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19 août 2020 3 19 /08 /août /2020 08:57

Voyez-vous, parler des couleurs, c’est comme parler du temps ou de l’espace. C’est une tâche infinie au motif qu’une couleur en appelle toujours une autre, que les gradations de l’une à l’autre sont inépuisables, que notre naturelle subjectivité en précise les contours à sa propre manière qui n’est nullement celle des autres qui ont à juger de ces formes polyphoniques. C’est le pur domaine de la sensation, aussi convient-il de puiser en soi les ressources qui les définiront, ces couleurs, et les inscriront sur l’intime palette que notre regard intérieur définit en tant que notre climatique particulière. Nous sommes si sensibles à leur phénomène que, le plus souvent, elles prennent valeur symbolique. Ainsi le noir indique-t-il le deuil, le blanc la pureté, le jaune l’énergie, le vert l’espérance, le bleu le rêve, le rouge la passion, le rose la sensualité. Mais ce sont encore des généralités qui n’ont de valeur qu’universelle et ne nous concernent que d’assez loin. Peut-être attribuons nous à telle couleur des vertus autres que celles que lui confère la tradition ? Nous sommes d’abord des individus qui nous questionnons nous-mêmes avant d’interroger le vaste monde.

   Ce qu’il faut faire, c’est particulariser la notion de couleur, en faire une singularité de la vision telle qu’unique en son genre. Il faut différer du concept commun, faute de quoi nous ne ferions que peindre et repeindre de touchantes images d’Epinal. Imaginons ceci : le monde est encore partiellement incréé, chaotique, doué d’énergies primordiales qui bouillonnent et s’impatientent de surgir sur la grande scène de l’Univers. Pourrait-on dire qu’on voit quelque chose de distinct, d’approximativement formé, le contour d’une chose, le dépliement d’un sens ? Non, on ne voit rien et c’est comme si les yeux étaient immergés dans un genre de chaudron où nagerait une poix épaisse, gluante et nos yeux seraient soudés et nos yeux seraient aveugles. Tout est NOIR, dans le noir le plus absolu qui se puisse imaginer. Un noir qui serre les tempes, entoure le corps de bandelettes de momie, soude la conscience au rocher sourd de l’anatomie. Un noir pareil à une pierre d’obsidienne plongeant au cœur de sa propre nuit. Autrement dit un noir qui immobilise et ne produit nul avenir, seulement un point fixe d’où rien ne peut émerger que le trouble confondant du Néant. Le noir comme fermeture absolue.

   Puis Cela a bougé. Cela a frémi. Pareil au vent léger qui, plus tard, parcourra les plaines d’herbe de la Terre. Cela s’est levé de soi, pur prodige de la parution lorsqu’elle ne connaît nulle cause externe, nul enchaînement qui en expliqueraient le surgissement. Cela s’est fait se faisant. Cela a surgi surgissant. Le noir s’est comburé de l’intérieur, s’est ruiné en quelque sorte, a procédé à sa propre destruction. On entendait de grands pans de noir chuter dans des cloaques infinis, ils bruissaient encore des spasmes du Rien.

   Cela faisait un genre de borborygme, de gargouillis, de rhétorique ventriloque. Une élévation hors de soi, on aurait dit le cri d’une longue et tragique parturition. Le noir, cet immense mystère, cette compacité à nulle autre pareille, s’extirpait de son propre être afin que d’autres êtres paraissent, qu’une genèse pût enfin dire son nom, proférer un peu plus haut que le bitume et la suie réunis. Le Cela n’est ni le Dieu monothéiste, ni celui polythéiste du panthéon des anciens Grecs. Non, le Cela est cette infinie virtualité de la matière qui s’extrait elle-même de sa gangue, dit ses premiers mots qui ne sont que balbutiements. Mais il faut bien commencer par quelque chose, n’est-ce pas ? On ne naît pas avec des phrases constituées dans la bouche. Les premiers mots on les manduque, on les enrobe de salive, ils sont encore des parcelles du corps, des élévations de la physiologie, des bulles qui veulent conquérir la belle transparence du langage.

