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13 septembre 2020 7 13 /09 /septembre /2020 09:36

 

« Les lèvres sont si importantes

pour la sociabilité qu'elles méritent le baiser.

Novalis »

 Les semences (1798)

 

*

 

   Que regarde-t-on dans un visage en priorité ? L’arête tranchante du nez qui sépare en deux son territoire ? Le front et sa douce arcature ? Le lac infini des yeux, ses marbrures, ses couleurs irisées, le puits de la pupille qui en obscurcit le centre, creuse son secret à l’abri des hommes ? L’aplat des joues, le velouté de sa soie ? L’étrave du menton en surplomb du cou ? Que cherche-t-on à voir qui pourrait nous surprendre d’abord, nous ravir ensuite ? Nous ne savons guère puisque le visage est une totalité dont aucune partie ne pourrait se déduire au titre d’un fragment. Cependant, mystérieusement, il y a bien un lieu qui, à lui seul, mérite plus d’attention, demande qu’on s’y arrête longuement, peut-être même qu’on s’y perde. Ce lieu nous ne l’avons nullement nommé mais chacun y reconnaîtra facilement la bouche, la double éminence des lèvres.

   Dire la bouche, c’est déjà ouvrir la boîte de Pandore où se dissimule, à la manière d’une ‘Bêtise de Cambrai’, la dimension cachée de la gourmandise. Ce sont quantité de saveurs qui en tapissent la surface, quantité de sucs qui s’y logent et lorsque nous mangeons un fruit, par exemple, ce n’est nullement le fruit seul dont nous prenons possession, mais de l’arbre qui l’a porté, de la terre à laquelle il a confié la blancheur de ses racines, la touffeur de ses radicelles qui puisent dans le sol les nutriments de la vie. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le massif de la langue, sur sa fonction pré-digestive, sur la herse des dents qui s’illustre derrière la souple ouverture des lèvres.

   Mais, les lèvres, comment pouvons-nous en parler ? Sont-elles si essentielles qu’il y ait beaucoup à dire à leur sujet ? Pourrions-nous les ignorer sans que quelque préjudice ne nous atteigne ? N’est-ce pas ces deux bourrelets sensitifs que nous percevons en premier, leur étrange remuement qui nous fascine, leur bel aspect humain plus qu’humain que nous y devinons comme si notre essence même en dépendait ? Déjà poser ces questions est apporter la réponse : les lèvres sont le signe avant-coureur de notre être, elles modulent nos expressions, façonnent notre langage, cette exception parmi les objets du monde, cette transcendance qui, par sa seule présence, jette aux orties toutes les immanences possibles, tous les matérialismes désuets qui viennent quotidiennement à notre rencontre et usent le miroir de notre conscience, obscurcissent la lumière de notre regard. Trop d’actions cernées d’une fausse utilité encombrent notre esprit, trop d’événements secondaires nous détournent de notre chemin, y tracent les empreintes d’une douleur de vivre ou, à tout le moins, d’une épreuve qui n’apporte rien et nous distrait de nous, de notre tâche d’exister qui soit conforme à notre nature d’homme, de femme.

   Observons donc les qualités formelles des lèvres, leur morphologie, leurs teintes, ce sont déjà des prédicats si subtils que nulle autre présence ne saurait en amoindrir l’éclat. A elles seules, les lèvres sont un univers pour la simple raison qu’une polyphonie de signes s’y inscrit en creux. Voyons d’abord la palette des tons qu’elles nous proposent. Chair nous montre le naturel, le simple, le dénué d’intentions, l’immédiatement accordé, l’offrande sans arrière-pensée, sans calcul, la chair seulement chair et nulle autre signification. Dragée et c’est déjà une inclination vers une recherche de lumière, peut-être l’amorce d’une marque de séduction qui, encore, se dissimule. Fuchsia, ici le caractère s’affirme sans aucune ambiguïté d’une femme qui veut porter au monde l’image de sa souveraine liberté. Amarante c’est le rouge ombré, la passion qui se réserve, une toile de nuit en dissimule encore la réverbération, la fait se tenir en retrait. Capucine, ici les lèvres sont solaires, florales, teintées d’envies qui ne peuvent se retenir de paraître, qui en quelque sorte, se postent sur le bord du jour, telle une offrande à saisir pour qui la veut bien recevoir. Rosso Corsa, c’est la figure du rubescent désir, celui impérieux qui ne saurait demeurer dans la clandestinité. Une Amante affranchie en est l’emblème, une Exploratrice du monde, une Sensuelle qui se vêt d’un camée où s’inscrivent les étincelles de l’appétence, du caprice qui ne veut qu’éclore, fleurir, s’épanouir.

