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13 mai 2020 3 13 /05 /mai /2020 13:51
L’instant du regard

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

C’est troublant, vois-tu,

de vivre dans l’instant

et d’y demeurer.

Il y a comme une perte,

comme un deuil.

Soudain on est privé de passé.

Soudain le futur rougeoie,

loin là-bas dans une manière de braise éteinte.

Que demeure-t-il alors

que nous pouvons porter à notre crédit ?

Une fugitive impression ?

Le passage gris d’un oiseau dans le ciel ?

Un bruit de source claire à l’abri des rameaux ?

 

Oui, l’instant brille.

Oui l’instant étincelle,

fait ses feux de Bengale

et il s’en faudrait de peu

que nos yeux ne s’éteignent

à trop vouloir fixer l’à peine durée

dans un pli de la mémoire.

Esseulement de l’être lorsque,

confronté à son étrange présence,

il ne perçoit plus qu’une fuite longue

et le sablier fait couler ses larmes de silice

sans se soucier de nous.

 Nous sommes si peu pour lui.

Il est si précieux pour nous.

 

Depuis le clair rectangle de ma fenêtre,

je t’aperçois, Voyageuse de nulle part.

Tu es si fragile dans le jour qui vient.

Un simple souffle

sur l’éclat blanc d’une grève.

Avec un mince effort,

je pourrais t’imaginer te fondant

dans d’illisibles flots, manière d’Ophélie,

éternelle fiancée de l’onde,

goutte d’eau parmi le peuple des gouttes.

 

Cette réalité, mais est-elle vraiment,

 la brume est si dense qui voile nos yeux ?

 Cette réalité te fixe là,

dans l’irrémédiable de l’instant,

dans cette pointe de cristal

qui vibre de mille bruits

que nul n’entend si ce n’est le Poète

en sa sublime méditation.

 

Tu es cette Silhouette, cette Forme

 tout juste arrivée

aux confins de sa parution.

Nul ne te verrait

qui n’aurait été entraîné

au jeu de la lucidité,

elle qui voit tout, qui interroge tout.

Tu es identique à un mot

 que dissimulerait la futaie d’une phrase.

 Un mot inaperçu, vois-tu,

 car si peu nous comptons aux yeux des autres,

si fort aux nôtres qui, toujours,

sont abusés de trop de complaisance.

Serions-nous une étoile perdue

dans l’encre du firmament ?

Une rapide comète dont nul n’apercevrait

la gerbe de lumière ?

Ou bien cette Lune pâle, grosse d’elle-même,

ce fanal pour âmes mélancoliques ?

Un genre de signe poudré de blanc

se dissolvant à même la Voie Lactée, notre mère ?

 

Mais il faut que je porte ma parole à un étiage,

sinon jamais tu n’apparaîtras

sur la page vierge qu’à la façon d’un feu-follet

que le vent aurait repris dans ses invisibles filets.

Chaque mot que je prononcerai,

 dans l’instant de sa profération,

ce sera un peu de toi qui prendra forme,

grise concrétion à la lisière du monde.

 

Le ciel est haut, libre, tissé d’immensité.

Une mer de nuages gris-blancs

y dérive lentement avec la même grâce

que met une fille songeuse à se dévêtir,

à livrer son corps nu à l’espace ébloui.

Combien ce ciel est lent,

combien il est long

en son essai de dire l’éternité !

Combien tu es menue,

 toi, la Passagère clandestine

d’un temps qui s’effiloche

et ne dit jamais le chiffre

de son immarcessible présence !

On croit le connaître, le temps,

on le pense familier,

mais il est toujours en fuite de lui-même,

de nous aussi qui demeurons orphelins

et nos mains sont vides qui balaient tristement

les feuillaisons de l’air.

 

« Eternel retour du même »,

 proclamait le Philosophe,

oui mais l’enfant prodigue ne ramène rien

 que sa propre solitude

et l’envie de partir à nouveau

afin de combler sa peine

de la joie d’un vain nomadisme.

L’horizon est bas, très bas

 et il s’en faudrait de peu

 que la terre ne se mêle

aux turbulences de l’éther,

en devienne un simple district

aux contours flous,

une manière d’intraçable frontière.

 

Derrière toi, paraissant chevelure hirsute,

un taillis semé de noir dérive infiniment

sans connaître le motif de cette course innommée.

Devant toi, mais à distance,

les ramures grises d’un grand arbre griffent le ciel,

y tracent de fins rhizomes.

On dirait une généalogie,

une métaphore du temps et ses racines blanches

qui fouillent le sol en deviennent presque perceptibles.

La lucidité creuse, fore le sol,

en extrait l’essence dissimulée.

A la limite du paysage,

une masure de pierres grossières à demi démolie,

le lierre court entre ses fissures,

des ronces grillagent ses fenêtres.

Tu ne te sais nullement contemplée

mais peut-être en as-tu la possible intuition,

tellement de choses sont secrètes

qui existent mais se drapent dans un pur mystère.

Toi l’Etrangère qui foules les pierres de calcaire,

qui marches sur les tiges sèches du chaume,

sache donc qu’en l’instant qui est le mien,

qui est aussi le tien,

 je ne m’affaire qu’à t’archiver

dans les feuillets du souvenir.

 Il sera si réconfortant,

en ces journées d’hiver

 qui ne semblent n’avoir de début ni de fin,

de me livrer au jeu infiniment renouvelé

des réminiscences.

Ainsi mon instant d’alors

sera armorié d’une possible joie,

t’amener à nouveau dans la présence,

y creuser un abri à ta dimension,

il sera le nôtre,

le témoin que rien jamais

ne peut disparaître ou s’oublier.

Pour ceci demeure en toi,

dans ce feu du jour,

 que le temps soit

notre commune mesure !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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