   Du noir, le Cela a extrait le GRIS. Cela commençait à s’éclairer, à luire dans la forêt immense du doute primitif. C’étaient les mesures initiales du Verbe. Ce que le noir taisait, le gris le disait encore modestement, du bout les lèvres. Ceci se nomme ‘élégance’, oui car le gris est élégant. Du noir il tient sa réserve, du blanc qui va paraître, il reçoit déjà sa puissance d’éclairement, de désocclusion du réel. Le réel, nous dit-on parfois, ‘c’est ce qui résiste’. Mais quel objet résisterait donc d’une manière plus vigoureuse que le noir ? Le noir est une muraille qui nous cache l’origine du monde et les hommes n’ont guère fini de questionner à son sujet. Le Gris a valeur de médiation dès l’instant même où il montre sa discrète coloration. Il est le messager. Il porte encore, en ses basques, la pesanteur atterrante des ténèbres. Cependant il commence à se décolorer sous les premières caresse du blanc qui ne sont que les oscillations de la lumière, les sublimes vibrations de la Raison.

   Incessamment le Gris puise à l’ombre, donne à la clarté. Il décolore le noir, il nuance le blanc. Il avance sur la pointe des pieds, tel Hermès, le dieu aux sandales de vent. Il est comme l’intervalle entre deux mots, il les sépare en même temps qu’il les unit. Il participe des deux principes à la fois : visibilité et occlusion. Pour cette raison il ne peut exister sans la présence de ses deux donateurs, Noir, Blanc, mais au rebours, ses donateurs ont besoin de lui afin de ne demeurer chacun dans sa marge de mutité. Le Noir ne parle qu’à se mélanger au Blanc. Le Blanc ne produit de la présence qu’à emprunter au Noir l’épaisseur qu’il n’a pas. Infinie beauté du Gris qui est le diapason qui donne le ‘LA’ à la musique symphonique du monde. Par un tour de votre imaginaire, ôtez le Gris, il ne demeurera qu’une noirceur profonde, qu’une blancheur éclatante. Or l’une comme l’autre condamnent votre geste de vision, par un manque, par un excès.

   Le Gris, bientôt, le cède au BLANC. Le clair-obscur appelle l’ouverture, le déploiement de toute chose sous la bannière du visible. Le Blanc est la haute parole de ce qui vient à nous. Le Blanc ouvre et libère. Le Blanc dévoile ce qui était mystère. La Terre était noire, en deuil d’elle-même. La voilà Gaïa au ventre rond, à l’aura rayonnante, au scintillement qui gagne le vide, l’emplit d’une corolle d’écume, de neige. Les sommets éternels des montagnes sont recouverts d’un glacis d’opalin, ils dirigent leurs gerbes vers le luxueux cosmos, jouent avec lui le jeu de la pure magnificence. Y aurait-il quelque chose au monde de plus précieux que cette blancheur, cette encolure de cygne, cette rutilance de porcelaine, cette virginité pouvant se parer de multiples atours, elle qui est le sol neutre à partir duquel pouvoir imprimer au réel tous les prédicats disponibles, toutes les possibilités d’effectuation encloses dans le bouton virginal, sises dans l’immense sagesse, lovée dans l’aire accueillante de la simplicité ?

   Le Blanc est une exception. Le Blanc libère la Vérité. Sans lui, ni l’intervalle entre les mots, ni le dimensionnel du jour, ni la joue de l’Aimée caressée de la plume native du désir. Blanc seulement comparable à lui-même. Qui en pourrait supporter la puissance de ruissellement sans sourciller, sans se réfugier dans quelque abîme d’ombre ? Oui, le Blanc est une Totalité pareille à la sphère qui n’a nul besoin d’extérieur, sa présence intérieure lui suffit, force de la Monade en sa plus efficiente autonomie. La sphère pour la sphère. Le Blanc pour le Blanc.

