[DEFI – Ma maison préférée – Ni genre, ni contrainte particulière. Décrire.]
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C’est curieux, tout de même, cette impression de fuite des choses à l’amont du temps. Pourtant l’on est sûr de son propre imaginaire, pourtant les paysages, les gens, les détails sont nets, avec leurs beaux contours de réalité. On se dit ‘je n’ai pas rêvé, il y avait bien ici ce modeste hameau avec ses quatre ou cinq maisons, blotties les unes contre les autres, tout en haut de la colline, après il n’y avait plus que les champs, les chemins de cailloux, l’horizon qui montait vers la ligne des pechs, ces plateaux élancés en plein ciel, ils avaient l’empreinte d’une belle liberté, on les croyait dressés pour un avenir sans fin.’ Oui, on dit ceci et l’on sent encore dans les plis de sa chair, cette haie semée de passereaux, cette sente d’herbe qui montait sans se soucier de rien vers les habitats des hommes, ce vieux four pour faire sécher les pruneaux avec sa gueule noire, ses tuyaux de fonte grise qui surmontaient le bâti, on aurait cru à une antique locomotive perdue au milieu des terres.
On essaie encore de sentir leur densité, de humer l’odeur caramélisée des pruneaux cuits, leur peau granuleuse, ridée, gonflée par cette pulpe généreuse qui, pour un peu, sortirait à l’air libre, il suffirait d’appuyer légèrement du gras du pouce et alors quelle fête, quel suc s’échappant du passé, venant jusqu’à nous, dans sa parure mauve tirant sur le noir ! Oui, je sais, toute évocation d’un passé qui nous fut cher, outre qu’elle pourrait nous tirer des larmes, installe en nous cette manière d’incurable nostalgie, si ce n’est d’infini regret, ce sentiment d’un vide soudain et nos mains n’ont plus rien pour se raccrocher à quelque présence. Tout est toujours en fuite de soi, et cette antienne fait son bruit entêtant, cette assertion pointant, sans doute, en direction d’une légèreté humaine, d’un genre d’inconscience dont les hommes seraient coupables au seul motif du progrès et du changement, sinon du bouleversement qu’ils impliquent. Les cartes sont constamment rebattues et ne demeurent guère, dans l’éventail de nos mains, que quelques figures éteintes, quelques chiffres qui n’ont plus cours, quelques sculptures usées dont nous ne reconnaissons plus le visage. Une vague forme y dessine sa fuite.
Ce hameau des ‘Ardrieux’ a bien existé, oui et avec un rare bonheur. Mon Grand-Père maternel y habitait, dans une modeste maison grise accotée à un ancien Monastère, sévère bâtisse de pierres usées que découpaient des fenêtres à meneaux sans vitres, des pigeons en traversaient les croisées en faisant leur bizarre bruit de gorge. Ici, l’on était un peu en dehors du temps, en raison de l’éloignement du village, de la rareté des hommes. On percevait tout juste leurs silhouettes fuyantes plaquées sur le ciel de plomb. Bien évidemment, pour mon jeune âge - je devais avoir dans les dix ans -, le haut Monastère, son côté austère, son esseulement, son air déserté, renforçaient son aspect énigmatique, fantastique. On aurait dit une face de géant aux yeux vides et la petite maison de mon aïeul, plutôt que d’y trouver quelque protection, paraissait toujours menacée de possible disparition, quelques moellons de pierre se détachaient régulièrement des murs, éclataient en mille fragments, se répandaient sur le toit de tuiles brunes de l’auvent qui abritait l’entrée de la maison.
La composition du logis était plus que sommaire. Une entrée en vieux carrelages à la teinte indécise, la plupart fragmentés, dessinaient des étoiles ou bien tissaient de fuyantes toiles d’araignée. Une chambre sur la gauche, avec son lit de campagne, un sommier posé sur un cadre métallique et le dos constitué de ferrures noires où se laissaient deviner des bobèches en cuivre qui n’avaient vu le chiffon depuis bien des années. Il faut dire, mon Grand-Père, séparé de ma Grand-Mère, vivait seul et le ménage ne le concernait nullement, son travail de commis agricole occupant le plus clair de ses journées. A droite, une cuisine que le qualificatif de ‘rustique’ ne désignerait qu’à l’aide d’un sympathique euphémisme. Au plafond pendait une ampoule surmontée d’une fantaisie en verre ondulé, sa clarté ne faisait qu’éclairer le centre de la pièce, les coins demeurant plongés dans la pénombre. Une table grossière, deux ou trois chaises au cas où des amis passeraient et l’indispensable cheminée dont l’âtre, la plupart du temps, ne montrait qu’un amoncellement de cendres froides et de brandons partiellement brûlés.
