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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 09:59
Charlie le chevrier

Source : ‘PAJU‘ – RTS

 

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   Charlie est un enfant de la ville. Il a toujours vécu dans le labyrinthe des rues, parmi la circulation des voitures, au milieu des mouvements et des bruits divers. Un peu malgré lui, il faut bien l’avouer. Mais que peut-on faire d’autre que de subir cette existence urbaine lorsqu’on est le fils unique de parents fonctionnaires qui ne connaissent de la ruralité que quelques images d’Epinal ? Ses parents, en son for intérieur, il les nomme ‘ronds de cuir ‘, nullement d’une manière péjorative mais un peu à la façon de Courteline, avec humour et amusement. Lorsque, tout jeune enfant, Charlie le pouvait, il quittait la maison familiale et allait se promener au bord de la rivière, passant de longues heures à regarder le miroitement de l’eau, la chute des feuilles qui flottaient telles de minuscules embarcations. Parfois il bavardait avec un pêcheur qu’il connaissait, mais ce qu’il préférait c’était la solitude, la communion avec la nature. Il lui semblait alors que sa conscience s’emplissait de mille sensations qu’il pouvait archiver au creux de sa mémoire comme des biens précieux qu’il lui était loisible de ressortir, plus tard, quand il en éprouvait l’envie, afin d’en admirer le chatoiement.

   Charlie était, tout à la fois, un rêveur romantique et un garçon pragmatique qui ne dédaignait nullement de se servir de ses dix doigts et il n’était pas rare qu’il sculptât quelque branche de noisetier, il en découpait l’écorce en forme de spirale blanche, laquelle courait du haut en bas de ce qui deviendrait son bâton de marche. D’autres fois, d’une tige de sureau dont il évidait le cœur, il fabriquait un pipeau avec lequel il improvisait quelque romance. Charlie, on l’aura compris, était un cœur simple, au caractère limpide comme une eau de source, attiré par les choses sobres et immédiates, celles que l’on connaît avec le sentiment plutôt qu’avec la raison. Son enfance s’était déroulée avec une certaine facilité, il travaillait bien à l’école, ne s’y ennuyait nullement, mais souvent son regard s’échappait au travers des fenêtres, allant se nicher dans les frondaisons des tilleuls de la cour où il suivait, en imagination, le vol doré et erratique des abeilles.

   Sa vie aurait pu continuer ainsi, dans une espèce de nonchalance douce, auprès de parents aimés qui lui rendaient son affection au centuple, s’il n’avait eu connaissance, un jour, d’une proposition qui devait chambouler son existence, de manière très positive, heureuse. Ainsi s’annonçait un destin qui devint rapidement lumineux. Dans les feuilles du journal paternel, il avait trouvé une petite annonce d’une Association humanitaire qui cherchait de jeunes bénévoles à des fins de restauration d’un village de montagne abandonné de longue date. Un esprit aventureux, associé au besoin de se rendre utile, décida pour lui de l’orienter dans cette voie. Il fit trois séjours successifs, des chantiers d’été au cours desquels, en compagnie de jeunes de son âge, il rebâtit des murs, consolida des poutres, dressa des appuis de fenêtres, pava de larges dalles de schiste les perrons de vieilles maisons, lesquelles retrouvaient leur âme. Le vieux hameau d’Alasonne se dotait peu à peu du visage qu’il arborait fièrement antan, un groupe modeste d’habitats de pierres qui abritaient, essentiellement, une population de bergers. Si Charlie témoignait d’une belle ardeur quant au métier de bâtisseur, cependant elle ne parvenait nullement à occulter cette étrange passion qu’il avait vouée, depuis son plus jeune âge, aux animaux, chiens, moutons et autres chèvres dont, parfois la nuit, il rêvait.  Son réveil, toujours, le laissait troublé de ne plus pouvoir caresser les toisons bouclées, les robes soyeuses, les museaux luisants tels des fruits dans la rosée matinale.

   Trois ont passé et le vieux hameau vient de retrouver des couleurs. Des artisans s’y sont installés : un potier, un menuisier, un forgeron, une jeune femme qui crée des sacs en cuir. Il ne manquait plus que Charlie pour que la famille soit complète, un Charlie berger qui a sauté le pas, abandonné ses études. Ses parents l’ont compris et ils ont financé son installation ici, à Alasonne, ce village renaissant qui n’attend que les bonnes volontés. Charlie habite une maison qu’il a en partie reconstruite de ses mains. De dimensions modestes, certes, mais il est seul et jouit de suffisamment de place. Le toit est en lauzes grossières que surmonte le bâti d’une cheminée, les murs de belle épaisseur qui protègent du froid et de la chaleur. Attenante à la maison, une bergerie où vivent les chèvres, ces chèvres qu’il adore, il les trouve si amusantes, si capricieuses parfois, toujours taquines, prêtes à en découdre gentiment, tête baissée, cornes en avant, puis se ravisant, grimpant sur une clôture d’où elles peuvent brouter une ronce, attraper quelques baies sauvages, elles en raffolent. Face à cette si belle montagne, parmi le flux d’une vie sans accrocs, il fait bon se livrer à des occupations qui emplissent l’âme d’une félicité inentamable.

