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15 mars 2020 7 15 /03 /mars /2020 10:25
Floriane

Barbara Kroll

 

***

 

 

   « Floriane », quel étrange nom, n’est-ce pas en ces contrées d’habitudes natives, en ces lieux où rien ne bouge que le tremblement des feuilles, les coulées d’air dans les rues désertes. Non, ne cherchez nullement, vous ne me connaissez pas. D’ailleurs comment le pourriez-vous au regard de cette absence que je suis aux yeux du monde, parfois à mes propres yeux. Je crois bien que je suis en fuite de moi-même, que je ne supporte ni mon image dans le miroir ni les conciliabules étroits en vis-à-vis avec ceux qui voudraient me cerner mais qui n’y parviennent jamais. Croient-ils me saisir, ces naïfs, que déjà je suis loin, au large d’eux, abrité de leur regard inquisiteur, soustrait à leur récurrente curiosité. Mon imaginaire est là qui me sauve de bien des déboires.

   Je ne suis donc pas connu de vous mais, de vous, je porte plus qu’une empreinte en moi, laquelle serait vite effacée au gré du temps qui passe. De vous, c’est la brûlure que je retiens, celle de votre regard que je n’ai jamais croisé et c’est pour ceci qu’il enfonce sa vrille au plein de ma chair, qu’il attise mon esprit toujours éruptif, une lave, un jet de soufre au plus haut du ciel. Vos yeux, pour moi, demeurent un mystère, aussi fulgurent-ils, aussi enflamment-ils mon esprit qui, jamais, ne connaît de repos. De vous, seul ce nom de Floriane qui fait ses boucles, jette ses anneaux dans l’espace, ils reviennent à moi et je les saisis dans la conque de mes mains tel le don le plus précieux qui m’ait été un jour octroyé.

   Voyez-vous combien il est rassurant de nommer quelqu’un, une Inconnue telle que vous, de lui attribuer un lieu sur cette Terre où la rejoindre, fût-ce en rêve. Tout le long du jour, écrivant ou lisant ou buvant une absinthe - ô son vert aquatique, sa touffeur de profonde alcôve, son goût de péché -, je susurre dans l’arc de mes lèvres, dans l’interstice blanc des dents, comme on le ferait dégustant un mets délicat, je chante donc en sourdine votre bel attribut, ainsi « Floriane », puis détachant une à une les syllabes « Flo-Ria-Ne », accentuant les consonnes initiales afin que, de leur énergie, naisse quelque chose comme un vertige, parfois une simple épellation, chaque lettre isolée de la précédente ou de la suivante, mille petits coups de gong reçus par mon cœur, mille percussions hérissant la toile de ma peau.

   Mais, Floriane, savez-vous au moins que vous m’appartenez, malgré l’infinie distance qui nous sépare, que nul emplissement ne comblera, savez-vous que vous êtes à moi bien mieux que l’Amante à son Amant ? En quelque sorte, plus que mon double, ma réverbération, mon simple écho, vous êtes une partie de qui je suis, indissolublement liée, votre sentiment de juste liberté se rebellât-il, manière de doublure, de seconde peau, vous respirez en moi, souffrez en moi, vous enthousiasmez en moi et il s’en faudrait de peu que nos deux natures n’en fassent plus qu’une en un genre de merveilleuse métamorphose dont ni vous, ne pourriez revenir, ni moi l’annuler, ma motivation fût-elle grande, ma volonté farouche.

   Mais que je vous rassure, Floriane, cette fusion de deux en un nous dépasse comme un acte transcendant s’exhausse bien au-dessus de celui qui en a favorisé l’apparition. Croyez-vous vraiment que l’Artiste ait créé, LUI-MEME, cette oeuvre sublime qui le toise de haut et menacerait de le réduire à sa merci si le soudain désir se manifestait en elle de commettre un geste définitif. Certes l’Artiste a prêté son bras, a mis en branle son intelligence, a œuvré longuement, patiemment afin qu’une forme voie le jour et rayonne ainsi à l’infini du temps, à l’infini de l’espace.