Sur l’arrière, une pièce servait de débarras, le terme ‘embarras’ eût été plus indiqué. Ma Mère, souvent, confectionnait des plats pour son Père, plats que j’apportais plusieurs fois par semaine, empruntant un sentier aujourd’hui disparu. Montant la côte, j’étais toujours escorté par le chant joyeux des oiseaux et l’odeur un peu âcre des baies. Parfois je mâchais des prunelles vertes qui, à leur seule évocation aujourd’hui, diffusent sur mon palais ce nuage sauvage et rude que ma jeunesse se plaisait à goûter comme l’une des premières sensations brutes de l’existence.
Le lieu qui me plaisait le plus, dans cette espèce de vide sidéral, était la terrasse recouverte d’un toit de tuiles, bordée d’un mur à mi-hauteur, qui courait tout le long de la façade orientée à l’est. C’était un genre de pièce à vivre, à la fois intérieure et extérieure, donnant sur un paysage largement ouvert. On voyait, au-delà de la rivière, le Château Des Tirieux, ses hautes tours, son grand corps blanc, ses dépendances, les ramures vertes de ses cèdres. Puis, plus loin, les carrés réguliers des vergers et, à la limite de la vision, la ferme de mes Grands-Parents paternels où je passais le plus clair de mes jours de congés scolaires, autrefois le jeudi.
L’auvent était une sorte de bric-à-brac où venaient échouer, au hasard des activités domestiques, des paniers avec des légumes, des sabots de caoutchouc crottés de boue, des outils agricoles, quelques objets sans destination précise. J’aimais m’installer sur une chaise, face au jour qui venait de l’est, feuilletant à l’envi de vieux journaux poussiéreux, des numéros de ‘Sélection du Reader's digest’, mon Grand-Père, curieux d’esprit, y trouvait toutes sortes d’informations, un genre de condensé qui lui permettait de disposer, à domicile, du bruit de fond du monde. Il collectionnait aussi, pêle-mêle, ‘Les Cahiers du Communisme’, des livres sur Marx et Engels dont, sans doute, il ne faisait qu’effleurer les textes, piochant une phrase ici, une formule là, tant leur contenu était obscur pour un journalier agricole. Bien évidemment, à cette époque, je ne pouvais rien comprendre à leurs propos, mais de tourner seulement les pages, d’en lire quelques mots au hasard était un réel bonheur, comme d’entrer dans un domaine mystérieux sur la pointe des pieds et d’y surprendre quelque étrange formulation qui, bien plus tard, devait devenir familière. Mon Aïeul devait s’y retrouver bien mieux que moi malgré un bagage scolaire des plus réduits, ayant quitté l’école à l’âge de neuf ans. Cependant il écrivait de longues lettres à ma Mère lorsqu’il partait travailler loin. Etonnamment elles ne contenaient pratiquement jamais de fautes d’orthographe. Plutôt que d’être un communiste militant, il l’était plutôt de tempérament, un communisme ‘épidermique’ si l’on veut, toujours prêt à défendre la cause des pauvres dont, à l’évidence, il faisait partie, son sort cependant adouci par les prévenances de mes Parents.
Pendant cette période de l’école primaire j’avais, parmi mes camarades, un garçon prénommé Antoine, fils d’immigrés italiens, qui habitait l’une des maisons du hameau. Notre joyeux binôme, non content d’explorer les haies et les champs, se rendait souvent dans le mystère du vieux Monastère dont il tâchait d’explorer le moindre recoin. Nous entrions par une porte de dimension modeste, dans une envolée de plumes et une bordée de roucoulements. A l’évidence nous dérangions le peuple colombin qui se dispersait dans une manière de nuage cendré, rehaussé de touches cuivrées. C’était un peu comme un jeu, peut-être même l’expérimentation de notre juvénile puissance, nous étions plus forts que ces volatiles que nous mettions en émoi. Antoine avait la fougue de son jeune âge à laquelle se mêlait une naturelle audace attachée à l’exercice d’une vie rude. A l’époque, être fils d’immigrés voulait dire être la proie des quolibets de ses petits camarades et être considéré, en quelque sorte, comme un marginal si ce n’est un fils du vent sans foi ni loi, un sauvageon livré à ses propres pulsions.