   Mais qu’on n’aille nullement déduire de cette autarcie que le Blanc pourrait demeurer en son autisme et ignorer ce qui se donne, autour de lui, comme ses plus immédiats satellites. Si l’on veut créer un cosmos, c'est-à-dire mettre de l’ordre dans le Chaos, on ne le peut à soi seul. Il faut le compagnonnage de tout ce qui peut prétendre illustrer la vie, dissiper dans l’espace la graine germinative première qui a décidé d’essaimer aussi longtemps que le temps lui sera octroyé, à savoir l’empan illimité de l’Infini. Oui, car toute chose est infinie qui, un jour, est venue à l’être. Car toute chose possède une mémoire et que nulle mémoire ne s’éteint puisqu’elle est une faculté intellectuelle, presque une vertu morale, non une substance susceptible de corruption, de disparition.

   Une chose du type de l’Esprit, sortie des limbes (mais est-elle sortie un jour, n’est-elle, au contraire, tissée d’Eternité ?), avance dans l’espace-temps avec la même certitude qu’ont les comètes de tracer leur brillant sillage dans la nuit cosmique, la poursuite à jamais d’une conquête s’alimentant à sa propre source. Donc, autonomie relative du Blanc. Le Blanc ne veut pas seulement se connaître, il veut aussi posséder un savoir de la Terre. Mais il ne peut la savoir au seul rythme de son éblouissante clarté. La Terre se dissoudrait à même l’océan de phosphènes dans laquelle elle trouverait son éternel repos.

   Le Blanc se voile. Le Blanc se métamorphose. Il était pur argent, il veut devenir pur or, c'est-à-dire aller vers une plus grande richesse, celle qui, bientôt, sous ce spectre doré, va se doter de son être : la Terre en sa « multiple splendeur », pour reprendre les mots du Poète qui sont toujours exacts puisque Poésie est mise en œuvre de la Vérité. C’est, soudain la révélation de la belle palette des JAUNES, celle qui, depuis l’à peine insistance de Topaze, vogue en direction d’Ambre soutenu, après avoir connu la teinte jaune-rosé d’Aurore. Les nuances sont infinies. Les applications multiples. C’est pareil à un kaléidoscope dont les fragments pivoteraient pour nous livrer successivement, ‘Les Tournesols’ de Van Gogh le Solaire ; le velouté d’une pomme Golden ; les tiges du chaume dans le ciel incendié de l’été ; les douceurs épidermiques des clairs-obscurs de Rembrandt, le sfumato de Léonard de Vinci nimbant le visage énigmatique de ‘La Joconde’ ; le corsage de ‘La Laitière’ chez Vermeer de Delft ; la robe pareille au safran dans ‘Jeune fille lisant’ de Fragonard ; minuscules touches de jaune primaire dans ‘Dimanche après-midi sur l’île de la Grand Jatte’ de Seurat, la liste serait inépuisable tant les peintres sont les utilisateurs privilégiés de la couleur, eux qui, autrefois, broyaient leurs pigments avec autant d’empressement et d’amour qu’ils en auraient mis à séduire une courtisane.

   Pour autant que le jaune est une couleur vibrante, pouvait-elle se contenter de se montrer puis de tirer le rideau de l’existence polychrome ? Certes non. Le jaune, couleur du Soleil en son ascension réclamait sa belle teinte crépusculaire, celle qui empourpre l’horizon et baigne fleuves, mers et forêts dans des rivières de sang. Le ROUGE était venu, ainsi, par une pure nécessité de sa course, à la suite d’une certaine logique, si l’on veut, ou plutôt d’un cycle qui se terminait dans le flamboiement

