Photographie : Hervé Baïs
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Nous voyons cet oiseau
qui trace sa route en un fin sillage
à peine perceptible.
Sait-il au moins où il va,
lui l’intrépide, lui le décidé ?
Sa belle flèche gris-blanc fore l’espace,
les ailes sont amplement ouvertes
dans l’attitude de la course,
son bec est pointé sur un avenir
qui se lit, loin là-bas,
dans la claire résille de brume.
L’oiseau, là, l’oiseau de mer libre de lui,
se questionne-t-il au moins
sur sa présence entre ciel et eau,
sur sa destination,
sur ce qui l’attend après ce vol
puis encore après cet autre.
Un vol s’emboîte dans l’autre,
un acte en appelle un autre,
tout se fond en abîme
dans l’illisible pente du jour.
Ce vol hauturier,
cette avancée à l’aveugle
dans les mailles serrées du futur
tracent-elles la voie d’un bonheur
ou bien ce vol n’est-il que la forme propitiatoire
qui attend la décision d’un dieu,
la permission de poursuivre cette course ailée,
de tenir encore le plus longtemps qu’il est possible
dans les plis d’air, de ne point chuter
(nous, les Hommes disons « finitude »,
l’oiseau que dit-il, a-t-il au moins
un lumignon de pensée
ou a-t-il la lourdeur de la pierre,
le mutique enfermement ?),
de ne point sombrer là,
sur cette plage où passent
les éternels Rêveurs,
ils ne voient même pas
la fragile boule de plumes,
sans vie,
que recouvrira, bientôt,
une frange d’écume,
linceul souple mais définitif,
linceul qui biffe un vol et le remet
aux profondes oubliettes de la mémoire.
Tout est toujours en fuite de soi,
il faut le répéter
à la manière d’une antienne,
en faire une joyeuse comptine
dans les cours d’école,
en tresser les cuivrés harmoniques
dans les fêtes où s’assemblent les hommes,
en dire l’urgence auprès de ceux qui,
dormant debout, ne risquent que de chuter de plus haut,
tel l’inconscient Icare qui avait voulu tutoyer l’empyrée,
le soleil y resplendit qui est sans pitié aucune,
sa tâche est de brûler jusqu’à l’extinction,
une éternité pour nous,
une seconde pour lui qui vit
à la mesure de l’infini cosmos.
Vers où l’oiseau, sans doute
une mouette au corps fluet,
vers où, elle qui paraît ne voir
ni les rides légères de l’eau,
ni les traits de fusain des vagues sur le rivage,
ni le rivage bordé d’écume où, bientôt,
déferlera le monde sans souci des enfants
aux visages de lumière,
des adultes aux faces contemplatives,
des vieillards aux figures sillonnées
des belles nervures de l’exister.
Tous ces Flâneurs qu’apercevront-ils
qui ne sera nullement eux ?
Chacun est occupé de soi,
c’est bien là la marque la plus apparente
de notre condition et son propre regard,
avant de le confier au monde,
on le destine à Soi en priorité,
lui attachant seulement après coup,
telle esquisse au loin,
telle déambulation près de soi,
telle rencontre d’un Quidam
occupé à fouler le sol,
à y laisser les belles empreintes
de ses pas.
Vers où regarder
qui ne soit jeu purement gratuit ?
Vers où ?
Au-dedans de soi,
dans ce bastion de peau si léger
qu’un simple coup de vent
pourrait le faire se confondre
avec le premier nuage venu ?
Vers où ?
En direction de l’Autre
qui me met nécessairement en question,
au simple motif que j’en partage l’événement,
vers le vaste monde qui déborde mes yeux
et dissimule toujours quantités d’esquisses
dont jamais je ne pourrai rendre compte ?
J’aurais tant voulu en archiver
la totalité des présences
dans le cercle fermé
de mon propre moi !
Vers où ce silence éternel
qui est réponse
à notre obsessionnelle question ?
Vers où ?
Quelqu’un enfin levé
au plus haut de sa conscience,
hissé au sommet de sa lucidité,
atteint du don de définitive clairvoyance,
quelqu’un donc de haute destinée
me dira-t-il qui je suis,
si je suis vraiment,
vers où me conduit mon vol terrestre,
hautement terrestre ?
Que ne puisse-t-il connaître
de plus hautes altitudes !
Y a-t-il, là-haut,
en dehors du regard pointilleux
des hommes,
des champs d’édelweiss
à la blanche parure,
des ailes d’anges saupoudrées
d’un talc onctueux,
des neiges éternelles,
des sources
où étancher ma soif ?
Où le vol ?
Où ?