Photographie : Blanc-Seing
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C’est troublant, vois-tu,
de vivre dans l’instant
et d’y demeurer.
Il y a comme une perte,
comme un deuil.
Soudain on est privé de passé.
Soudain le futur rougeoie,
loin là-bas dans une manière de braise éteinte.
Que demeure-t-il alors
que nous pouvons porter à notre crédit ?
Une fugitive impression ?
Le passage gris d’un oiseau dans le ciel ?
Un bruit de source claire à l’abri des rameaux ?
Oui, l’instant brille.
Oui l’instant étincelle,
fait ses feux de Bengale
et il s’en faudrait de peu
que nos yeux ne s’éteignent
à trop vouloir fixer l’à peine durée
dans un pli de la mémoire.
Esseulement de l’être lorsque,
confronté à son étrange présence,
il ne perçoit plus qu’une fuite longue
et le sablier fait couler ses larmes de silice
sans se soucier de nous.
Nous sommes si peu pour lui.
Il est si précieux pour nous.
Depuis le clair rectangle de ma fenêtre,
je t’aperçois, Voyageuse de nulle part.
Tu es si fragile dans le jour qui vient.
Un simple souffle
sur l’éclat blanc d’une grève.
Avec un mince effort,
je pourrais t’imaginer te fondant
dans d’illisibles flots, manière d’Ophélie,
éternelle fiancée de l’onde,
goutte d’eau parmi le peuple des gouttes.
Cette réalité, mais est-elle vraiment,
la brume est si dense qui voile nos yeux ?
Cette réalité te fixe là,
dans l’irrémédiable de l’instant,
dans cette pointe de cristal
qui vibre de mille bruits
que nul n’entend si ce n’est le Poète
en sa sublime méditation.
Tu es cette Silhouette, cette Forme
tout juste arrivée
aux confins de sa parution.
Nul ne te verrait
qui n’aurait été entraîné
au jeu de la lucidité,
elle qui voit tout, qui interroge tout.
Tu es identique à un mot
que dissimulerait la futaie d’une phrase.
Un mot inaperçu, vois-tu,
car si peu nous comptons aux yeux des autres,
si fort aux nôtres qui, toujours,
sont abusés de trop de complaisance.
Serions-nous une étoile perdue
dans l’encre du firmament ?
Une rapide comète dont nul n’apercevrait
la gerbe de lumière ?
Ou bien cette Lune pâle, grosse d’elle-même,
ce fanal pour âmes mélancoliques ?
Un genre de signe poudré de blanc
se dissolvant à même la Voie Lactée, notre mère ?
Mais il faut que je porte ma parole à un étiage,
sinon jamais tu n’apparaîtras
sur la page vierge qu’à la façon d’un feu-follet
que le vent aurait repris dans ses invisibles filets.
Chaque mot que je prononcerai,
dans l’instant de sa profération,
ce sera un peu de toi qui prendra forme,
grise concrétion à la lisière du monde.
Le ciel est haut, libre, tissé d’immensité.
Une mer de nuages gris-blancs
y dérive lentement avec la même grâce
que met une fille songeuse à se dévêtir,
à livrer son corps nu à l’espace ébloui.
Combien ce ciel est lent,
combien il est long
en son essai de dire l’éternité !
Combien tu es menue,
toi, la Passagère clandestine
d’un temps qui s’effiloche
et ne dit jamais le chiffre
de son immarcessible présence !
On croit le connaître, le temps,
on le pense familier,
mais il est toujours en fuite de lui-même,
de nous aussi qui demeurons orphelins
et nos mains sont vides qui balaient tristement
les feuillaisons de l’air.
« Eternel retour du même »,
proclamait le Philosophe,
oui mais l’enfant prodigue ne ramène rien
que sa propre solitude
et l’envie de partir à nouveau
afin de combler sa peine
de la joie d’un vain nomadisme.
L’horizon est bas, très bas
et il s’en faudrait de peu
que la terre ne se mêle
aux turbulences de l’éther,
en devienne un simple district
aux contours flous,
une manière d’intraçable frontière.
Derrière toi, paraissant chevelure hirsute,
un taillis semé de noir dérive infiniment
sans connaître le motif de cette course innommée.
Devant toi, mais à distance,
les ramures grises d’un grand arbre griffent le ciel,
y tracent de fins rhizomes.
On dirait une généalogie,
une métaphore du temps et ses racines blanches
qui fouillent le sol en deviennent presque perceptibles.
La lucidité creuse, fore le sol,
en extrait l’essence dissimulée.
A la limite du paysage,
une masure de pierres grossières à demi démolie,
le lierre court entre ses fissures,
des ronces grillagent ses fenêtres.
Tu ne te sais nullement contemplée
mais peut-être en as-tu la possible intuition,
tellement de choses sont secrètes
qui existent mais se drapent dans un pur mystère.
Toi l’Etrangère qui foules les pierres de calcaire,
qui marches sur les tiges sèches du chaume,
sache donc qu’en l’instant qui est le mien,
qui est aussi le tien,
je ne m’affaire qu’à t’archiver
dans les feuillets du souvenir.
Il sera si réconfortant,
en ces journées d’hiver
qui ne semblent n’avoir de début ni de fin,
de me livrer au jeu infiniment renouvelé
des réminiscences.
Ainsi mon instant d’alors
sera armorié d’une possible joie,
t’amener à nouveau dans la présence,
y creuser un abri à ta dimension,
il sera le nôtre,
le témoin que rien jamais
ne peut disparaître ou s’oublier.
Pour ceci demeure en toi,
dans ce feu du jour,
que le temps soit
notre commune mesure !