Barbara Kroll
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Quelque part, en quelque heure, sur Terre, avant la fin du monde.
Vous, ma Rémission Bleue, vous qui m’êtes apparue en songe dans la casemate abîmée de ma tête, il me plait de m’adresser à vous dans la forme épistolaire, cette forme si prisée au XVIII° siècle dont, sans doute, « La Nouvelle Héloïse » de Rousseau fut le type le plus accompli. Donc ce sera sur le mode de la confidence que je vous livrerai quelques esquisses d’un être fantasque, celui que je serai à jamais puisque, aussi bien, nul ne change, vieillit seulement, se métamorphose à petits pas en cette figure dont le miroir ne renvoie plus qu’une image altérée de celui qu’il fut, dont la silhouette meurt de ne plus recevoir du monde qu’une faible lumière, étique pour tout dire. Vieilli, certes, mais heureux d’habiter en plein Paris, cette grise mansarde bordée de zinc, une lucarne s’y découpe au travers de laquelle se livre un vaste panorama. C’est un peu comme si j’étais une vigie perchée en haut de son mât, rendant compte, pour la navigation hauturière des Existants, des mouvements divers de la foule, des fusions amoureuses, des attentes vaines sur un banc peint du vert de l’ennui, cette imitation de la Nature qui n’est qu’une piètre mascarade.
Voyez-vous, Rémission, tout comme je vois l’immense désolation d’un monde saisi à la gorge, marchant sur le bord d’un précipice ? Un vent mauvais souffle, venu dont ne sait où, qui menace de faire chuter quiconque s’aventurerait dehors dans les coulisses d’un Enfer sans fin. Oui, j’ai bien dit « Enfer » et je crois même que ce bon Dante rit sous cape que ce mot, en quelque sorte si banal, retrouve dans les circonstances actuelles quelques couleurs qu’il avait perdues pour n’être devenu qu’un irréel parmi tant d’autres. Rémission, jugez donc notre mortelle condition, taxez-là de légère, attribuez-lui tous les prédicats les plus péjoratifs que vous pourrez imaginer, vous serez encore quelques crans au-dessous de la cruelle réalité.
Longtemps les Hommes, mes Semblables, ont flirté avec tout ce qu’ils rencontraient, le pollen solaire d’une fleur, l’écaille d’une feuille au sol, un rayon de clarté, le sexe d’une Compagne, la mousse blonde d’un verre de Champagne. Vous me direz, « il n’y a pas péril en la demeure », et certes vous aurez raison. Loin de moi l’idée de m’ériger en Procureur, en Moraliste qui tracerait au cordeau les lignes selon lesquelles avancer dans la vie, se doter d’une éthique. Non, les choses sont beaucoup plus simples. Je suis seulement le Spectateur amusé de la giration du monde, j’en déplie méticuleusement la longue farandole, j’en examine les subtils mouvements, je regarde mes Coreligionnaires à la loupe, je les place sous l’optique de mon microscope et alors, quel émerveillement, quel étonnant feu d’artifice, quelle généreuse donation de l’altérité à mon endroit !
Oh, parfois, la langue chatouille, le verbe fulmine, les idées se font critiques qui voudraient supprimer les contradictions, raboter les excroissances de l’irrationnel, poncer les aspérités des opinions et alors le Bien de la Terre serait assemblé en un seul et unique endroit, comme si les humains, pris d’une juste et louable frénésie, avaient consenti à se fondre en un même creuset où ne s’écriraient, en tubes de néon, comme autrefois dans les fêtes foraines, que les volutes de l’amitié, les spires de la rencontre, les pampres de l’amour. Oui, je sais, Rémission, combien il est utopique, sinon benêt de proférer de telles perspectives. Autant construire une Tour de Babel à la Brueghel, y loger tous les bons sentiments, réserver un étage à l’Altruisme, un autre à l’Humanisme, un autre au Beau, à la Paix, à la Justice et à bien d’autres universaux qui, à la seule force de leur magnétisme, dissoudraient tout ce qui contrarie le destin des hommes et les pousse, le plus souvent, à la faute.
Oui, le MAL est arrivé sur Terre. Oui le MAL gagne du terrain, il fait tache d’huile que nul barrage ne saurait arrêter, dont nulle imprécation ne saurait venir à bout, y compris celles venant des Puissants de ce Monde. Le MAL n’a cure de toutes ces agitations aussi vaines que risibles. Le MAL a affûté ses dents, a aiguisé ses griffes, le MAL est une bogue d’oursin dont chaque piquant est une lance emplie de venin qui frappe au hasard et moissonne tous ceux qui s’aventurent dans les rues. J’ai chaussé mes yeux de fortes jumelles et je peux observer la Capitale sous toutes les coutures. Rien, il n’y a rien et pas une seule victime couchée au sol. Le pire est bien ceci : le RIEN et nulle autre chose alentour. Le Champ de Mars est vide. Le Trocadéro est vide. La Place du Tertre est vide. Saint-Germain-des-Prés est vide. Les Quais de Seine : vides.