Avec Antoine nous nous entendions bien. Je ne partageais nullement le vice rédhibitoire qu’il cultivait pour le goût du tabac. Il n’était pas rare qu’il se fît punir volontairement par le Maître d’Ecole pour une raison simple. Ce dernier jetait régulièrement, dans la cour, de longues cigarettes à peine fumées qu’il récupérait le temps que l’Instituteur mettait à fermer les volets. De la maison où j’habitais, parfois je m’amusais à l’observer. Il montait la côte qui conduisait aux ‘Ardrieux’, laissant s’échapper derrière lui de fins nuages de fumée. Toujours, sur lui, il portait un briquet de façon à ne pas être pris au dépourvu. Nous étions donc des Robinson Crusoé explorant leur île. Certes nos découvertes étaient plus que modestes, conformes qu’elles étaient à ce que livrent habituellement toutes les masures : vieilles bouteilles culottées de crasse, vieux journaux jaunis, cartons ondulés, planches, bûches de bois. Un jour parmi ces jours de modeste cueillette, à l’étage, dans un recoin de la pièce, un vieux pistolet à barillet, sans balles, heureusement pour nous. Le mécanisme fonctionnait et du fait de la trouvaille commune nous en avions un usage alterné. Je ne sais aujourd’hui ce que cette arme est devenue. Sans doute a-t-elle sombré dans un antique coffre, seule la mémoire en conserve l’inaltérable empreinte.
De la pièce du haut, nous dominions un vaste horizon, guetteurs au sommet de leur nid-de-pie, vigies heureuses auxquelles nul ne pouvait soustraire le vaste paysage apparaissant au-delà des croisées à meneaux. Ces souvenirs d’enfance sont précieux parce que inentamables, ils brillent tel un sémaphore dans la nuit. Aujourd’hui, à défaut de retrouver le passé, j’ai voulu revoir les ‘Ardrieux’ ou bien ce qu’il en demeure.
Eh bien, de cette colline plantée de quelques maisons rustiques surmontées de la bâtisse du Monastère, plus rien ne subsiste qu’un entassement de villas toutes semblables, affligées de ce vilain mimétisme qui caractérise si bien notre société actuelle, laquelle normalise les goûts, uniformise les conduites, fond tout dans un identique creuset d’où rien ne sort qu’une impression de confondante confusion. Comment s’y retrouver dans ce naïf ‘Legoland’ ? Tout est équivalent à tout, à tel point que je me suis demandé si les autochtones n’étaient des copies conformes les uns des autres, des facsimilés en écho, des Dupond et Dupont à la Hergé, interchangeables à l’infini, manières d’images se reflétant en abyme, un portrait en appelant un autre, puis un autre, ainsi sans qu’aucune différence, jamais, ne pût se donner comme signifiante. Telle cette ancienne publicité pour la peinture Ripolin que j’aimais regarder dans un agenda où mes Parents notaient tout, aussi bien leurs rendez-vous, que des recettes de cuisine ou des astuces de bonne femme. C’était en quelque sorte un genre de duplication de l’Almanach Vermot.
Sauf que le réel que j’ai rencontré n’était nullement une illustration du célèbre Almanach. Une impression de déréalisation, de dépersonnalisation, un arasement des choses qui les laisse muettes, immobiles, serties dans des vêtures qui ressemblent fort aux corsets d’autrefois, les corps y étaient comprimés, dressés, violentés si l’on veut, afin que leur géographie se conformât aux préceptes de la dernière mode qui, le plus souvent, n’est que la duplication d’une autre qui a été oubliée et qu’il convient de ressortir des archives pour en faire une nouveauté. Le processus de la mondialisation à marche forcée est consternant. Maintenant, il faut que nous soyons tous conformes à une norme, passés au moule d’une mode dont d’autres ont décidé pour nous qu’elle devait être de telle ou de telle manière. Et ceci concerne nos anatomies, aussi bien que la façon de nous comporter, de nous vêtir, de nous nourrir, sans doute au final, d’aimer aussi puisque la subversion du réel peut aller jusqu’à aliéner notre propre façon d’être, jusqu’en son plus intime.