    Comment ne pas être ému par la tache rouge sublime qui nous hèle bien au-delà de nos quotidiennes occupations ? Le Rouge est situé à l’extrême pointe, à l’acmé du spectre coloré, lui qui incendie aussi bien les paysages qu’il enflamme les âmes et les livre, tout entières, aux verticales exigences de la passion. Nous disons ‘Rouge’ et nous avons devant nous la crête du coq fêtant Eros ; les lèvres de la Coquette et des nuits sans sommeil ; les pétales de la rose, cette balafre de l’amour ardent qui brûle d’un feu prosaïque les tréteaux du théâtre de boulevard ; la couleur de rubis du vin et l’ivresse qu’il autorise, sinon réclame ; le drap écarlate de la muleta écartant la fougue noire du taureau.  Si Noir, Gris, Blanc se tenaient à distance de l’être, le Rouge, bien au contraire, le prend dans ses rets, jurant de lui faire rendre raison avant qu’il ne succombe et, tel Empédocle, se précipite dans la fournaise de l’Etna, brève illumination du Poète avant qu’il ne rejoigne le feu de la Mort.

   Et l’unique présence de l’Amarante, du Vermillon, du Garance dans les travées incendiées de l’art. Que l’on songe seulement aux premières mains négatives de la Grotte Chauvet ; à Gauguin et à ‘Rêverie ou la femme à la robe rouge’, cette infinie modulation, cette broderie de la couleur qui va du vif et du clair, au plus foncé ; que l’on se souvienne de ‘La desserte rouge’ de Matisse, de ses arabesques bleues s’enlevant sur fond Rouge ponceau, presque rouille : aux vibrants ‘Coquelicots’ de Monet. Bref le Rouge est un claquement, un impératif, le soulèvement du désir, sa combustion tout contre la chair disponible de l’Aimée, il est pure violence, acte incarné qui s’oppose au bleu velouté de l’esprit, il est un coup de fouet, un cri qui cingle l’air, le déchire sur toute sa longueur, une couleur de vie qui outrepasse la ‘fleur de peau’ pour s’invaginer à même la plaine labourée de la chair, il est ‘Bijoux indiscrets’, textes lus dans le luxe d’un boudoir aux parures incarnat, il est Eros au faîte de sa culmination, livrant son dernier combat avant de succomber à l’étreinte urticante et définitive de Thanatos.

   La genèse se déploie, le cosmos peu à peu s’organise. Le langage qui, à ses débuts, était profération hésitante, sabir incompréhensible, le voici qui se dote des prédicats les plus précieux afin que les sensations, enfin délivrées de leur dette charnelle, puissent s’exprimer sur le mode des harmoniques subtils de la couleur, du plus clair au plus foncé en passant par le velouté, le rugueux, le piquant, le révulsif, l’astringent, l’excitant puisque, aussi bien, les pulsations sont aussi bien tactiles, kinesthésiques, épidermiques que simplement visuelles. Observez un Rouge fraise et vous saliverez. Regardez un Incarnat et vous transpirerez. Approchez un Rouge de Falun et déjà vous frissonnerez et ceci ne sera nul paradoxe, une couleur chaude inclinant vers l’ombre est porteuse d’un froid qui s’allume au loin et vous fait redouter les morsures de l’hiver.

   Pour autant, en avons-nous terminé avec le Rouge ? Bien évidemment non. Il nous hante à bas bruit, il titille notre volupté, il s’immisce dans nos rêves éveillés et se montre sous le redoutable aspect d’un bouton de rose dont nous savons bien que son épanouissement nous livrera au délicieux supplice de l’attente, au bourgeonnement immédiat qui se nomme ou bien ‘plaisir’ ou bien ‘mort immédiate’ selon la Dame de cœur qui y sera inscrite en filigrane et qui ne rêve rien tant que de nous posséder, nous qui nous pensions seuls doués de ce pouvoir de mainmise. Mais arrêtons-nous avant que le marivaudage ne nous saisisse et que nous ne sombrions dans les coulisses de la galanterie.

