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14 août 2020 5 14 /08 /août /2020 08:59
Géométrie et finesse

               Océaniques – à Essaouira Sidi Kaouki

                      Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   Nous regardons cette image et, d’emblée, nous sommes dans un régime confusionnel, comme si, à l’horizon de notre regard, ne se montrait qu’un monde chaotique, privé de la moindre signification. Un seul instant, imaginez-vous avançant à tâtons, dans un sombre réduit que ne trouerait que le faible halo d’une pathétique ampoule. Vous seriez perdus, n’est-ce pas ? Vous n’apercevriez rien que du sombre et de l’occlus ? En quelque sorte vous seriez dépossédés de votre être au point même que votre nom vous paraîtrait une étrangeté dont il vous serait presque impossible d’articuler la première de ses syllabes. Pourtant, il y a peu, votre patronyme vous était familier, vous le portiez en sautoir tel l’emblème dont votre esquisse se vêtait afin que, dans la foule, vous ne demeuriez une entité inconnaissable, un simple numéro égaré parmi la multitude. C’est toujours ceci qui se manifeste, une manière d’effroi face à ce qui demeure plus qu’un secret, l’inquiétude même logée au cœur d’une réalité dont on ne perçoit qu’une fumée à défaut d’en connaître l’origine, ce feu qui l’alimente qui, pour l’instant, ne vous est nullement accessible. Le sera-t-il seulement un jour ?

   Mais revenons à cette représentation qui nous tient en échec, comme si nous étions en-deçà de nos habituelles possibilités, amputés des réflexions qui nous sont familières. Qu’y voit-on ? Tout en haut, une barre rouge couleur de sang, s’éteignant sur les bords dans un noir de suie. Puis, plus bas, d’autres séries de barres. Ce pourraient être des néons de fête foraine qu’un voile discret souhaiterait dissimuler à nos yeux. Des bandes de plus en plus larges, celles du haut teintées d’un bleu assourdi situé entre paon et cæruleum, Puis de plus en plus claires, se mêlant à un beige léger, à une touche d’ambre, de blond vénitien. Puis des étendues dépigmentées, proches d’un blanc que rehausserait une touche de sable. Voyez-vous, ici nous avons affaire à un genre de simulacre graphique  tellement empreint d’une mystique qu’il pourrait nous situer devant l’une de toiles d’un Rothko des années cinquante, horizontalités esthétiques s’inscrivant dans le mystère de la sphère religieuse. Un effleurement seulement. Le Sacré, jamais, ne se dispense selon le modèle des catégories réifiées. Il y faut de l’esprit, du songe, une aptitude à la méditation et, par-dessus tout, l’effusion de l’âme sans laquelle rien ne se donnerait qu’un objet du quotidien à destination ustensilaire.

 

Géométrie et finesse

   Toute perception, de laquelle découle la sensation assortie de toutes ses valeurs herméneutiques, s’origine à une saisie soit de type conceptuel, soit intuitif. Ici, l’abord privilégié a été celui du concept au gré duquel faire apparaître des motifs classés dans l’ordre rationnel des catégories : formes, couleurs, proportions relatives, similitudes et différences. Si ces manifestations demeurent conceptuelles, elles ne peuvent se doter que d’un point de  vue géométrique, abstrait, dépouillé de toute approche poétique ou sensible. Ainsi elles parcourront un espace de coordonnées précises  pouvant se déterminer selon le mode d’abscisses et d’ordonnées, autrement dit recevoir le modèle de figurations douées d’exactitude. Ainsi pourra-t-on dire que tel plan est situé dans une position médiane, qu’il est plus ou moins étendu, qu’il se rapporte aux autres plans avec lesquels il joue dans un rapport de stricte proportionnalité. Disant ceci, nous n’aurons fait qu’énoncer les lois fondamentales de « l’esprit de géométrie ».

