Photographie : Hervé Baïs
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Vers où le vol de cet oiseau
dans le ciel de cendre ?
Vers quel inconnu dont jamais
nous ne déplierons la mutique bogue ?
Vers où le passage du temps,
cette semence si légère
qui poudre nos doigts
du délicieux vertige d’être ?
Vers où ce chemineau,
son visage est buriné de fatigue,
son chien le suit comme son ombre ?
Vers où la mince silhouette
de cette femme entrevue
à la terrasse d’un café,
la blanche corolle de sa jupe,
le filet de fumée montant
de sa longue cigarette ?
Vers où tout ceci
qui ne profère son nom
qu’à mi-voix,
glissement d’air
sous l’aile des nuages ?
Vers où l’éternelle fuite de la galaxie,
vers où ses milliers d’étoiles,
vers où ses luxuriantes planètes,
vers où les mystérieuses comètes,
leurs cheveux les suivent
pareilles à des nuées de feu
dans la nuit qui s’ouvre
et accueille en son sein
les Pauvres, les Egarés,
les Amoureux aussi ?
Vers où la coulée du ruisseau,
son chant de mousse et d’écume,
vers où toute cette eau
qui est le chant du monde ?
Vers où ?
Mille fois il faut poser
cette question,
mille fois la savourer
car la poser est vivre,
car la poser est exister.
Nous, les Questionnants,
nous les hommes occupés de notre Destin,
nous les chercheurs d’or et de pépites,
combien nous serions en peine de nous
si toute interrogation cessait
qui nous laisserait sur les rivages
inhospitaliers de l’ennui !
Vers où notre langage ?
Tout au long des heures
nous parlons, devisons, nous étonnons.
Les mots, sur notre langue,
font leurs beaux emmêlements,
ils sont des sortes de dons
que nous faisons aux autres,
à commencer par nous,
à seulement faire entendre notre voix,
ses inflexions, ses atermoiements,
ses soubresauts, ses brusques voltes-faces.
Vers où le massif compact de notre chair ?
Nous la sentons tressaillir
à l’approche de l’Aimée,
se lever face aux bourrasques de vent,
s’amenuiser dans l’air froid de la grotte,
se hérisser de fins picots
sous l’amicale rencontre des œuvres d’art,
se plier sous les assauts de la douleur.
Vers où tout ce tumulte
en nous,
en dehors de nous ?
La vie est mobile,
infiniment mobile,
elle est ici et déjà là
alors que nous n’avons
nullement pu suivre
son cours si rapide,
si diablement inventif.
Nous posons la question du « vers où ? »,
mais n’en faisons curieusement pas
le site d’une exploration de l’espace.
Pourtant « vers » indique bien une direction.
Pourtant « où » indique bien un lieu.
Pourtant nous sommes des êtres qui s’espacient
à la mesure de nos propres corps,
de nos voyages, de nos sourdes pérégrinations
tout autour de la boule de la Terre.
Oui, mais l’étrange « vers où ? »
est bien davantage l’expression
d’une saisie du temps en son essence fluide,
en sa nature qui jamais n’a de cesse
de déployer son être
en avant de soi, toujours au-delà
de cette ligne d’horizon,
bien au-delà de ce projet,
bien au-delà de toute saisie imaginaire.
Et c’est pour sa charge de mystère
que le temps nous fascine
et nous oblige à questionner sans fin.
Le temps est en nous,
nous sommes en lui,
notre chemin ne résulte que
de cette communauté,
de cette osmose.
Le temps en nous
et nous sommes vivants,
le temps hors de nous
et nous sommes morts.
Et plus rien ne fait signe
que la voix de silence du néant.
Vers où porter notre vue
qui ne soit ni un désert, ni une aire glacée,
ni la débâcle de quelque fleuve nordique
charriant tout le poids des choses
depuis longtemps décidées ?
Vers où regarder afin d’apercevoir
la table fixe d’un dolmen,
l’index d’un menhir pointé
vers les promesses du ciel,
l’arête sûre et fixe de la montagne,
vers où, à quoi amarrer notre vue
de façon que ce sable fin
arrête enfin de glisser sous nos pieds,
nous déportant de nous,
nous ôtant jusqu’à notre propre forme,
vers où ?