Non, Rémission ne crois pas que je souhaiterais des tombereaux de victimes comme lors des épidémies de peste au Moyen Âge. Ne crois nullement qu’il faudrait des morts ou des blessés afin que mon compte de réel soit assuré. Non, j’aurais voulu simplement voir mes Semblables sillonner les rues, non en groupes, c’est interdit, mais seuls, même horriblement seuls et c’eût été une consolation suffisante. Au lieu de ceci, un désert avec le moutonnement de ses dunes à l’infini, la vibration de ses mirages, le feu de l’Harmattan brûlant tout de son haleine ininterrompue, insupportable, avec les poignées de sable qui cinglent le visage, poncent les corps, ruinent l’âme.
L’immeuble au haut duquel gît ma mansarde est pareil à une ruche que les abeilles auraient fuie pour suivre leur Reine dans un pays inconnu, peut-être une autre planète au large de la Terre. Certes, Rémission, tu ne me connais pas, tu m’habites, présence onirique sans substance, halo de lumière, silence à l’entour des yeux éteints des aveugles, tu m’habites mais sans épaisseur, dans la transparence, la fuite, pareille au grain de brume dans l’illisible de l’aube. Sache, cependant, que tu m’aides à vivre, que tu es le souffle qui anime mes poumons, le battement par lequel mon cœur s’anime, le sang qui irrigue mes veines.
Tu t’en es sans doute aperçue, mon vouvoiement s’est transformé en tutoiement. Plus que le glissement sémantique d’une politesse, c’est seulement pour me sentir proche de toi, pour partager avec toi ce sentiment d’effroi qui m’étreint depuis que je sais que je suis SEUL au Monde, SEUL sans qu’aucun retour en arrière ne soit possible, sans que la moindre alternative ne puisse se profiler à l’horizon qui ferait se lever l’AUTRE, celui par lequel je vis, dont l’absence éternelle est signe de ma propre mort. J’ai toujours été un solitaire, mais un solitaire relié toutefois, une manière de presqu’île choisissant la qualité de ses Amis. Voici que, maintenant, je suis cet Insulaire qui n’a plus pour horizon que son propre rivage, ce cercle qui se referme sur lui et menace de devenir un nœud coulant.
Il n’y a plus d’altérité, ce miroir où faire soi-même écho, que le bruit d’une porte qui grince, le cliquetis d’un robinet mal fermé, le glissement en bas, dans la rue, d’une feuille de journal le long du caniveau. Percevoir ceci est encore exister mais a minima, être sur le bord du vide, attendre que plus aucun son ne paraisse que celui de son propre corps qui avale la salive, une jointure qui craque, un ligament qui s’étire, un éternuement qui ne se retient plus et se donne comme l’ultime dialogue de Soi avec ce qui n’est pas Soi. Jusqu’ici, je n’avais nullement remarqué, les animaux aussi ont été évincés de la grande fête mondaine. Le chat de la Concierge, appelé communément « chat de gouttière », ne vient plus s’encadrer dans la vitre de ma mansarde. Autrefois il faisait ses longs et soyeux étirements tout contre le zinc chauffé par le soleil, sa présence était un divertissement, son départ un léger pincement au cœur.
Jadis, avant que le MAL ne surgisse, je n’avais même pas à descendre les sept étages qui me séparent de la terre ferme pour faire des rencontres et me distraire de ce qui passait, me réconfortait, comme si chaque être croisé tressait en moi les fils indicibles de l’exister, ce creux au centre de soi, cette souple et soyeuse doline recevant la pluie bienfaisante du ciel, les échos de la terre, les passages des Autres en leur irremplaçables présences. Mon immeuble est étroit, haut monté sur pattes, situé à l’angle des rues de Tolbiac, Avenue de Choisy, Avenue d’Ivry, un genre de sémaphore d’où tout se donne dans la visibilité. Le carrefour est l’endroit des restaurants chinois avec sa foule bariolée, joyeuse, en constant mouvement. Une minuscule place abrite le peuple des vélos en location. A peine l’un d’entre eux se libère-t-il que le voilà repris dans une manière d’éblouissant carrousel.