  Que veut donc le Rouge pour sa succession ? Non de l’excès, nous l’avons atteint et après être montés au sommet, il ne nous reste plus qu’à descendre. A procéder par antonymie si vous préférez. Souvent l’existence est lutte des contraires. La haine succède à la passion, le vice à la vertu, le tragique au comique. S’en indigner n’y changera rien. Autant en faire notre vérité provisoire, il sera toujours temps d’y revenir quand le temps aura accompli son œuvre. Si les précédents enchaînements s’étaient réalisés à l’aune des associations positives, ici il faut procéder par contraste. Dans cette optique, que peut donc choisir le Rouge ? Mais sa réalité inverse que nous trouverons dans les nuances souples, calmes, émollientes, rassurantes, douces comme le ciel, comme la mer, du BLEU. Communément entendus, ces éléments du ciel et de la mer appellent des images de calme, de paix, de sagesse. Est-ce un hasard si les ciels des berceaux de bébés sont bleus ? Si le khôl des paupières l’est également, si les lapis-lazulis ornent le cou des belles Orientales, si le délicat myosotis est aussi nommé ‘herbe d’amour’, si les nuances de bleu, comme aurait dit Nietzsche parlant des pensées, « viennent sur des pattes de colombe. » Oui, le bleu est image d’apaisement, de repos, de domaine infini de ressourcement. Ecoutons ce qu’en dit Jean-Michel Maulpoix dans son livre ‘Une histoire de bleu’ :

   « Le bleu ne fait pas de bruit.C'est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l'attire à soi, l'apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu'en elle il s'enfonce et se noie sans se rendre compte de rien. »

   Oui, l’écrivain a raison, le bleu est la matière même du regard, les yeux fertiles le recueil au gré duquel ils visent le monde avec la plus grande douceur, le plus exact respect. Et si le monde s’enflamme soudain, ce ne sont nullement les yeux qui sont en cause, leur azur qui présente un défaut, leur aigue-marine qui est atteinte de strabisme, c’est que le monde lui-même a oublié le Bleu, qu’il l’a déchiré pour laisser place à de rubescentes lumières qui l’attaquent et le mordent de toutes parts. Le Bleu est la part célestielle, azuréenne de l’être. Le Bleu est pure floculation, grésil dans l’air qui ne connaît point le lieu de sa chute. Un envol libre de soi, une efflorescence de l’air, les arabesques de la gracieuse libellule. Touché par la patience du Bleu, le cosmos avance vers son destin dans la plus belle assurance. Il sait maintenant qu’il n’y aura plus d’involution qui le recondirait dans les hoquets, les soubresauts tachés de noir du Chaos.

   Le Bleu est une fête qu’ont célébrée de nombreux artistes. Le Bleu est une félicité tout intérieure. Voyez ‘Les Amants bleus’ de Chagall, l’amour y est célébré dans des touches subtiles qui vont du Bleu Azur (ce Ciel) au Marine (cette eau), voyez encore ‘La Mariée’ de 1950, l’élan des épousés pour plus loin qu’eux, la tonalité purement mystique, la lumière qui traverse le vitrail, l’effusion ascensionnelle au terme de laquelle ne peut paraître que l’Absolu lui-même, peut importe son nom, Dieu, Esprit, Être, Grand Tout, enfin une Transcendance qui se perd dans les voiles de l’Infini. Approchez-vous de ‘La Femme aux yeux bleus’ de Modigliani. Vous ne pourrez la regarder qu’à vous perdre dans ses yeux Turquoise, Givré, qui indiquent la grande profondeur à atteindre si l’on plonge dans ces lacs qui sont ceux de l’âme. Nous sommes fascinés par ce regard totalement métaphysique qui ne vise nullement le monde, mais son en-deça (Le Chaos ?), son au-delà (Le Cosmos ?).

