Frédéric Bouché
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A Lyliane
Que savais-je des Formes ?
Etaient-elles simplement des liens
qui unissaient le divers,
me le rendaient connaissable ?
Que savais-je ?
Etais-je une Forme au moins,
une ligne qu’on pût approcher,
ne craignant nullement
qu’elle ne m’échappe,
ne se dissolve dans l’espace,
ne s’évanouisse dans le temps,
ne se perde dans l’abîme
de la mémoire ?
Et Toi, l’Inapprochée,
étais-tu une Forme,
une ligne flexueuse à la Léonard,
une pluie de silence,
un vent que nul souffle
ne pouvait porter ?
A la vérité, je ne savais
comment t’approcher,
encore moins te parler.
Peut-on tenir langage
à Quelqu’un qui n’existe pas ?
Peut-on avoir commerce
avec Ceci qui ne dit rien,
se dissimule derrière une vitre
et vibre de cette native étrangeté ?
Peut-on, de soi, s’élever
et rencontrer
Celle qui n’apparaît
qu’à se dissimuler ?
Irrépressible tentation
de se saisir de Ceci même qui résiste.
Peux-tu au moins comprendre ceci,
le déposer à la cimaise de ton front,
en faire une vérité que nul ne pourra contredire,
contre laquelle nul glaive ne pourra porter sa lumière ?
Il est si tragique d’être là, en arrière de soi,
de ne point s’exiler de son corps,
de demeurer dans l’insu
qui fait ses coups de gong
et le boulet de la tête résonne
de bien étiques paroles.
Parlerais-tu et je serais
sauvé de moi,
de toi aussi car alors
je pourrais poser sur ta fuite
les mots pour te retenir.
C’est ceci, le langage,
cela retient, cela détoure les Formes,
cela les arraisonne
et le lexique égrène son chapelet
à chaque fois nouveau
et les Formes qui étaient inconnues
deviennent familières
et nous ne sommes plus seuls au monde,
la fable, le poème, l’ode sont présents
qui nous assurent de notre être,
mais aussi de ceux des Autres,
ces Erratiques qui, toujours glissent vers le Néant
sans qu’il ne soit aucunement possible
de les retenir de chuter dans ce Vide
qu’ils redoutent mais qui les fascine.
As-tu déjà au moins une fois éprouvé
cette sensation étonnante
d’une soie qui se défait entre les doigts,
il ne reste plus bientôt que quelques fils
et les mains pleurent d’être ainsi désertées.
Si tu l’as connu, tu m’as aussi connu.
Je suis Celui aux mains aveugles
qui cherche une navette
et ne rencontre jamais que son contour,
cette promesse de tissage
qui se dilue dans les coulisses
du jour blême.
Oh, bien sûr, j’ai essayé
de mettre des noms
sur ta singulière esquisse.
Pénélope, par exemple,
mais tu défaisais la nuit
ce que tu avais fait le jour.
Circé, par exemple
et j’étais Ulysse enchaîné sur son mât,
oreilles bouchées de cire
et je désespérais de ne jamais connaître l’Amour.
Phèdre, par exemple et j’étais Hippolyte
et je courais après une ombre incestueuse.
Formes
Formes
Formes
J’ai proféré ton nom par trois fois,
à la manière d’une incantation.
Me revenait un écho,
qui n’était que ma propre image
réverbérée par l’ombre du Rien,
un mince tremblement
à la lisière de l’heure.
Je n’avais plus ni passé, ni présent,
et n’aurais nul futur
où pouvoir creuser ma tombe.
C’est toujours une grande désolation
que de mourir à soi
dans les fissures inaccessibles
du temps.
Certes, je te savais
la Figure multiple des Métamorphoses.
Chenille, chrysalide, imago,
tu glissais en toi avec de curieuses
oscillations ophidiennes.
Si bien qu’il n’aurait servi à rien
que je me fusse ingénié à te rendre captive.
Peut-on emprisonner une fugitive ?
Peut-on clouer le vent du Nord
à une croix de bois ?
Peut-on faire de la cascade
une statue de cristal ?
Peut-on rapprocher les signes du Morse
afin de nous les rendre intelligibles ?
Peut-on faire se lever des cathédrales
à partir du silence ?
Peut-on donner Forme
à ce qui n’en a pas ?
Ton corps griffu.
Tes pattes de rapace.
La fente de ton sexe empalée
sur l’ossature de l’Oiseau-Poisson.
L’équerre de tes coudes
ô Mante sacrificielle,
le menu de ta poitrine-Sauterelle.
La broussaille de tes cheveux,
leur buisson d’épines.
Les trous de tes yeux,
ces plis d’Outre-Tombe.
Les serres de tes mains
qui ne happent que le vide.
Oui, je suis le Vide
au centre de toi.
Oui, je suis le Néant qui enfle.
(Toujours, pour les Autres,
nous sommes le Néant),
oui, je suis le Sans-Nom
qui n’ayant aucune Forme
peut les prendre toutes.
Oui, je suis la Forme
qui cinglera ton corps
de l’intérieur,
le réduira en cendres.
D’elles tu ne renaîtras
puisque tu n’es le Phénix.
A vouloir être
Toutes les Formes,
voici que tu as procédé
à ta propre dissolution.
Femme, seulement Femme
jusqu’au bout de tes doigts,
la pliure de ton sexe,
la courbure de tes pieds,
voici ce à quoi
tu aurais dû te résoudre
depuis ta Forme humaine,
simplement humaine.
Jamais l’on n’outrepasse
sa condition mortelle.
Sans doute voulais-tu
ressembler aux dieux ?
Mais tu sais bien qu’ils ne sont
qu’une fable,
l’invention
d’habiles mythologues.
Forme tu étais.
Forme tu es.
Forme tu seras.
Humaine,
rien qu’humaine !
Qu’au moins ceci te serve de leçon.
Tu n’auras de nouvelle chance.
Une Forme, pas plus, ainsi est ta destinée.
Ainsi est la mienne qui en est le double.
Afin de créer une Nouvelle Forme
il nous eût fallu nous accoupler !
Je crains qu’il soit trop tard,
le jour baisse
et la nuit sera bientôt là
qui nous dissoudra.
Au seuil de l’ombre,
dans les nuées de suie,
dans la terrible complexité
de l’invisible,
il nous faut consentir,
l’espace d’un rêve,
à n’être plus rien
que des paroles
vides de mots.
Que l’aube enfin,
que l’aurore enfin,
que le zénith enfin
nous fassent Formes pour toujours.
De ceci nous sommes en attente
mais aphasiques nous sommes
et nos prières meurent
dans l’éternel silence !