Je me souviens d’un jour de pluie, un orage d’été avait soudain éclaté et je m’étais réjoui du ballet des parapluies multicolores qui jouaient avec les bandes horizontales des passages piétons. Du haut de ma mansarde j’avais pris quelques photographies pour immortaliser la scène. Parfois, lorsque le temps se fait lourd, que les vagues de mélancolie ne menacent de tout envahir, j’affiche sur l’écran de mon ordinateur ces images d’un bonheur passé. Que reste-t-il aujourd’hui de ces lumières, de ces bruits, de cette gaieté qui coulait à la façon d’un miel sortant de ses rayons ?
Que reste-t-il sinon cette immense désolation qui annonce la Fin des Temps. Voici que les Devins d’une eschatologie meurtrière, si décriés dans l’histoire de nos sociétés contemporaines, avaient raison et que le tout du monde se délite peu à peu à la manière d’une termitière que des eaux diluviennes réduiraient peu à peu à merci. Hier encore, des Passants sillonnaient les rues, masques sur le visage, pressés sans doute de rejoindre la sécurité de leurs logis. Oui, même masqués, même fantomatiques, combien ces silhouettes étaient rassurantes, combien leur lointaine fuite sur les trottoirs de ciment était un baume au cœur !
Vois-tu Rémission, la seule qui sois maintenant en ma possession, il va me falloir vivre le restant de mes jours dans l’intervalle de MOI, dans la proximité de MOI, MOI au centre de MOI, quelle terrible épreuve que celle-ci, quel tragique affrontement ! L’altérité nous sauve de nous, nous apporte cette distance fondatrice de joie, cette unique réverbération qui la situe en tant que différence, écart, variété. Un site où respirer, ne demeurer à l’étroit dans la prison de sa peau, faire effusion dans l’en-dehors, se détourner d’une immobilité qui deviendrait vite étouffante, mortifère.
Rémission Bleue, notre moi n’est vivable qu’à connaître un autre moi, à en faire l’épreuve, à se déprendre de soi, à opérer une transitivité, à initier un passage qui, nous distanciant de notre propre conscience, nous ouvre à une autre conscience, nous fasse, en quelque sorte, des « sans-limites », des arpenteurs d’espace, des explorateurs de temps autre que celui qui, d’habitude, nous étreint et nous fait croire qu’il est le seul à exister, l’unique en soi, l’irremplaçable. Sais-tu combien mon naturel travers resurgit en ces temps d’absurde radicalité, nécessité de philosopher, de trouver justification à tout, d’argumenter sans fin sur le sexe des diatomées et l’intime conviction des virus. Ceci, au moins, me sauvera-t-il de moi à défaut de me sauver des autres qui ne sont plus que buée à l’horizon du souvenir ? Je sais ta consistance diaphane, ton évanescence, ta perte prochaine lorsque mon rêve touchera à sa fin, que le réel me sautera au visage telle une grenade ravageant celui du Combattant.
Mais, laisse-moi donc te décrire avant que tu ne t’absentes définitivement de la scène sans doute abusée de ma tête. Je suis un théâtre sans acteurs autres que moi, sans Spectateurs, sans Souffleur dans son trou pour me susurrer le texte de l’exister, ce texte à trous, ce texte à faille, ce texte-abîme. Ton corps est long. Ton corps est bleu. Tu es allongée sur un sofa. La pièce est grise, neutre, couleur de vide et d’abandon. Ton bras droit repose sur le haut du sofa, comme fatigué de lui-même, comme abandonné à la lourde tâche de gésir et de ne se savoir qu’en ceci, cette pesanteur sans limite. Ta main gauche repose sur ta cuisse. Tes jambes sont légèrement soulevées, tes pieds dans leur prolongement.
Tu es totalement nue, seulement vêtue du bleu de ta peau. Quelle belle et étrange couleur tout de même ! Es-tu une espèce mutante ou bien cette teinte qui tapisse ta peau est-elle celle d’un déclin à jamais, d’un effacement à la face des choses, d’une disposition à connaître le rien du néant ? Sur le mur quelques motifs de tapisserie. On dirait des arbres dépouillés de leurs feuilles, des êtres étranges situés à la fin de l’automne en attente d’un hiver qui les réduira à leur simple expression, peut-être à l’extinction définitive de cette belle sève qui les parcourt et ne reconnaîtra plus le signe de leur destin, devenu totalement illisible.
Demeure donc en toi aussi longtemps que ta consistance de rêve le permettra, Rémission, je ne suis moi qu’à ce prix, peut-être d’une illusion. Mais mon illusion est mon altérité, elle me maintient debout dans ce temps qui se dissout. Ne bouge pas, Rémission, je ferme la fenêtre, le froid est vif en cette saison qui bascule. Qui bascule et se retire à pas de velours de cet éternel retour du même qui la portait au-devant d’elle afin que les Hommes en soient agrandis. Les Hommes…