   Bien évidemment, nommer un tel esprit fait immédiatement surgir, en corolaire, celui qui le complète, à savoir « l’esprit de finesse ».  Si la géométrie en appelait au concept, la finesse, elle, se réfère à la seule intuition. Ainsi les remarques subtiles naissent-elles bien plus volontiers au voisinage d’une fugitive impression, d’un « état de grâce » soudain, d’une conscience immédiate des choses que d’une savante élaboration due à quelque équation complexe. Evoquer ces deux modes de rencontre du réel, c’est en appeler à deux processus mentaux fondamentalement antonymes : celui de la logique s’affrontant à celui de l’esthétique. Dans le premier cas on parle de « formulation discursive des énoncés », de l’autre « d’évocation sensible des manifestations ». Il y a plus qu’une nuance qui sépare ces deux modes d’appréhension, une réelle césure les isole chacun dans  un domaine qui leur est particulier dont, jamais, on ne peut penser qu’ils puissent se fondre dans l’intimité d’un unique creuset. La géométrie, qui a pour mère la science, ne peut s’envisager que sous la figure d’une stricte mathématisation des choses, d’une objectivité sans faille, d’une argumentation qui, jamais, ne laisse la place à quelque fantaisie. L’intuition, rejeton de la poésie, fonctionne sous les libres images de la métaphore, sous les frondaisons de l’immatériel, sous le régime pulsionnel des émotions et des affects. La géométrie ne se donne jamais en dehors d’une topique (à savoir d’un lieu effectif du réel), alors que l’intuition, précisément, se ressource continuellement à ce flou atopique (tous les lieux comme absence de lieu originel) qui la dote de tous les pouvoirs de création et de renouvellement infinis.

   L’œuvre évoquée au début de ce texte est-elle maintenant si éloignée de notre champ de vision que nous n’en percevrions même plus les lignes fondatrices ? Si nous la regardons par la médiation de la clarté évidente de notre intuition, que se produit-il alors ? Nous quittons aussitôt cette tentation logique, cette inclination positiviste qui, toujours, nous met en demeure de fournir une explication plausible à tout phénomène surgissant au plein de la conscience. Il nous faut renoncer à être géomètres, consentir à devenir, sur-le-champ, des êtres désincarnés, tels les poètes qui ne se sustentent guère qu’à l’aune de leur chimérique condition, de leur cheminement symbolique. Ce que visent ces étonnants personnages n’est rien de moins que la pierre philosophale, autrement dit cette matière qui n’en est plus une, tellement un corps subtil est, par essence, éthéré, intangible, insubstantiel. Poétisant, il ne vise nullement le réel. Poétisant il devient le poème lui-même, le corps des mots.

   Créer opère toujours une manière de transsubstantiation. Une métamorphose s’empare de vous et, dès lors, vous ne pouvez, tel Narcisse, que vous appartenir dans l’image que vous renvoie le miroir. Votre chair, essentialisée, flotte identique aux drapeaux de prière des Tibétains. Vous n’êtes plus là où vous croyez être, vos deux pieds solidement amarrés à la terre ferme. Vous volez haut, au-dessus des territoires vierges, immaculés de l’Himalaya, quelque part  du côté du Ladakh, du Népal, du Bhoutan. Etes-vous homme encore ou bien « cheval de vent », ou bien Garuda, cet aigle géant mythique qui peut tout voir, embrasser mille paysages alors que les Terrestres ne voient qu’un même horizon, si bas, si bas. Des mots pareils à des phalènes sortent de votre bouche. Ils naissent tout seuls, comme par enchantement : « Akashpura », « Vayapur », « Agnipura », « Nagpura », « Vasupara ». Vous n’en connaissez pas la nature exacte, telle qu’elle pourrait découler d’un concept. Vous en saisissez seulement la magie incantatoire. Votre tête ne les sait pas, mais votre corps les sécrète tel un miel des hauts alpages. Ils disent, tout contre le pli de votre âme, la voûte céleste si bleue, le vent si puissant et les nuages si doux ; ils disent  le rayonnement du feu, la pureté de l’eau, la croûte brûlée de la terre. Ils disent le tout de l’homme lorsque, s’absentant de ses manies de mesure et de comptabilité, de ses obsessions de quantifier la moindre chose, d’étiqueter l’abeille, de poinçonner la tête du cheval, d’estampiller le vol de la mouche, il consent enfin à devenir ce que, sans doute en son fond, jamais il n’a cessé d’être, un chercheur de mythes, de songes et de légendes.  

