Sans doute devais-je avoir une prédestination qui, infailliblement, m’avait guidé vers la chaîne des Puys d’Auvergne. Il faut dire, mon métier de géologue expliquait mon point de chute. J’étais né en un endroit bien éloigné de celui-ci, dans le Midi, y avais vécu jusqu’à l’âge de mes études puis j’avais migré en ces terres volcaniques sur lesquelles j’effectuais mes recherches et y étais resté toute ma vie. Autrement dit, j’étais devenu une manière d’Auvergnat pierreux qui ne vivait que du contact avec les volcans, les vastes horizons, la brume parfois et le vent qui érodait les cratères usés par des millénaires et des millénaires. J’habitais à Caldeyrac, charmant petit village d’où se laissait découvrir le Puy de la Bannière, son sommet arrondi couvert de végétation, une tour ruinée lui faisant face depuis une haute colline. J’avais acheté, dans le bourg, une petite maison bâtie de sombres pierres volcaniques qu’égayaient des joints de ciment blanc. Parfois, à la belle saison, surtout aux premiers jours d’automne, je passais de longues heures à regarder le paysage aux teintes flamboyantes.
Tous les jours, avant de me rendre à mon travail, je faisais un tour du village. Parfois je m’asseyais sur le banc de pierre d’une petite place, face à un puits qui en constituait l’ornement essentiel. Au-dessus du bâti il y avait une belle ferrure en forme d’arabesque qui portait en son extrémité une poulie rouillée. Quelques planches rustiques étaient posées sur le haut de la margelle. Il m’arrivait, au titre d’une simple curiosité naturelle, de coller mon oreille contre le couvercle de bois. J’entendais alors le crépitement de gouttes qui, détachées du sommet, allaient frapper l’eau située plus bas avec un doux clapotis. Il m’était aussi arrivé d’entendre, après une période de fortes pluies, un ruissellement sourd dont je pensais qu’il devait rejoindre, par un réseau souterrain, d’autres nappes d’eau qui s’étendaient loin, peut-être même bien au-delà de la chaîne des Puys. Mon imagination s’abreuvait à cette source clairement perceptible et le chant de l’eau m’accompagnait la journée durant lors de mes pérégrinations dans la gueule sombre des volcans éteints.
Ce matin le temps est beau, clair, la chaîne des Puys visible sur toute sa longueur. Je suis assis sur le banc face à la fontaine. Il est trop tôt encore pour que des Villageois déambulent sur la Place. Je suis seul avec le murmure du puits, le chant des oiseaux. Parfois un chat en maraude passe, on ne voit guère qu’une traînée noire au bord des caniveaux. J’ai amené un livre de nouvelles, ‘L’Enfant de la haute mer’ de Jules Supervielle, j’aime beaucoup ses phrases simples, son style fantastique, ses personnages qui paraissent flotter au-dessus du réel, étonnante fiction qui, soudain, vous arrache à vous-même pour vous emmener loin, très loin en des contrées inconnues qui ressemblent à des mirages. Soudain j’interromps ma lecture. Il m’a semblé entendre une voix. Je me retourne, interroge l’espace des rues qui est désert. J’ai dû rêver, sans doute, me laisser piéger par ces histoires qui sollicitent l’imaginaire, dissolvent tout ce qui est matière, annulant les corps pour ne laisser flotter que des âmes indécises qui vont de-ci, de-là, au hasard des brises et des courants d’air. C’est une voix modulée, fluide, comme venue du plus loin de l’espace, d’un temps illisible, une voix qui résonne quelque part en écho, rebondit sur les falaises brunes des maisons, frappe aux lourds volets de bois, se fond dans l’air qui tremble. Un silence, long, puis à nouveau « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ».