Les ‘Ardrieux’ façon moderne, c’est l’antonyme exact de la réminiscence proustienne, cette façon si subtile de retrouver le passé, d’en extraire le suc singulier, de le reporter au présent qui le décuple et le magnifie. Certains philosophes prétendent que la sensation vécue autrefois est plus vive, donc plus signifiante que le travail de mémoire qui s’y exerce, genre d’euphémisation de la rencontre première. Combien ils se trompent, combien ils réduisent l’expérience à une simple rationalisation, laquelle dilate l’événement princeps au détriment de ce merveilleux sentiment du ressouvenir qui exalte une nouvelle fois le passé pour le féconder de tout l’intervalle temporel qui en a accru la charge de bonheur. Autrement dit le souvenir de l’amour est peut-être plus fort que l’amour lui-même. Oui, cette assertion ne paraîtra étrange qu’aux yeux de ceux qui font de la rencontre un lieu ponctuel dépourvu d’avenir. C’est être volontairement amnésique et accorder à cette perte la vertu d’un talisman que croire à l’instant passé en sa foncière et définitive valeur. Pour la simple raison que la temporalité est un flux dont, jamais l’on ne peut dissocier les phases. Tout est lié qui vient de loin, qui va loin.
Ce que j’ai vécu hier sur le mode de l’intensité ne s’est nullement arrêté à cet hier, aujourd’hui disparu ; hier a continué, se projetant dans le présent d’aujourd’hui, y déposant, telle une offrande, ce qui a eu lieu et trouve son naturel prolongement. Si l’événement originaire était le seul possible, cela voudrait dire, d’une manière strictement logique, que le temps n’existe pas, que l’instant est la seule vérité, que l’immuable et l’immobile sont les seules conditions de possibilité d’un vécu. Mais, bien évidemment, en un seul empan de signification, nous sommes, sans césure aucune, passé-présent-futur à la fois car il ne saurait y avoir le moindre hiatus se logeant au sein de nos esquisses, passées, actuelles, en projet. Pensez à la figuration en abyme du peintre de Ripolin - car il s’agit d’une seule et unique personne -, ces représentations sont de simples trajets faisant phénomène à des endroits différents du destin du peintre. Autrement énoncé : leur singulière temporalité.
La mémoire est toujours accroissement, jamais réduction, jamais aboutissement de notre propre histoire à la réduction d’une peau de chagrin. Aussi, le jugement le plus souvent hâtivement porté sur l’attitude nostalgique, en faisant une faiblesse, un gentil radotage, la mise en musique mièvre d’un passéisme - le fameux ‘c’était mieux autrefois’ -, se trompe totalement de cible. Ce sont eux, les soi-disant ‘modernes’, les censeurs du passé, qui sont dans la plus verticale erreur. Enonçant ceci, cette assertion creuse, ils ne font que saper leurs propres fondements. Un homme, une femme, parvenus à l’âge de la maturité, peuvent-ils sans risques se couper de leurs propres racines, décréter en quelque sorte leur naissance oubliée, reléguer leur finitude aux calendes grecques, encenser l’instant qui bourgeonne et le définir comme celui qui est, dans une manière d’éternité ? Non, bien évidemment. Proférant la vérité de l’instant, ils sont déjà dans l’erreur puisque leur futur leur a ôté leur précieux instant à seulement prolonger son être au-delà de cet ici-maintenant qui, certes, a beaucoup de consistance, mais n’en a aucune au regard de la fuite éternelle des choses.
Nous regardons dans le dictionnaire et voici la définition de la ‘nostalgie’ : ‘État de tristesse causé par l'éloignement du pays natal.’ Est-ce donc ce fameux ‘état de tristesse’ qui inquiète les défenseurs de l’instant ? Mais n’ont-ils jamais eu d’enfance, éprouvé plein de petites joies lors de rencontres anciennes, connu des Maîtres inoubliables, reçu des Autres qui furent, quantité d’offrandes qui, aujourd’hui, résonnent encore en eux à la façon d’une chanson, d’un refrain qu’ils ne peuvent oublier ? N’ont-ils nulle souvenance du sol natal, cette terre essentielle où plongent leurs racines, dussent-ils affirmer leur autonomie, leur liberté qui, cependant, ne saurait les exonérer de poser leurs pieds sur une assise qui les assure de leur marche ?