   Alors, regardant cette belle photographie, devenez donc des elfes, de malins génies, des chemineaux en quête de Baba Yaga, celle qui ravit les petits garçons pour les faire rôtir ; le Berserker, ce guerrier-fauve capable des plus invraisemblables exploits ; Cerbère, le chien à trois têtes qui surveille l’entrée des Enfers ; le Dahu aux cornes fines, au pelage brun, aux sabots blancs qui hante les montagnes de son mystère ; devenez des Elfes, ces êtres minuscules capables de se percher sur une branche, de dialoguer avec l’oiseau ; soyez Golem, cet humanoïde pétri d’argile dénué de parole ; prenez la forme de l’Hippogriffe, mi-cheval, mi-aigle ; imitez l’Inugami, « dieu-chien », être magique des contes japonais ; adoptez l’étrange allure du Kobold, ses oreilles pointues, son long nez, fumez son éternelle pipe qu’il porte à la manière d’un sceptre ; habitez le corps de la Licorne, symbole de pureté et de grâce, en quête de toute virginité qui se présenterait devant sa redoutable corne d’ivoire ; adoptez la physionomie étonnante de la Manticore, corps de lion, visage d’homme, queue de scorpion ; dissimulez-vous sous les traits de Méduse, Euryale ou bien Sthéno, ces terribles Gorgones dont vous hériterez de l’immortalité ; glissez-vous dans la forteresse de muscles du Minotaure, corps d’homme, tête de taureau ; Nâga-serpent, vous garderez les trésors de la nature et apporterez la prospérité ; Ondine assise sur la margelle des fontaines, vous n’aurez de cesse de peigner vos longs cheveux face à l’eau qui est votre royaume ; Salamandre, vous vivrez dans le feu souhaitant que, jamais, il ne s’éteigne, moment de votre disparition ; identifiez-vous  à Succube séduisant les hommes pendant leur sommeil ; apparaissez sous les traits inquiétants de la Tarasque, vous détruirez tout ce qui se trouvera sur votre passage ; engagez-vous parmi les Valkyries, vous distribuerez la mort et emmènerez l’âme des héros au Walhalla, le grand palais d’Odin ; enfin adoptez la silhouette de cette « jeune femme d'une grande beauté et vêtue d'un kimono blanc ; [qui] avait la peau d'une blancheur irréelle, de longs cheveux noirs et des lèvres bleues. Quand elle marchait, elle semblait glisser au-dessus du sol ». Alors, vous serez  Yuki-onna, « femme des neiges » du folklore japonais.

   Quand vous aurez fait tout ceci, que votre aptitude à la métamorphose sera devenue pareille à une seconde nature, alors vous ne regarderez plus les images avec un œil géomètre mais avec celui d’un poète qui n’épuise jamais le réel mais le pare de ses plus beaux atours. Le sous-titre de la photographie « Océaniques », le lieu dont elle est la mise en scène - Essaouira, dans ce Maroc de légende -,  seront les sésames vous permettant d’accomplir le voyage au-delà de vous-mêmes, dans ces contrées magiques qui ne demandent qu’à être visitées par le « troisième œil », encore nommé « Œil intérieur » ou « œil de l’âme », par qui advient la connaissance de soi. Cet organe mystérieux dont les Indiennes se parent, ornant leur front d’une goutte rouge semblable à un talisman. Tous nous avons, en nous, dans le secret de nos existences, cette mystérieuse puissance, cette surprenante énergie au gré de laquelle nous ne sortons de nous que pour y faire retour avec la force d’une joie neuve et inépuisable. Alors le monde ne sera plus un spectacle comme un autre mais le lieu même où nous serons en osmose avec lui. Ceci ne dit jamais que la vertu de la contemplation quand, déportée de l’aride géométrie,  elle nous montre la voie du Poème. Cette image est poème, assurément. Visons-là de cette manière qui est la seule qui puisse convenir. Nous y percevrons alors le sens pour nous que, toujours nous butinons, sans bien en remarquer la subtile fragrance. Oui, tout se donne à la façon d’une odeur pourvue d’une note raffinée. Il faut savoir sentir avec la belle polysémie qui résonne dans ce mot. « Être vivant doué de sensibilité », « Percevoir par l’odorat ». Peut-être « être vivant », n’est-ce que ceci : « sentir ». Oui, SENTIR !

Géométrie et finesse

[La collecte des « créatures fabuleuses » a été réalisée avec l’aide de Wikipédia.]

 

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