Je quitte mon banc, bien décidé à faire se lever ce voile de mystère. Seulement le bruit de mes chaussures sur les dalles inégales du sol. Puis la voix ressurgit, comme si elle s’adressait à moi seul, voulait attirer mon attention. Je m’approche doucement du puits. C’est bien de là que vient ce son étrange dont je ne sais quelle peut bien être l’origine. Je colle mon oreille aux planches de bois et à nouveau « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ». J’essaie de soulever les planches mais elles sont fixées à même le bâti de pierre. Alors je retourne à la maison, prends un pied de biche, ma torche puissante qui me sert à l’exploration des cratères des volcans. A nouveau près du puits. La voix est maintenant plus sourde, comme nappée de coton. Je l’entends tout de même et reconnais la même bizarre antienne qui semble jouer d’elle-même « ÉHOOO, ÉHOOO ... OOOHÉÉÉ ». J’engage le pied de biche dans l’intervalle entre deux planches. Un long craquement puis la fermeture cède. Un fin brouillard monte du fond du puits, saupoudre mon visage. Tout au fond j’aperçois la lentille d’eau qui scintille, un vif argent qui paraît être immobile depuis le lointain du temps. J’allume ma torche, règle le faisceau dans sa plus grande largeur. Les parois sont recouvertes de mousses, de fougères naines, des racines venues des arbres proches dessinent un réseau blanchâtre qui se perd dans des lueurs d’étain.
Je regarde alentour, dans l’inquiétude que des gens ne découvrent mon étrange manège. Mais tout est calme. Caldeyrac abrite surtout des personnes âgées qui ne se lèvent guère tôt, profitant de la douceur des draps avant d’entamer une nouvelle journée. Puis, soudain, je découvre dans l’épaisseur du mur circulaire une échelle de fer rouillé qui descend à la verticale et paraît s’arrêter devant une cavité sombre qui débouche à peu de distance au-dessus de la nappe d’eau. Je suis chaudement vêtu, ma torche est quasiment inépuisable, mon courage est inentamable, aussi, après avoir fait glisser les planches de manière à ce qu’elles obstruent à nouveau l’ouverture du puits, je commence ma descente.
De temps en temps, la petite ritournelle « OOOHHÉÉOOOHÉÉ » vient frapper mes tympans et m’encourage à poursuivre ma quête. Les barreaux sont glissants, aussi dois-je bien assurer mes chaussures de géologue sur chaque montant, m’agripper solidement afin de ne pas chuter. Maintenant, me voici arrivé au niveau de la cavité que j’observais depuis le cercle supérieur du puits. Je balaie les parois du faisceau de la lampe torche. Tout est de calcite blanche, immaculée et c’est un peu comme si je remontais en un temps originel, peut-être celui de ma naissance et au-delà. Le boyau est plutôt étroit, aussi ne puis-je avancer que courbé, évitant les filets d’eau qui courent partout, les crevasses, les espèces de moignons qui, ici et là, sortent du long couloir avec des allures de visages menaçants. Puis voici que cela s’ouvre, que cela s’éclaire. Devant moi un plafond immense avec les hallebardes de ses stalactites, les excroissances de ses stalagmites aux formes si variées, si figuratives, avec leurs draperies translucides. Mon regard grimpe le long d’une immense colonne. Tout là-haut, un œil rond par où se laisse voir une trouée de ciel clair, un azur délavé qui tremble dans la lumière. Je ne sais me décider, choisir entre un aven qui débouche en plein jour ou bien l’ouverture d’un puits et l’eau, ici en bas, qui peut être recueillie par d’invisibles habitants. J’arrive à un étrange carrefour, un genre d’étoile comme on en trouve dans la Forêt de Saint-Germain-en-Laye, Etoile de la Muette, Etoile du loup, ces layons qui partent en faisceaux dans toutes les directions de l’espace. Je ne sais où aller mais me laisse guider par la voix, toujours lointaine, toujours modulée, pareille à une comptine d’enfant ne jouant que sur les voyelles « OOOHHÉÉOOOHÉÉ ». C’est étonnant combien je suis inquiet et rassuré à la fois, comme si j’entendais une voix familière venue de l’autre côté du monde, me demandant de venir à sa rencontre.
Maintenant c’est un genre de sentier lumineux qui s’étend devant moi, en pente douce, des puits de lumière par lesquels la clarté tombe dans le monde d’en bas. Ils me font penser à ces oculi du Canal Saint-Martin, à cet étrange clignotement qui surprend les visiteurs embarqués sur des péniches. A ma droite, une sorte de canal où court une eau claire. De loin en loin des barrages de moraines font des lacs où viennent s’alimenter les puits. Oui, les puits car à chaque cercle de lumière correspond un bâti reposant sur la terre ferme. A intervalles réguliers j’entends le sourd bruit des seaux qui cognent l’eau, se remplissent, puis le bruit de chaîne s’enroulant sur la poulie, puis un éclair lorsque le récipient rencontre la flamme vive du jour. Ici donc, au-dessus de ma tête, des Existants viennent puiser de l’eau pour la boisson, la cuisine, sans doute pour la toilette aussi.