   C’est un grand trouble en tout cas que de se situer devant l’abîme des yeux, on pourrait s’y perdre pour l’éternité. Admirez ‘le Bleu’ de Klein. Craignez de vous y perdre. Cette teinte est à la fois attirante, magnétique, à la fois répulsive qui vous tient à distance. Ce Bleu singulier est une brume diffuse dont on ne peut rien dire, seulement faire face, attendre longuement. De tous les Bleus c’est le plus paradoxal en même temps, sans doute, le plus attirant. Klein, en quelque manière, déniaise le Bleu que certains esprits ‘fleur bleue’ auraient vite versé au crédit des comptines d’enfants et des contes ordinaires. Le Bleu pour exister, puisqu’il est emblème du Sacré doit exercer le double flux du ‘venir à lui’ et du ‘partir de lui’. C’est dans cet intervalle seulement, dans cette hésitation que peut s’inscrire quelque chose d’un mouvement vers une Déité, autrement dit en direction de l’Art dont les racines sont religieuses.

   Si Rouge, Jaune étaient des teintes matérielles, charnelles, ancrées dans le réel, le Bleu s’en distanciait en raison de sa légèreté. Que manque-t-il donc au Bleu pour que son accomplissement se réalise ? Il se met spontanément en quête du VERT, non pour des raisons qui seraient simplement chromatiques, mais pour des motifs bien plutôt cosmologiques. Afin que l’Univers se dote du divers, du pluriel, de l’immensément foisonnant qui est son chiffre le plus réel. Ce que le Bleu a ouvert comme espace onirique, de pure évasion, le Vert doit le compléter pour un motif d’homologie formelle dynamique. Les vagues de l’Océan, les marées, les battements incessants de l’eau appellent, comme en miroir, le ressac des forêts, la houle des prés, le flux de la Nature en sa parure chlorophylienne. Tout est vert qui est végétal, seul le temps en métamorphose la teinte, automne de cuivre, hiver du blanc dépouillement, de l’étoile de givre qui cloue les êtres en leur destin de pierre. Le Vert est un bourgeonnement à la pointe des choses. Le Vert respire, il est la silencieuse mélodie du monde. Le Vert appelle une sourde quiétude, un retrait parmi la dispersion des objets pluriels qui nous entourent. Sa présence est partout, sa laque recouvre une grande partie des terres habitées, glace l’eau des rizières, confère une douceur d’aquarium aux délicates clairières. Si bien qu’environnés de sa profusion nous finissons par ne plus en voir l’essentielle trace. Remaquons-nous, au moins, la prière discrète de la rainette réfugiée sous son abri de mousse ? Avons-nous encore quelque égard pour le dépliement de la crosse de fougère dont l’activité de photosynthèse est synonyme de vie ? N’y aurait-il plus de Vert et les déserts croîtraient partout, entraînant avec eux la perte des hommes. Peut-être accorderons-nous plus de crédit à la fine lame de malachite aux si belles arabesques, à l’éclat de l’émeraude dans son écrin rouge, à l’agate si mystérieusement sombre, on la croirait parvenue à l’extrême du spectre, là où, peut-être, elle s’absenterait de sa famille d’origine.

   L’art a reçu cette couleur avec les égards qu’elle méritait. Ainsi Les arbres verts ou les hêtres de Kerduel’ de  Maurice Denis, constituent-ils une ode majestueuse à la Nature en même temps qu’une célébration de l’arbre, ce géant qui nous offre en un seul et même geste, ombre, fraîcheur, quiétude. Ce tableau se vêt d’un charme particulier, d’une aura à la limite de la magie, le célèbre Roi Arthur, d’après la légende, aurait vécu dans cette forêt aux résonances mystérieuses, tout comme est insondable la quête du Graaal dont, tous, nous rêvons à défaut d’en dire la noire volupté.  Au milieu du XV° siècle, Rogier van der Weyden, la destine à la robe ample (on penserait à des plis d’eau coulant vers l’aval), de ‘Marie-Madeleine lisant’. Le Vert y est souple, onctueux, pareil à une mousse qui recouvrirait un lacis complexe de racines. Faut-il s’étonner de cette métaphore alors que les Verts Avocat, Olive, Sauge sont les habituelles vêtures dont la Nature se pare ? Bien évidemment, le choix de cette teinte par le Peintre n’est nullement fortuite, elle qui désigne le Sacré, le Religieux. (Voir le Vert comme symbole de l’Islam). Enfin, dans une manière de parodie qui serait une amplification de la valeur du Vert, l’œuvre contemporaine de Martial Raysse, ‘La grande Odalisque’ nous présente le corps de cette esclave vierge entièrement badigeonné d’une peinture Smaragdin phosphorescente, elle qui gagne en vertu, au prix de sa virginité, ce qu’elle perd au titre de son traitement esthétique.