   Les lèvres sécrètent le divin langage. Ce qui a été initié en amont, dans les aires corticales, pulsé par le déploiement des alvéoles, voisé par les cordes vocales, manduqué par le massif de la langue, informé par la voûte palatine, voici que tout ceci, synthétisé, poli, lustré, les lèvres nous en livrent la subtile harmonie. Sans elles, sans leur rôle fonctionnel, rien ne pourrait être connu de nos représentations mentales, pas plus que nos émotions ne pourraient franchir l’écluse de notre glotte. Tout demeurerait en-deçà, dans un genre de marigot où se noieraient les volutes de la parole, où se fondraient les harmoniques de la voix. Hors les lèvres, point de salut pour la condition humaine.

   Regardez seulement le geste articulatoire des lèvres, vous y trouverez autant de significations que dans les pages d’un livre, les planches d’une encyclopédie, les traités savants sur l’émotion et l’âme. Les Lèvres sont des actrices situées sur le devant de la scène et nous sommes les spectateurs d’un théâtre plein de tragédies ou de comédies. En elles, sur elles, tout se joue de ce qui tisse la condition humaine. Il suffit d’y lire, d’y décrypter les milliers de sèmes qui y fourmillent comme les abeilles dans la ruche. Chaque mouvement des lèvres reflète une intention, une inclination d’âme, un ressenti, la pliure d’une émotion, le dépliement d’une joie, le quant-à-soi d’une retenue. Tour à tour elles peuvent prendre le visage de la pudeur, celui de l’affliction, de la réprobation, de l’accueil, de l’appréhension, de l’embarras, de la surprise, de la déception et la liste serait longue du lexique des postures humaines, de leurs ‘divines comédies’, de leur fourberie, de leur générosité aussi, de leur affection. La rhétorique est infinie qui habillerait l’entière surface de la Terre.

   Regardez l’habile chorégraphie labiale, vous y percevrez tout ce que votre pensée aurait échoué à formuler, tant le contenu d’une sensation est difficile à décrire puisque le sol qui le constitue est l’instantanément donné, le surgissement sans délai de l’intuition. Regardez les petits bijoux d’expression que sont les interjections.

    Regardez des lèvres articuler un simple ‘Peuff’, de désolation ou bien de renoncement. Les lèvres expulsent d’abord l’air comme si elles voulaient se débarrasser d’un hôte incongru, bien gênant, puis en finir avec cette constrictive sourde qui fait son bruit de vent et emporte au loin tout ce qu’on lui confie.

   Regardez les lèvres articuler ‘Bon’, comme motif de satisfaction : d’abord jointes sur le mode de la retenue, elles trouvent leur liberté à jeter au-devant d’elles cette voyelle nasalisée qui part on ne sait où, se perd quelque part dans le domaine de l’ouvert.

   Regardez les lèvres articuler ‘Mais’, en signe de réprobation, d’agacement, d’impatience, elles sont closes d’abord, puis elles expulsent violemment l’air comme pour détourner un ennemi, lui signifier qu’il est un importun, qu’il doit gagner le large.

