peine ouverte
de notre subjectivité ?
C’est sidérant cette proximité des Sujets,
le fait qu’ils se tutoient constamment, s’effleurent,
parfois s’entrepénètrent et que la solitude fasse toujours
son bruit de lancinant bourdon.
Je t’aime, tu m’aimes et, entre nous,
la part maudite d’une chair
qui ne sera jamais en partage.
Etranges solipsismes dont la verticalité s’accroit
de la dimension outrancière de l’aporie.
Je vois ta géographie.
Je vois ton casque de cheveux roux.
Je vois la fulgurance de ta peau
comme au travers d’un prisme.
Je vois ta blanche vêture,
on dirait un habit de Novice
dans la lumière en clair-obscur d’une chapelle.
Je vois l’ombre tout autour
que ton corps découpe afin de paraître.
Je vois ton égarement
de n’être point reconnue
telle qui tu es, singularité se détachant
de la pléiade des autres singularités.
Faut-il donc que nos vies soient
étrangement anonymes
pour que leur essence se dissolve ainsi
dans cette invisible charnière de l’angoisse.
Vois-tu, j’essaie de sortir de mon strabisme,
d’annuler mon astigmatisme,
d’aiguiser la gemme noire de mes pupilles
mais je demeure en moi,
tu es encore plus loin
à l’aune de ces vains efforts.
Ce matin, me levant,
j’ai essayé de saisir un flocon de réalité.
Sais-tu ce qu’il est advenu de mon aventure ?
Le flocon a fondu,
ne laissant en mes mains glacées
ni son étoile de cristal,
ni la trace d’un bonheur
dont il aurait pu être prodigue à mon endroit.
J’ai regardé dans la coursive étroite de la rue.
Les Passants passaient et repassaient
comme à travers eux,
comme multiples de leur propre être
et il ne demeurait dans les volutes de vent
qu’un sillage bien vite refermé,
la queue éteinte d’une comète.
Alors, je suis descendu dans la rue
de manière à éprouver son bruit,
à connaître la pente de son aventure.
C’était étrange, cette longue perspective
pareille à un tableau de la Renaissance,
deux lignes de fuite à n’en plus finir,
ma silhouette multipliée à l’infini
comme si je découvrais en un seul instant
les stances du temps,
hier, aujourd’hui, demain
en un seul et même creuset.
Comme personne ne paraissait nulle part,
je me suis parlé à moi-même,
je me suis palpé,
j’ai accéléré la cadence afin de me regrouper,
de me savoir unitaire,
relié à ma propre personne,
rassemblé en un seul endroit de l’espace,
une seule entité du temps.
Eh bien échec et mat.
Rien ne me visitait qu’une bizarre diaspora.
Mes pieds étaient en arrière de moi,
mes jambes suivaient à quelques pas, près du caniveau,
mon bassin se balançait comme en sustentation
sans lieu bien déterminé,
ma poitrine se tenait au-devant,
penchée dans la recherche des bras,
la boule de ma tête
- mes yeux exorbités étaient pareils à ceux d’un caméléon -,
ma tête donc était la figure de proue
qui tachait de déchiffrer le monde,
mais le monde était un écran blanc,
un bloc de gélatine où toi, l’Inconnue,
semblais vouloir me rejoindre.
Mais nos efforts à tous deux étaient risibles,
nous avancions l’un vers l’autre
dans l’attitude des mimes habiles à faire du sur-place,
à mouliner l’espace immobile de leurs pieds
comme s’ils voulaient signifier l’impossibilité d’être :
d’être à soi,
d’être à l’autre,
d’être au monde.
Qu’en penses-tu, toi la Lointaine,
toi l’Hallucinée ?
Existes-tu au moins ?
N’es-tu ma propre image
que tu aurais capturée, phagocytée
afin que, me connaissant,
tu pus, toi aussi, te connaître ?
Oui, le monde est étrange qui vibrionne,
loin, très loin,
au-delà des billes des yeux,
au-delà du massif étroit du corps,
au-delà de la feuille fragile de la conscience !