Certes le temps ancien ne possède nullement toutes les qualités, loin s’en faut. Mais l’actuel ‘village mondial’, cette varlope qui nivelle tous les comportements à défaut de les rendre égaux en droit, cet outil donc ramène les consciences à un tel état d’indistinction que plus rien ne fait signe en direction d’une marque saillante faisant apparaître Pierre différent de Paul, une ville différente d’une autre, une banlieue d’une autre, une voiture d’une autre. Les automobiles actuelles se fondent toutes dans un unique moule indistinct, si bien que nous n’établissons entre elles nul contraste, le mimétisme étant la règle absolue de la consommation planifiée à l’échelle mondiale.
Cet amalgame continu des genres, pour innocent qu’il paraît, n’en détermine pas moins une uniformité qui devient inquiétante au motif que notre propre liberté en est atteinte au plus profond. L’Histoire a-t-elle une logique, le cours des Civilisations un trajet depuis longtemps tracé ? Non seulement nul retour en arrière n’est possible mais le cycle des mutations successives risque bien de se renforcer au point que nulle culture, nulle tradition, nulle conduite ne se reconnaîtront plus dans ce qui adviendra comme existence aux humains que nous sommes. Humains, encore pour combien de temps ? Menacés par la tyrannie constante de la cybernétique, amoindris par les soi-disant succès de ‘l’intelligence artificielle’. Cette dernière dit bien le mode ‘artificiel’ au gré duquel elle croît, le mépris de la Nature qu’elle suppose, le règne sans partage de la toute puissante Technique. Oui, nous les générations d’antan nous sentons loin du compte, non que nous soyons incapables de maîtriser ces techniques, mais parce que nous comprenons du fond de notre expérience que le destin de l’humanité ne tient plus qu’à des séries de chiffres, que tout devient calculable, que bientôt, tracés, poinçonnés comme de simples cobayes, nous serons réduits à n’être que des objets manipulés par les puissances aveugles qui mènent le monde.
Digression, certes, mais comment l’éviter ? Dans la glace miroitante de mon rétroviseur, alors que je redescends la colline, après un crochet par ce qui fut les ‘Ardrieux’, qui n’en conserve de souvenir que ce monticule de terre où s’amasse le groupe compact des pavillons, je n’ai plus d’illusion aucune sur la capacité de l’homme d’effacer ce qui constitue son bien le plus précieux, à savoir sa mémoire, son histoire, les mille allées au cheminement desquelles un destin se trace en tant que singularité inoubliable, ineffaçable. Bien sûr les murs ne sont que des réifications de nos sentiments, de simples concrétions élevées par certaines consciences, pour d’autres consciences. Les murs de Ninive, de Jéricho, les hautes Tours de Babel ont disparu ou bien il n’en reste que de simples témoignages ruinés, partant pathétiques. Quelques Touristes bavards et distraits en prennent acte, photographiant ici et là, tel fragment de pierre, tel témoin usé de ce qui fut et dort maintenant d’un sommeil profond déserté de songes. Comment pourrait-on encore rêver à quoi que ce soit quand vos fondations qui, en même temps, sont vos fondements ont été mis à bas, ne suscitant même plus un étonnement dont on eût pu tirer quelque leçon, donner le site à quelque interrogation ? Au rêve il faut l’espoir, au rêve il faut la liberté.
Je n’ai pas revu Antoine depuis des décennies. Je ne sais ce qu’il est devenu. Verrait-il la métamorphose - non, je veux dire la démolition pièce à pièce - des ‘Ardrieux’, aurait-il au moins un pincement au cœur ? Songerait-il au vieux Monastère dont nous avions fait notre ‘Speranza’ pour rejoindre la mythologie de Robinson ? Ferait-il au moins tourner le barillet du révolver avec autant d’habileté qu’autrefois ? Introduirait-il, dans chacun de ses logements, cette myriade de beaux souvenirs qui tissèrent à notre enfance une toile qui fut de soie, qui n’est plus que de coton, des ajours s’y voient pareils à la fuite des jours ? Ce barillet qui tourne ne pourrait-il constituer l’allégorie du temps qui passe et caracole avec sa belle circularité, un éternel recommencement dont, jamais, nous ne souhaiterions interrompre le cours ? Je pense à ceci, à cette idée qui n’en est une, plutôt une manière de lubie. Maintenant je ferme les yeux, me livrant tout entier au carrousel des images d’autrefois. Se détache avec netteté la silhouette des ‘Ardrieux’ dont personne, jamais, ne me dépossèdera. Peut-être le seul avoir réel qui soit !