   Tout Artiste est un médiateur, un passant, un prête-nom. L’Artiste n’est que l’exécutant de l’Art, sa main, son œil, son geste. C’est seulement en ceci qu’il peut y avoir transcendance car il faut toujours recevoir de plus haut ce qui nous est adressé telle une faveur, un don des dieux, un éclair qui ne brille, une foudre qui ne tonne qu’à être les correspondants d’un mystérieux « Être », laissons-le en son anonymat, dans sa belle indétermination qui est peut-être, d’une façon purement logique, la totalité du réel trouvant en un foyer singulier, un lieu de pure félicité,  la possibilité de son effectuation.

   Mais je ne veux point m’égarer, Floriane, ne point me perdre dans des divagations de songe-creux. Je veux simplement vous avoir en moi comme j’ai mon souffle, ma sueur, mes larmes, mes rires, mes sautes d’humeur, mes cataractes de joie, mes effusions les plus soudaines et les plus vives. Il est nécessaire que vous m’apparteniez sans essai de diversion, sans que la moindre esquive ne traverse votre belle tête. Devenez-donc cet être sans épaisseur, ce pur joyau de transparence, cette vibration de cristal ou de diapason s’animant dans la cathédrale de glace d’un lointain et boréal iceberg.

   Oui, je crois que vous commencez à sentir là où, exactement, ma plus verticale inclination veut vous amener : à être moi plus que je ne puis l’être moi-même. En quelque sorte à procéder à mon « egocide », à vous laisser glisser dans la faille de mon Moi, tel le spéléologue s’enfonçant dans les lèvres grasses de la terre, gagnant, mètre par mètre, au gré de ses reptations, la crypte d’amour dont il est en quête, devenant en sa sourde avancée cette matrice dont il ne veut plus être que la forme indistincte, manière de chrysalide invaginée dans le luxe de son cocon. Oui, Floriane, devenez cette chrysalide, le cocon de mon désir vous est entièrement acquis, il ne laissera nulle place à qui ne serait nullement vous.

   Disparaîtriez-vous au hasard des jours et des heures, les caprices de l’exister sont si confondants, si atterrants, et je crois bien que je serais au bord de l’abîme, mains crochetées au rebord de poussière, visant cet Enfer dantesque dont j’ai toujours eu la présence plaquée dans mon dos. L’avers de ma pièce de monnaie, face brillante qui sourit au monde des Vivants. Mon revers, figure d’ombre qui s’ouvre au chant lugubre des Morts. Où donc mon lieu, si ce n’est sur cette fragile tranche, sur cette étroite carnèle qui reflète, tout à la fois, le feu de l’adret, la nuit de l’ubac ? Le savez-vous, au moins Ma Floriane - oui, vous aves remarqué ma possession subite de vous, cette emprise qui, peut-être, ne vous lâchera plus, pas plus qu’elle ne se distraira de moi -, nous ne sommes que cet étrange clignotement entre deux réalités également aporétiques. Trop de lumière, pas de lumière, c’est toujours l’aveuglement qui résulte des deux principes opposés, ce qui veut tout naturellement dire que, d’avance et pour la suite des temps, nous sommes condamnés, Floriane.

   Alors nous ne serons nullement de trop, deux-en-un pour faire face à cette vérité qui nous étreint, que nul ne veut voir, qui nous donne l’illusion d’être debout alors que nous ne sommes que des gisants couchés dans la nuit d’une crypte. Oui, la nuit d’une crypte. Non, ne me quittez pas Floriane, sinon, amputé de vous, comment donc pourrais-je ne pas vaciller, ne pas m’éteindre dans le crépuscule qui point et hésite ? « Floriane, Flo-Ria-Ne, Flo-Ria, Flo… », voici que je demeure sans voix à la limite du précipice. Que ne sautez-vous avec moi, Floriane. Ah, oui, j’oubliais, c’est bien étrange ces bords du rêve qui se rapprochent. Le cube blanc de la chambre étrécit soudain. Y aura-t-il suffisamment de place pour deux, pour Moi, pour vous Floriane, ma Douce-Folie ? Pour deux ? De la place !

  

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