Je marche très longtemps dans ce clair-obscur, mon visage s’illuminant en cadence des flaques de clarté qui le visitent à chaque passage sous la cavité creusée dans la roche. Jusqu’ici je ne pouvais nullement imaginer tout ce riche réseau souterrain, ses ramifications infinies pareilles à des rhizomes dans la nuit profonde de la terre. Mon démon de la géologie a bien vite fait de les baptiser, ces puits. A chacun je confie le nom d’un puy : puy des Marais, puy de Goulvy, puy de l’Espinasse, suc de la Louve, puy de Tressous, puy de Nugère. Bien sur je sais que les puys d’Auvergne sont des élévations, des cônes se jetant dans l’eau infinie du ciel. Mais par un simple jeu d’homophonie, joint à un jeu imaginaire, j’inverse les valeurs, je ne garde du puy que le creux de son cratère, je le métamorphose en un cercle de pierre que je destine aux besoins des hommes. C’est un peu comme d’être magicien dissimulé par les plis de terre et d’offrir aux Vivants cette inépuisable provende qui est le suc même de leur chair.
Ma torche, vacille parfois, puis reprend de la vigueur. Sous terre on n’a nullement conscience du temps. Le temps des horloges a disparu, remplacé par le temps des pulsations cardiaques, par la mesure de mes pas, par le halètement de mon souffle. La voix, qu’un instant j’avais presque perdue, la voici qui revient à moi avec un troublant coefficient de présence. C’est comme si elle murmurait à mon oreille une chanson d’autrefois qui aurait été ensevelie sous la cendre des jours. «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», puis à nouveau « HHHÉÉÉOOOHHHÉÉÉ », si bien que je jurerais être sur le point de découvrir un secret. Un bruit de chaîne au-dessus de ma tête. Le grincement d’une poulie. Une cruche de terre vernissée remonte vers la surface. J’aperçois la gueule claire du puits avec l’échancrure qu’y dessine la cruche. Une échelle de fer. Je gravis les marches une à une. Des gouttes d’eau chutent de la margelle et parfois mes yeux en sont remplis. «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», maintenant le son provient de l’extérieur, me hèle vers ce que je pense être une sorte de fête. Je viens de franchir les dernières pierres qui ruissellent de rosée. Je dois mettre mes mains en visière afin de ne pas être ébloui. Au-dessus de la margelle j’ai pivoté, regardant les ténèbres du puits. Tout au fond la teinte d’argent de la feuille d’eau. C’est un miroir qui me renvoie mon image. J’articule clairement, distinctement, avec des modulations dans la voix mon incantation au monde de l’eau «OOOHHÉÉOOOHÉÉ» ,encore une fois «OOOHHÉÉOOOHÉÉ», encore une fois «OOOHHÉÉOOOHÉÉ».
Comme c’est curieux. En un instant me voici redevenu l’enfant que j’étais vers l’âge de huit ans. Je viens de puiser une cruche d’eau pour la table. Près de moi la citerne où nagent les carpes rouges et noires auxquelles je jette des miettes de pain qu’elles happent goulument. Je passe tout contre le vieux magnolia chargé de pétales qui embaument. Je traverse la rue. En face, ‘La Petite Maison’, celle de mon enfance avec sa marquise de tuiles, son marronnier planté dans le jardin, la couleur rouille de ses volets. Je pousse la porte de la cuisine. Mes Parents sont à table. « Eh bien, Jacques, tu en as mis un temps pour puiser une simple cruche d’eau ! On te croyait parti pour un autre monde. À la bonne heure, nous te retrouvons, et avec une belle eau fraîche en prime. » Ma Mère remplit les verres qui font un tintement de cristal en se choquant. Nous sommes tout simplement heureux. « Si mes Parents savaient d’où je viens », pensais-je en répondant à leur sourire. C’est si loin dans le temps, si loin dans l’espace. Oui, si loin !