   Au terme de cette longue méditation sur les couleurs, que convient-il de dire ? Déroulant l’éventail du chromatisme, nous n’avons fait que parcourir l’une des faces du réel, sans doute l’une des plus attirantes, des plus gratifiantes. Parfois les couleurs désignent-elles la nature même des choses ou des êtres qu’elles sont censées définir comme leurs caractères les plus déterminants. Ne dit-on pas, à propos d’une bière ‘Une Blonde’, ‘Une Brune’, ‘Une Rousse’, identiques attributs du reste que l’on destine à des femmes sans que, pour autant, ceci découle d’une intention péjorative. La blonde Marylin Monroe portait la rivière de sa blondeur à la manière d’un emblème. Ne dit-on ‘Les Rouges’ pour décrire les Communistes, ‘T’es Marron’ pour ‘Tu es trompé’, ‘Les Bleus’ pour désigner les nouveaux venus, ‘La langue Verte’ pour qualifier l’argot ; ‘Rire Jaune’ pour rire de dépit et les classiques ‘Montrer patte Blanche’ ; ‘Travailler au Noir’ ; ‘Voir Rouge’ ; ‘Se mettre au Vert’ ; ‘Être Gris’. La liste des formes idiomatiques, comme chacun le sait, est infinie.

   Toujours afin d’être plus adéquatement perçu, le réel fait appel aux catégories de temps, d’espace, de modalité et, bien sûr, du chromatisme. Nous en usons si souvent qu’elles finissent par passer inaperçues. Pour autant elles sont des orients, des amers pour la conscience. Posons la question à un Ami : « Faisait-il beau à Quimper ? » Réponse : « Oui, le ciel était Bleu ». Cette remarque elliptique suffit à nous renseigner bien mieux que ne le feraient de longs discours. Nous avons tous, en chacun de nous, la ‘Carte de Tendre’ avec ses nuances, ses diaprures, ses teintes vives, assagies, passionnées, mortifères parfois. Ainsi va la vie, pareille au sublime arc-en-ciel ! Elle n’est qu’une suite de couleurs plus ou moins chamarrées, une suite d’armoiries parfois flamboyantes, parfois une succession de blasons qui portent les signes de notre propre visage dans les complexes allées de la Terre.

   En matière d’épilogue cette belle citation d’Eugène Delacroix. Qui, mieux qu’un Peintre, peut parler de la Couleur ?

   « La couleur est par excellence la partie de l'art qui détient le don magique. Alors que le sujet, la forme, la ligne s'adressent d'abord à la pensée, la couleur n'a aucun sens pour l'intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité. »

   Demeurez dans le Bleu intervalle de votre être. Là vous serez bien. Ce sera la mesure calme dont vous tirerez le plus grand profit. Jusqu’à ce que la Rouge passion s’empare de vous. Les couleurs nous maîtrisent. Rarement les maîtrisons-nous. Nous ne décidons ni du Ciel, ni de la Mer, ni de la Forêt ni de la marche du Cosmos. Nous n’en sommes jamais qu’une teinte qui varie selon les jours, selon l’heure ! Après ces derniers mots sera le domaine du Blanc, son infinie royauté. Comme une origine d’où tout part et où tout revient pour la simple compréhension que le processus de la compréhension est circulaire. Toujours un mot en appelle un autre. Toujours une nuance…

 

 

 

 

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