   Regardez les lèvres articuler ‘Flûte’, suite au dépit d’avoir manqué une action, d’avoir perdu quelque chose de précieux, d’avoir laissé passer une chance. Ce que le [F] congédie, le [lu] le prolonge, que vient clôturer la soudaine brusquerie de la dentale [T].

   Regardez les lèvres articuler ‘Viens’, sur la retenue initiale du [V], que libère bientôt au gré d’une large désocclusion le [ien]. Il y a là un soudain mouvement d’accueil qui se lit dans la morphologie même du mot. C’est ceci, comprendre un sens, intégrer en son site tout ce qui le justifie et contribue à le rendre clair, transparent. Merveille du langage que de permettre ceci. Bonheur de l’homme que d’en percer le derme qui, à l’origine, était opaque, diffus.

   Oui, il faut le reconnaître, ceci est pur jeu de phonéticien. Mais jamais la phonétique ne peut être gratuite au motif qu’elle est ce par quoi nous nous ouvrons au monde et lui indiquons la couleur de notre être propre. Si nous sommes constitués de chair, nous sommes également, au premier chef, des êtres de langage qui avons une voix, articulons, proférons des sons. Certes cet abord est aride, analytique, mais nous ne pouvons faire l’économie d’une telle approche qu’à nous priver de précieux indices. Il existe une évidente corrélation sémantico-phonétique entre l’idée qui s’élabore en nous, transite par des phénomènes purement physiologiques et sa traduction en signes labio-verbaux, les premières briques dont nous disposons afin de nous faire ‘entendre’, au sens de la compréhension, bien entendu. 

   Voyez la mimique d’un enfant boudeur, puis celle arrogante d’un ‘grand de ce monde’, puis celle d’un homme humble, celle d’un orgueilleux, celle d’un égaré au plein de son dénuement. Certes vous pourrez découvrir les traces de ces multiples conditions dans le creusement des joues, le plissement des paupières, le rictus de l’ensemble du visage, mais vous n’en verrez jamais mieux la concrétion que dans le double motif des lèvres. Soyez triste et vos lèvres trembleront. Soyez gai et vos lèvres découvriront vos dents avec un réel bonheur. Soyez affligé et vos lèvres durciront comme une pierre de granit. Soyez désespéré et vos lèvres se replieront vers l’intérieur en signe d’un renoncement à être.

   Les lèvres sont tout à la fois, un baromètre qui indique notre climatique intérieure, un anémomètre qui laisse paraître notre agitation au centre du vaste monde, une boussole sur laquelle lire notre orienttion ou notre désorientation, un sextant sur lequel régler notre navigation hauturière, une Carte de Tendre où nous devenons immensément lisible à nous-même, aux autres. Comment nos Compagnes de toujours pourraient-elles les dissimuler, ces lèvres,  sous un masque permanent qui obèrerait leur belle présence ? Leurs lèvres nous voulons les voir, comme nous voyons les cerises éclairer l’arbre, les fraises illuminer l’herbe du jardin. Oui, Lèvres, sans vous nous ne serions plus que des esquifs perdus dans la brume et nous n’aurions plus d’amer pour nous connaître. Lèvres-rubis, Lèvres-grenades, Lèvres-coquelicots, Lèvres-rose-thé, Lèvres-incarnat, Lèvres-persan, vous êtes nos sémaphores, des diamants qui brillent dans la nuit, des sillages de comète dans le ciel de nos humeurs chagrines. Seriez-vous absentes que notre désir décroîtrait, notre teint se voilerait, notre plaisir vacillerait, nos yeux s’empliraient de larmes. Souriez-nous, Compagnes au large de nos corps, faites vibrer votre bouche tel un cristal, offrez-nous vos lèvres, nous y boirons le divin chmpagne, puis l’ambroisie des dieux. Lèvres aimées venez à nous, sinon le monde sera vide et nous ne serons plus que des stalagmites dans le sombre d’une grotte, des êtres ans appui ni lumière ! Soyez !

 

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