   Souvent, lorsque le Jeune Berger arpente les sentiers qui courent ici et là, son troupeau cabriolant et poussant de minces bêlements de satisfaction, il pense à ses camarades d’autrefois qui, aujourd’hui, doivent travailler dans des banques climatisées, des magasins éclairés en plein jour ; il pense à ceux qui s’entassent dans les rames de métro, à ceux qui sont pris dans les embouteillages, à la lisière des villes cernées d’un nuage de pollution. Bien évidemment, Charlie n’est nullement heureux à simplement établir ces différences avec ses commensaux, il est heureux en lui-même, au plus intime de ce qu’il est, ici, un peu au-delà du monde, une manière d’île entourée des flots verts des pâturages, des vagues rousses des peupliers, des flammes des érables, des écus d’or des bouleaux dans cet automne qui rutile et résiste autant qu’il le peut, l’hiver ne s’annonce pas encore, plié qu’il est sous les écorces, abrité par les mousses, couché sous la meute dense des tapis de bruyère.

   Souvent le soir, après la journée de travail, tous les habitants du hameau se regroupent, chacun apportant, comme dans une auberge espagnole, ce qu’il lui plaît d’offrir aux autres, un pain fait maison, un plat de pâtes, une salade composée, une bouteille de vin, des crêpes. On est joyeux autour de la table improvisée, on est installés dans une belle et fraternelle amitié. Ici, l’on ne s’embarrasse pas des problèmes de la ville, on ne disserte nullement sur la comète, on ne projette nul plan illusoire, on ne brode de perspective utopique. On vit au plus près de soi, de l’autre, de la nature. Il n’y a guère à réfléchir, à se composer un personnage, à se grimer, à se montrer sous son jour le plus favorable. Tout coule de source, tout se lève comme des épis à la première lueur du soleil. Tout se donne avec facilité. Seules les rumeurs de la ville, les complexités des liens sociaux, les calculs, faussent les rapports entre humains. Ils sont biaisés, ils sont dévoyés de leur nature propre qui devrait s’abstraire de tout intérêt, de toute recherche d’une satisfaction personnelle.

   Bientôt, quand l’hiver sera là, que le flanc de la montagne opposée se poudrera de blanc, que les arbres dévêtus ne seront plus que d’étiques ramures fouettant le gris du ciel, Charlie laissera les chèvres gambader en toute liberté. Elles ne craignent ni le froid ni les efforts à fournir pour déterrer des glands, ronger une racine puis entrer ensuite à la bergerie et y déguster orge et avoine ainsi que quelques fruits qui proviennent du verger. Derrière sa fenêtre où les vitres sont tachées de buée, le Berger se livre à son activité favorite. A l’aide de son couteau de sculpture à la lame incisive tel un rasoir, il taille dans un bois encore vert des formes qui, petit à petit, dessinent les traits de ses chers animaux. Puis, une fois le bois sec, il appliquera des couleurs à la gouache car il veut que ses créations soient réalistes, cheptel en miniature qu’il posera ensuite sur les étagères de sa cuisine, là où il a tout le loisir de les observer à sa guise. Ainsi son troupeau sera constitué de Poitevines reconnaissables à la longueur de leurs robes, de Pyrénéennes au corps massifs, de Roves de couleur rouge avec des mouchetures blanches, aux cornes généreuses. Sur les chèvres, Charlie est incollable, aussi bien les autochtones que les plus éloignées, aussi bien les espagnoles, que les grecques ou les roumaines. Aussi bien les nubiennes que les naines, ces dernières pour lesquelles il éprouve une grande affection. D’où lui vient cette grâce, cette disposition, cette affinité avec le monde caprin, nul ne saurait le dire, à commencer par Charlie lui-même ?

   Toutes les fins de semaine, après avoir confectionné ses fromages, ses ‘cabécous’ aux arômes délicats de fleurs de montagne rehaussés d’une touche de noisette, il fait la tournée des villages avec son antique fourgonnette, elle lui suffit bien pour ce périple, elle connaît tous les virages, et tous les gens d’ici l’entendent de loin. Il est bien rare qu’il ramène des ‘cabécous’ à la maison, ils sont si crémeux, fondant en bouche, si généreux consommés froids ou bien chauds, sur une tartine de pain grillée, en accompagnement d’une salade. Un bon vin du Sud, tanique, bien charpenté, à la couleur de brique, voici un accord parfait, un régal pour le palais. Parfois ses amis de la ville, ses anciens camarades d’école ou bien de lycée, viennent lui rendre visite à Alasonne et cela fait un peu d’animation dans le hameau où les enfants courent et se chamaillent pour rien, ivres de cet air de la montagne qui les surprend autant qu’il les ravit.

   Bien sûr, parfois, c’est avec un petit pincement au cœur qu’il voit ses hôtes s’égailler, remonter en voiture et agiter leurs mains au travers des vitres ouvertes. Mais le nuage se dissipe bien vite et Charlie, occupé à nettoyer la bergerie, à récurer des seaux, à remplir des auges, à flatter des doigts les belles toisons de ses chevreaux, oublie tout et s’oublierait lui-même, se perdant dans une activité sans fin si son estomac ne criait famine. Les journées sont longues encore et les tâches nombreuses qui émaillent le quotidien de l’aube au crépuscule. Et quel bonheur que de rentrer chez soi, de faire chauffer un ‘cabécou’ sur une tranche de pain maison, dans l’âtre brûlant, alors que la montagne s’enflamme des derniers rayons du soleil, que quelques chèvres gambadent devant la fenêtre, réclamant leur dû, un trognon de pomme ou un quignon de pain dur. Oui, assurément, cette vie est vraie, cette vie est bonne. Charlie ne l’échangerait contre quoi que ce soit, surtout pas pour ces objets à la mode qui courent les villes et attirent les foules. Surtout pas !

 

 

 

 

 

 

 

 

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